Une expérience du sacré serait à la base de toute religion.
Si l’homme ne peut s’empêcher de domestiquer tout ce qu’il
touche, les mystiques nous invitent à revenir à la source.
Frédéric Lenoir connaît son sujet… et les médias. Tant mieux,
car il vient de nous informer que nous avons peu de temps.
Ce spécialiste des religions déroule alors son propos avec
une redoutable pédagogie. Il n’y a pas d’hésitation, pas de
pauses. Et lorsque nous évoquons la possibilité d’un vécu
intime du divin, la réponse est claire : tous les dogmes religieux
ont été engendrés à partir d’une expérience directe du sacré
ou de Dieu. Nous découvrons ainsi non seulement qu'un ressenti
transcendantal est possible chez tout un chacun, mais qu’il est
fondateur de toutes les grandes religions du monde. Ce jour-là,
nous étions assis sur la terrasse verdoyante de son appartement
parisien. Pour ma part, je me souviens surtout du fil que nous
avons déroulé, avoir apprécié l'étendue de sa réflexion et avoir
vu énormément de livres dans son salon, le temps que la
photographe oeuvre.
Pouvons-nous vivre des
expériences mystiques ?
Avant tout, je distinguerais l’expérience
du sacré de l’expérience mystique.
L’humanité, dans son
histoire, commence par
faire l’expérience du
sacré. Ceux que nous
appelons les « mystiques » viendront
plus tard. Ainsi,
face aux forces de la
nature, aux phénomènes
majestueux,
l’humanité ressent tout
d’abord une dimension
« sacrée ». C’est un mélange
d’admiration et d’effroi devant un
mystère qui la dépasse, un vécu bouleversant
que nous pouvons encore
tous faire en allant dans le désert, en
pleine mer, dans des cadres naturels
grandioses. C’était certainement
une expérience commune pour les
hommes préhistoriques. Elle est
encore fréquente chez les peuples que
nous appelons « premiers ». Et ce vécu
a été fondateur d’un certain rapport
au monde, puisqu’il
a donné naissance au
chamanisme. L’idée
de tous ces peuples
est que la nature
est un organisme
vivant, qu’il y a
des esprits des
arbres, de l’eau, du
feu, du tonnerre...
La fonction du chamane
est donc d’être
un intermédiaire entre
l’homme et ce monde naturel conçu
comme étant habité par des forces.
Je dirais que ce sont, d’une certaine
manière, les premières formes de ce
que nous appellerons ensuite l’expérience
mystique, mais je préfère les
relier à la notion de sacré.
Qu’en est-il du vécu mystique ?
Les expériences dites « mystiques »
apparaissent dans le cadre de religions
déjà instituées, donc, plus tardivement.
Nous sommes alors passés
du paléolithique au néolithique. Il
y a eu un bouleversement du mode
de vie des êtres humains. Dans les
grandes lignes : ils s’éloignent progressivement
de la nature pour la
domestiquer, ils commencent à vivre
d’agriculture et d’élevage, ils créent
des villages, des villes, des cités où ils
se protègent avec des enclos. C’est
le début de ce que le sociologue
Max Weber appelle « le désenchantement
du monde ».
L’homme enlève
à l’univers son aura magique. La
nature n’est plus habitée par des flux
et par des forces. Nous commençons
à imaginer qu’il y a des dieux et des
déesses au ciel ou dans un « ailleurs ».
Nous inventons des rituels, faisons
des sacrifices, pour entrer en lien
avec eux. Étymologiquement, le
mot sacrifice signifie « faire le sacré ».
Nous n’éprouvons donc plus le sacré,
nous faisons le sacré, à travers un
rituel. Cela change tout.
Qu’est-ce que cela change ?
Nous ne sommes plus dans une
expérience immédiate du monde.
Nous sommes non seulement dans
une expérience médiatisée par des
rituels, mais ce sont des prêtres
qui font les rituels. Nous mettons
en place une caste, pour ainsi dire,
sacerdotale. Elle est chargée d’accomplir
des rituels sacrificiels pour
donner aux dieux et aux déesses des
choses précieuses – des semences,
des animaux, de la nourriture – en
échange de leur protection, d’une
meilleure fécondité, etc. En conséquence,
les expériences intimes,
personnelles du sacré vont avoir
tendance à s’atrophier chez tout un
chacun. Et c’est en réaction à cette
tendance de la religion à codifier la
relation au divin et à devenir extérieure
que vont apparaître, au cours
du Ier millénaire avant notre ère, des
courants mystiques. Dans toutes les
grandes traditions religieuses, autour
du bassin méditerranéen, en Chine,
en Inde, etc., jaillit alors une aspiration
à expérimenter à nouveau directement
le sacré. Il va être question
d’éprouver en soi des dieux, un dieu
ou le divin – selon que nous sommes
dans du polythéisme, du monothéisme
ou avec un divin impersonnel.
Des sages comme Lao-tseu,
Zoroastre, Bouddha ou des textes
comme les Upanishads nous parlent
de cela. Les prophètes d’Israël, les
premiers grands philosophes de la
Grèce – qui sont très spirituels –
nous disent qu’il faut éprouver Dieu
directement. Et ces émergences
mystiques, qui se manifestent surtout
entre le VIIe et le IVe siècle
avant notre ère, vont former ce que
le philosophe allemand Karl Jaspers
a appelé « le tournant axial de
l’humanité ». Tout se passe comme
si, à un moment donné, en réaction
contre les prêtres qui ont domestiqué
et rigidifié la religion, il y avait
l’éveil d’un désir d’expérimentation
intime du sacré ou du divin.
C’est cela, l’« expérience mystique » : elle
se produit au sein d’une religion déjà
instituée.
L’homme enlève à l’univers son aura magique.
Que racontent les
personnages qui éprouvent
à nouveau ce sacré ?
Ils décrivent des expériences spirituelles,
le vécu d’un absolu à qui ils
donneront beaucoup de noms différents.
Plotin, le grand philosophe
néoplatonicien, l’appelle
« l’Un », mais quelle que
soit sa dénomination,
ces grandes figures
parlent de la possibilité
de le rencontrer,
de le ressentir
pleinement. Ils
évoquent l’éventualité
de vivre ainsi
une expérience qui
peut être parfois bouleversante,
mais qui conduit à
la joie, à la transformation. Donc,
à leur suite, des individus rechercheront
aussi à l’éprouver.
Pourrions-nous alors dire
que l’expérience du sacré est
à l’origine des religions et que
l’expérience mystique en est
le coeur ?
Ce que nous voyons, c’est que les
expériences directes – sacrées ou
mystiques – sont fondatrices des
religions. Car par la suite, tous
les personnages historiques dont
nous avons parlé ont finalement,
eux aussi, fondé des religions ! Les
prophètes d’Israël ont renouvelé le
judaïsme en profondeur, Zoroastre
a fondé une religion, Lao-tseu
le taoïsme, Bouddha le bouddhisme…
Et plus tard, Jésus le
christianisme et Mahomet l’islam.
Ces expériences mystiques sont à
la base de nouvelles formes de religion
qui ne vont plus simplement
être fondées sur l’idée que ce qui
compte le plus, c’est la transformation
intérieure. Sauf que – et c’est
là que ça devient intéressant – dans
tous ces courants, la plupart des
premiers disciples des fondateurs,
dans leurs transmissions, vont
finir par recréer des rituels et des
sacrifices. Les hommes ne peuvent
s’empêcher de domestiquer pour
se rassurer.
(...)