N'avez-vous jamais plongé le regard dans les douces fibres liquides rubis
ou couleur paille d’un verre de vin ? N’êtes-vous jamais entrés dans
sa matière fluide, là où les molécules aromatiques de cette noble boisson
gardent jalousement leurs secrets sacrés ?
Accompagnant depuis l’aube des temps l’évolution
de la civilisation humaine, le vin a
toujours été l’objet d’une symbolique dense,
transformant ce produit de la fermentation
du raisin en une véritable substance chargée
d’une valeur sacrée. Sa spontanéité à procurer
l’ivresse a été perçue comme la clé capable de
conduire l’esprit humain de manière prodigieuse,
vers l’expérience de l’extase divine, ainsi que de lui
permettre de franchir aisément le seuil de la dimension
humaine pour se plonger entièrement dans la
transcendance. Grâce au pouvoir enivrant du vin,
les hommes et les dieux peuvent se réunir temporairement
et partager la même expérience mystique
d’unité avec le cosmos à la béatitude profonde.
Même si les plus anciens témoignages sur l’origine
de la vinification nous ramènent à la région
du Caucase et au VIe millénaire, c’est dans l’Égypte
ancienne que nous trouvons les premières traces
véritables d’une connexion directe entre le vin et
l’univers du divin. De ce fait, la splendide tombe
de Nakht dans la nécropole de Thèbes, avec ses
riches peintures qui illustrent les différentes phases
des vendanges et de la vinification, témoigne non
seulement du rôle important joué par le vin dans
l’alimentation de l’époque, mais aussi de la valeur
religieuse donnée à cette boisson : celle de précieuse
offrande sacrée, destinée à accompagner les âmes des défunts de haut rang dans leur voyage dans
l’au-delà.
Le dieu (du) vin
Après avoir ouvert les portes sur le lien direct existant,
dans le monde ancien, entre le vin et l’immortalité,
il nous suffit d’accomplir un petit pas vers
les côtes de la mer Égée pour retrouver cette même
connexion. C’est en effet dans la Grèce antique que
le rouge vin devient le synonyme direct de la condition
de vie propre des dieux ; une dimension que
les humains mortels ont perdue, mais qu’ils peuvent
aisément retrouver grâce à la consommation cérémonielle
de cette boisson enchantée. C’est en Grèce que
nous rencontrons la figure de Dionysos : l’enfant de
Sémélé et de Zeus qui, dans la mythologie, est la personnification
des pouvoirs invisibles de la vie et de la
nature ainsi que des mystères insaisissables de la terre,
de la végétation et du monde sauvage.
Selon le mythe, Dionysos, encore enfant, vivait sous
la protection du satyre Silène dans une grotte habitée
par des nymphes. Un jour chaud d’été, voyant
des plantes sauvages particulièrement appétissantes,
Dionysos commença à en cueillir les fruits succulents
et à les écraser afin d’en obtenir une boisson sucrée et
rafraîchissante. Il lui suffit d’en avaler une seule gorgée
pour sentir que son corps fatigué et lourd est soudainement parcouru d’un élan vital fort et inconnu. À
Dionysos invite donc les nymphes et les autres êtres
sauvages de la forêt à goûter la boisson prodigieuse
qu’il vient de découvrir. Une fois celle-ci savourée,
tous les êtres présents sont saisis par une ébriété et
une excitation incontrôlables : incapables de se retenir,
ils commencent alors à courir et à danser sans
cesse, chantant et criant, ravis par le pouvoir de l’extase.
Pendant que les bruits de ce festin se répercutent
dans les vallées et parmi les arbres du bois, une partie
de la boisson qui, entre-temps, a reposé dans des récipients,
continue à se transformer seule, comme s’il
s’agissait d’une créature vivante et indomptable.
C’est
grâce à cette métamorphose, due au simple passage
du temps, que Dionysos découvre la fermentation
du moût du raisin : la première mythique fermentation
qui a la capacité d’infuser à la boisson récemment
née encore plus de force et de pouvoir ensorcelant,
en la transformant en véritable vin.
De la sombre grotte des nymphes, Dionysos et
son précepteur Silène décident de transmettre aux
hommes les connaissances divines reliées au vin et à
ses pouvoirs sacrés. Parcourant les routes du monde
sur un chariot triomphant décoré de grappes de
vignes et tiré par des tigres, Dionysos se rend donc
parmi les différents peuples, leur apprenant l’art de
la vinification et, surtout, leur enseignant les savoirs
ésotériques que seule l’ébriété divine, accordée par le
vin, est capable de desceller. Ce mythe, qui de façon
extrêmement directe relie le pouvoir d’ivresse du vin
à la condition d’existence divine, fonde la signification
profonde des rituels mystériques connectés à
la figure mythique de Dionysos. Dans ce contexte,
l’apprentissage des connaissances occultes au caractère
initiatique, uni à la consommation culturelle
du vin, à la pratique orgiastique ritualisée, à la violence,
à la danse et à l’extase avait pour but celui de
permettre la libération cathartique des puissances
spirituelles profondes des adeptes et leur garantir
l’immortalité divine dans l’au-delà.
Le vin et la chrétienté
Le lien entre vin, vie et immortalité n’est pas un
sujet uniquement relié à l’ancien monde païen préchrétien.
Pour retrouver en effet une série de parallèles
surprenants, mises à part les références à cette
boisson sacrée que nous retrouvons dans le soufisme
– où le vin est souvent associé à l’expérience ineffable
du divin et de l’exaltation qui en découle – ou
dans les religions indiennes, surtout en relation au
dieu Shiva – le dieu sombre, sauvage et tout puissant
qui, en résumant plusieurs aspects du Dionysos
méditerranéen, est associé à l’extase divine et à l’enivrement
mystique – il nous faut tourner le regard vers la complexe et profonde symbolique de la vigne
et du vin dans la religion chrétienne.
Le vin, grâce à l’héritage culturel juif – qui attribuait
l’introduction de la vigne à Noé et qui considérait
le vin comme le symbole direct de la joie et
de la sagesse divines – est richement célébré dans les
évangiles en tant que boisson de vie. Le vin fait son
apparition au moment des célèbres noces de Cana.
Le premier miracle fait par le Christ consiste en la
prodigieuse transformation de l’eau en vin, afin de
permettre au maître d’hôtel du banquet nuptial,
mentionné dans l’Évangile, arrivé au bout des réserves,
d’en servir en grande quantité et d’excellente
qualité aux hôtes.
Le premier miracle fait par
le Christ consiste en la prodigieuse
transformation de l’eau en vin.
L’image du vin, avec beaucoup plus de profondeur,
fait à nouveau son apparition dans les instants et les
épisodes mystiques qui précédent la mort du Christ,
c’est-à-dire durant la « dernière cène » : le dernier dîner
du Christ avec les apôtres, qui a lieu la veille de
la terrible expérience du Calvaire et de la mort sur la
croix. C’est en effet pendant ce repas extrême que le
Christ instaure le sacrement de l’Eucharistie, fondé
sur la transmutation du pain et du vin, représentant
respectivement son Corps et son Sang. Comme le
rappelle l’Évangile de Matthieu (26:26-29) :
« Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et
prononcé la bénédiction, le rompit et, le donnant
aux disciples, il dit : “Prenez, mangez : ceci est mon
corps.” Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu
grâce, il la leur donna, en disant : “Buvez-en tous, car
ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la
multitude en rémission des péchés.” »
Ici, le vin n’est plus seulement le synonyme de la
vie, celle simplement naturelle et matérielle, mais
de la véritable Vie, la vie surnaturelle et éternelle :
celle à laquelle il est possible d’accéder uniquement
en se nourrissant du vin et du sang du Christ, authentique
boisson spirituelle offerte pour restaurer
l’alliance entre Dieu et les hommes ainsi que pour la
salvation de ces derniers.
Ce rapprochement direct entre le vin et le sang
du Christ n’est pas ici une simple coïncidence. Il
se fonde en réalité sur une symbolique bien plus
vaste qui a pour base l’identification de Jésus avec
la plante même de la vigne. Le vin peut en effet se transformer en sang car le Christ est lui-même une
vigne ; un vignoble vivant et divin car, comme le
signale directement l’évangile suivant les paroles de
Jésus (Jean, 15:1-4) :
« Moi, je suis la vraie vigne, et mon Père est le
vigneron. Tout sarment qui est en moi, mais qui ne
porte pas de fruit, mon Père l’enlève ; tout sarment
qui porte du fruit, il le purifie en le taillant, pour qu’il
en porte davantage (…). Demeurez en moi, comme
moi en vous. De même que le sarment ne peut pas
porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas
sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne
demeurez pas en moi. »
En tant que vigne, le Christ est le pont vivant reliant
l’homme à Dieu par l’intermédiation du vin/sang
qui, comme une « sève spirituelle », coule dans les
veines de ses fidèles en les vivifiant et en les divinisant.
(...)