Quand ils se croisèrent à nouveau, le vieux moine prit Sergei complètement par surprise. Non pas grâce à un coup de poing ou de pied, cette fois, mais par de simples paroles qui eurent le même effet. « Tu dois quitter l’île, Sergei – et bientôt », lui annonça-t-il sans détour.
Sergei le regarda, abasourdi, s’efforçant de comprendre. « Partir ? Mais où ? » demanda-t-il
« Je t’expliquerai en marchant. Quand j’aurai terminé, j’espère que tu auras tôt fait de te préparer et de faire tes adieux. »

Mystifié, Sergei se résigna à se taire pour mieux écouter le père Serafim, qui prit la parole : « Te rappelles-tu, il y a quelques jours, quand tu m’as demandé si je connaissais le chemin qui t’attendait ? Je t’avais répondu que nous en reparlerions. »
Sergei répondit par l’affirmative.
« Eh bien, le moment venu. Je viens de recevoir la lettre. Ils se rassemblent sur le toit du monde. »

Dès le début de l’après-midi, Sergei avait rassemblé ses affaires. Il fit également ses adieux aux frères de l’ermitage de Saint-Avraam Rostov. Ceux-ci lui répondirent par un simple hochement de tête et un sourire, avant de reprendre leurs tâches habituelles.
S’apprêtant à se diriger vers la ferme de l’île pour y rejoindre Serafim, Sergei prit quelques minutes pour s’asseoir, goûtant le silence que son départ imminent rendait presque sacré. Ses pensées le ramenèrent aux dernières paroles de Serafim.

« Nous avons terminé notre cheminement ensemble », lui avait dit le vieillard. « Mais d’autres personnes pourront t’être utiles… dans ce rassemblement de maîtres, tous des amis de confiance. Chacun est issu d’une tradition religieuse différente… Ils sont attachés à leur voie, comme moi. Mais ils ont transcendé les enseignements conventionnels et se sont tournés vers des révélations cachées, des vérités ésotériques et des pratiques intérieures. Ils explorent les racines de toutes les religions qui s’entremêlent, le fleuve unique qui alimente tant de puits. »

«Il m’est impossible de te confirmer qui sera présent, mais tu rencontreras peut-être un maître soufi… un roshi, adepte du bouddhisme zen… un sage taoïste… un yogi d’allégeance hindoue… un rabbin juif… une femme kahuna d’Hawaii… une religieuse et mystique chrétienne d’Italie… un maître sikh… » Puis Serafim ajouta en souriant : « Et tu feras sans doute la rencontre d’un homme nommé George, qui ne s’insère dans aucune de ces traditions, et pourtant les épouse toutes. C’est lui qui a rassemblé tous ces maîtres. »

« Les membres de cette fraternité ont adopté un dicton : "une même Lumière, plusieurs flambeaux ; un même Voyage, plusieurs voies". Chacun de ces maîtres est l’un de ces flambeaux, ayant recours à ses propres principes, perspectives et pratiques pour ouvrir les portes de l’esprit – la voie intérieure de l’éveil… »
« L’éveil à quoi ? »
« L’éveil de la conscience à la transcendance », répondit Serafim. « Unis par ce vaste projet, ils débattent amicalement afin de comparer, d’opposer, d’évaluer et de partager leurs opinions de façon libre et ouverte. Leur but, je coirs, consiste à déterminer les pratiques de base essentielles à l’évolution du corps, de l’âme et de l’esprit – et ce, afin de poser les assises d’une nouvelle voie universelle, libérée des dogmes et des pièges culturels. »

« Il n’est pas utile que je te communique tous leurs noms, que tu apprendras là-bas. Mais sache qu’ils se rencontrent bientôt – dans trois mois –, et c’est pourquoi tu dois partir sans tarder. Ton périple sera ardu, mais tu as déjà accompli des voyages difficiles », ajouta-t-il.
« Vous ne m’avez pas encore dit où je devrai me rendre », fit remarquer Sergei.
« En effet. Regarde. » Serafim plongea la main dans sa tunique d’où il extirpa une carte. « J’ai indiqué le chemin. Tu chevaucheras jusqu’à un endroit au nord de l’Hindu Kush dans la région des Pamirs, que certains appellent le toit du monde. C’est dans ce lieu élevé, situé entre l’inde, le Tibet, la Chine et la Perse, que je t’envoie à ma place – au milieu de la vallée Fergana, dans une ville nommée Margelan. »
Serafim lui remit une lettre. « Voici une brève introduction. Tu offriras tes services… ce qui te permettra d’écouter et d’apprendre. C’est là mon cadeau de départ. »

Puis il poursuivit : « Le synchronisme me semble trop parfait pour que je mette en doute la pertinence de cette occasion. Cette possibilité a surgi au moment précis où tu as décidé, de ton propre gré, d’abandonner ta quête de vengeance. »
« Ta décision d’emprunter une voie supérieure fait honneur à tout ce que je t’ai enseigné au cours des années, Socrate. Par ce choix – qui t’empêchera de répéter ma triste histoire –, tu me combles d’un présent d’une valeur indescriptible. »

Serafim offrit également à son élève un autre cadeau – une robuste jument, l’une des seules à occuper l’étable de Valaam. Avec l’approbation des autres pères de l’île, le moine lui fournit aussi des provisions et une centaine de roubles, pour le dépanner en cas de besoin. « Tu peux garder la jument tant qu’elle sera capable de te porter », déclara-t-il.
Sergei la baptisa Paestka, qui signifie « voyage ».

Le père Serafim le regarda sangler la selle qu’un frère avait dénichée. Les yeux brillants, la peau presque translucide, le vieux moine donnait l’impression d’être constitué de pure lumière, et non de chair.
Avant d’enfourcher sa monture, le jeune homme se retourna pour saluer son maître, mais celui-ci leva la main pour l’interrompre. « Entre nous, Socrate, nul besoin d’adieux. » Après un dernier regard complice, Sergei Ivanov mena son cheval jusqu’au quai, prit place à bord d’un bateau et disparut dans la nature.

Le calme avant la tempête

Deux années s’étaient écoulées. Par une délicieuse journée printanière de 1908, on vit apparaître un cavalier venu de l’est, galopant en direction de Saint-Pétersbourg. Sergei Ivanov portait toujours le même nom, mais il avait subi une métamorphose à la fois subtile et profonde. Véritable guerrier pacifique, il respirait maintenant plus profondément, se tenait plus droit et riait plus spontanément. Dans ses yeux brillait une vive lumière émanant de l’intérieur. Hormis ces quelques changements, on aurait pu conclure d’une observation superficielle que Sergei n’avait pas tiré grand-chose de son séjour dans la ville de Margelan, ce qui aurait été totalement faux.
Il les connaissait maintenant de nom – et de cœur : Kanzaki… Chen… Chia… Yeshovitz… ben Musawir… Pria Singh… Naraj… Maria… et George, qui les avait réunis.

Après une périlleuse traversée vers l’est, Sergei leur avait servi d’assistant et, plus tard, d’apprenti. Il avait été témoin de leurs discussions portant sur différentes formes de méditation axées sur des images et des sons issus de l’intérieur de l’être : la psalmodie… des techniques de respiration et de concentration visant à amplifier l’énergie interne… le travail intérieur destiné à aiguiser la connaissance intuitive… l’hypnose et l’exploration des divers niveaux de conscience… les trois dimensions du soi… le kirtan et la kabbale… et enfin la vérité fondamentale que recèlent tant les pratiques conventionnelles que transcendantales.

Les membres de la fraternité pratiquaient également divers arts martiaux, dont les mouvements très lents du taï chi, mais ces techniques visaient à accroître la santé et la vitalité – à reconstruire, et non à détruire.
Un jour que Yeshovitz et Naraj débattaient une question, Sergei ne put s’empêcher de s’immiscer dans la discussion. « Je crois que le point de vue de Yeshovitz est plus réaliste », affirma-t-il. Immédiatement, ils lui demandèrent de quitter les lieux pour la journée – pour le punir de son audace, crut-il. Quand il revint, cependant, ils avaient décidé de l’employer comme sujet expérimental : il pratiquerait chaque discipline sur laquelle ils s’entendraient et leur ferait part de son expérience. Il acquit ainsi une profonde compréhension des résultats de ces pratiques.

Après quelques mois, Sergei était méconnaissable. Son visage avait changé – les rides creusées par l’inquiétude s’étaient estompées, et son teint rayonnait de santé. La vieille cicatrice qui zébrait son bras avait pratiquement disparu. Il lui semblait avoir retrouvé son corps d’enfant. Seuls ses cheveux blancs n’avaient pas changé d’aspect. Mais le passé – comme d’ailleurs la notion de temps en général – n’était plus guère pour lui qu’une convention utile, une illusion de l’esprit ; il goûtait maintenant pleinement le moment présent, la tête dans les nuages et les pieds solidement ancrés au sol.

Là-bas à Margelan, ville érigée sur le toit du monde, Sergei avait subi une initiation composée de neuf épreuves, grâce à laquelle il avait été accepté comme membre à part entière de la fraternité des maîtres.
Puis était venu le moment de la séparation. Chaque membre de cette petite communauté repartait avec une compréhension nouvelle de la vie, empreinte d’espoir pour l’humanité. Ils avaient acquis la conviction que les états soi-disant mystiques sont accessibles à quiconque a réellement envie de les intégrer à son expérience humaine.


Dan Millman, Les aventures de Socrate, éditions J’ai Lu, collection Aventure Secrète, 2005, Montréal, p. 289-296.