Qu’il s’agisse du costume, d’instruments de musique, de figurines animalières ou humaines, aux quatre coins du monde le chamane est équipé de ce que l’on nomme paraphernalia, un « attirail » propre à sa culture, ses fonctions et son identité. À quoi servent ces « objets de pouvoir » ? Et dans quelle mesure contribuent-ils au rôle du chamane ?
Le chamane, choisi pour sa capacité à entrer en relation avec le monde des esprits, fait appel à des « objet de pouvoir », qui font partie intégrante du processus chamanique. Ils permettent d’accéder à l’état de transe, de guérir les maux de l’esprit et du corps, de prédire l’avenir ou la qualité des récoltes, assurant ainsi la protection de la communauté.
Sac médecine
Il peut arriver que le praticien fabrique lui-même son accessoire, auquel cas il peut être une étape de son initiation et correspondre à des visions qu’il a eues. Marie-Dominique Linder – Grand-mère Mahingan – est reliée aux traditions nord-américaines. Un objet de pouvoir l’a amenée à la voie chamanique, à l’aube de ses 40 ans : «
En voyage aux États-Unis, dans une boutique spécialisée, j’ai été attirée par un sac médecine. Mais au fond de moi une voix m’a dit “non”, relate-t-elle. Le vendeur avec qui j’ai partagé mon désarroi m’a expliqué que j’étais une femme-médecine, et que je devais faire mon propre sac... ». Traditionnellement, cet accessoire doit être assemblé par le chaman qui y met des objets symbolisant les quatre éléments et les étapes marquantes de son parcours. Alors que le vendeur lui tend une dent de loup, la jeune femme apprend que le loup blanc est son animal totem, et repart avec un morceau de cuir destiné à créer son objet de pouvoir. Une fois fabriqué, deux rêves initiatiques viennent confirmer sa vocation : «
dans l’un d’eux j’étais démembrée, mes os réduits en poussière avec une horde de loups autour de moi, dont une louve blanche chantant sous la pleine lune. La nuit suivante, j’ai vu un amérindien sortir de l’océan, qui m’a annoncé : “je suis ton guide”. »
Cet ensemble d’objets magiques et sacrés est souvent considéré comme la continuité du corps du chamane, une manifestation dans le visible de l’invisible. L’anthropologue Laetitia Merli décrit dans un article (
laetitiamerli.com) qu’il est «
co-construit avec les entités spirituelles et les divers contacts et communications engagés avec l’autre monde. L’objet n’est pas dissociable d’un parcours singulier, d’une narration qui met en scène le parcours initiatique du chamane, ses visions, ses rêves, ses ancêtres, ses souffrances... » Le chamane anime littéralement « donne vie » à l’accessoire auquel il est intimement lié : «
Une cérémonie permet d’amener l’esprit au sein de l’outil, de l’éveiller. Sans cette étape, il n’est qu’un objet banal », décrit Bhola Banstola, initié dans le chamanisme traditionnel népalais Jhankri et qui porte la lignée de ses ancêtres depuis plus de 27 générations. Par ailleurs, l’objet ainsi animé aurait la particularité de se syntoniser avec le chamane. S’inscrivant dans sa continuité vibratoire, il lui permet d’ajuster sa posture.
La conque
Marie-Dominique partage : «
La conque, un coquillage rituel, peut-être dure à souffler. Le son qui en sort vient de notre canal central, c’est comme si nous y passions un goupillon. Mon travail est de pouvoir aider à désencombrer cet outil essentiel qu’est mon corps. À ce moment, je deviens creux, et c’est là je suis la plus juste et que se révèle l’enseignement. »
Mon travail est de pouvoir aider à désencombrer cet outil essentiel qu’est mon corps.
Un monde de symboles
Bâton de parole
Les objets employés revêtent une forte valeur symbolique. C’est le cas du bâton de parole amérindiens, qui permet de maintenir l’harmonie au sein des communautés autochtones, assurant que chacun soit entendu. Tenu dans ses mains par celui qui parle, il est orné de plumes, perles ou peaux évoquant les qualités de certains animaux «
il évoque la rectitude intérieure, l’alignement de notre parole. La façon dont on le tient nous dit d’où l’on s’exprime, évoque nos énergies corporelles, spirituelles. Tenir un bâton c’est se tenir dans sa rectitude, sa dignité, et c’est aussi une façon de trancher », nous dit Marie-Dominique Linder.
Pipe sacrée
Chez les medecin-men américains, la pipe sacrée qui sert à fumer le tabac ou d’autres herbes odorantes tient une place centrale. Elle symbolise le monde : le foyer de la pipe incarne le féminin, et le tuyau masculin. Le contact avec le Grand Esprit est représenté par la fumée qui s’élève et emporte les souhaits des membres présents à la cérémonie. En Mongolie, la cérémonie de la pipe à tabac est fortement liée aux valeurs de partage et d’hospitalité de ce peuple. Fumer ensemble matérialise le respect et amitié envers l’autre.
Tambour
Entre autres objets de pouvoir, le tambour est incontournable, notamment en Sibérie, Au Népal, ou en Amérique du Nord. Il permet de convoquer les esprits et d’effectuer nettoyages et réharmonisations. La peau tendue battue par le chamane émet des vibrations qui induisent les états modifiés de conscience. Au Népal il est nommé dhyengro et tient une place centrale, comme le partage Bhola Banstola «
il est recouvert de peau de part et d’autre. Sur sa partie avant, représentant le principe masculin, se trouve la peau du cerf mâle, tandis qu’à l’arrière se trouve celle de la femelle, ce qui représente l’unité des opposés sans lequel rien n’est possible. Par ailleurs, la poignée qui permet de le manier est ornée de divers symboles évoquant la création : des serpents entrelacés émergeant des eaux, la lune et le soleil ou le trident qui représente le dieu Shiva. »
La tenue portée lors des cérémonies est considérée à elle seule comme objet de pouvoir. Très souvent, elle est composée de trois parties : la coiffe, le pectoral et le caftan, ornés de perles, plumes, dents d’animaux, plaques de métal et autres éléments. En Mongolie, illustre Laetitia Merli, «
c’est un accessoire, mais aussi une sorte d’armure qui les protège lors du voyage dans le monde des esprits. Avec la coiffe bordée de franges, l’idée est que les esprits ne reconnaissent pas le chamane qui peut s’y balader incognito ». Au Népal les vêtements du chaman sont blancs, décrit Bhola Banstola, «
cela représente à la fois la pureté, et le féminin, l’esprit lunaire. La ceinture est de couleur rouge, pour représenter le masculin, l’esprit solaire. » Il ajoute qu’hommes et femmes portent tous deux cette « robe » blanche en référence au féminin primordial, associée au maternage (
nurturing) et à la compassion.
Colliers
Là-bas, la tenue traditionnelle est souvent complétée de colliers de perles sacrées : «
Les “mala” permettant au chaman de contrôler sa pression sanguine durant la transe, elles apportent la protection et soignent les souffrances. Les graines noires, nommées “ritha”, protègent le chamane des esprits malins. »
Cloches
Enfin, le praticien porte des cloches qui l’aident à accéder à l’état de transe et participent au nettoyage subtil des lieux. Ainsi la fonction symbolique incarnée par les vêtements varie-t-elle d’une culture et d’un individu à l’autre, comme en témoigne Marie-Dominique Linder : «
Lors de mes cérémonies je porte une jupe longue qui me relie à la Terre-Mère et par son mouvement circulaire au Père-Ciel, aux étoiles et à l’Univers qui tourne sans cesse. Rien n’est fixe tout est impermanence. »
Les plumes sont rattachées à la capacité de voyager dans d’autres mondes.
Une relation étroite avec le vivant
«
Le chamanisme, c’est être au cœur des lois naturelles du vivant », partage Marie-Dominique Linder. Les accessoires chamaniques sont souvent faits de morceaux d’animaux ou de végétaux, renvoyant à leur esprit. La plume, par exemple, est omniprésente dans de nombreuses cultures. Elle est souvent liée aux rituels d’ascension céleste et utilisée pour des pratiques de divination, l’aigle étant associé à la clairvoyance. L’indien séminole Buffalo Jim explique dans
Sagesse des Indiens d'Amérique : «
De tous les oiseaux, l’aigle qui s’élève le plus haut dans le ciel est le plus proche du Créateur, et ses plumes sont les plus sacrées d’entre toutes. » Elles sont par ailleurs rattachées à la capacité de voyager dans d’autres mondes, ou utilisées pour des purifications énergétiques. Pour certains peuples nord et méso-américains (Iroquois, Mayas, Aztèques, etc.), la plume est reliée à la croissance végétale et utilisée lors des fêtes de solstices. L’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, commentant les mythes d’Australie et de Nouvelle Guinée note qu’elles «
sont une appartenance de l’oiseau, sa peau, son corps ; elles sont ainsi l’oiseau lui-même. S’en revêtir, en sucer ou en avaler une, c’est donc participer à l’oiseau et, si l’on possède le pouvoir magique nécessaire, un moyen assuré de se transformer en lui... ». Au Népal, le chaman invoque quant à lui le paon, gardien du royaume de la mort, au travers d’une danse permettant à l’esprit d’intégrer le corps du chaman. Bhola Banstola précise : «
L’œil présent sur la plume de l’animal symbolise l’idée de “voir au-delà”, d’“aller au-delà”. »
La peau, celle du tambour, de la mailloche ou de la tenue relie elle aussi à ce monde animal comme le note Marie-Dominique Linder : «
le tambour nous relie à l’histoire de l’animal, à ce qu’il a vécu, sa force. Chacun d’entre eux est porteur d’une symbolique. Le chevreuil représente l’amour et la tendresse. Le bouc relie à Dionysos, dieu de la fête, du vivant, de l’irrationnel, à nos forces sauvages dont les forces sexuelles », elle ajoute «
La mailloche de mon hochet est faite d’un bois grugé par le castor. C’est un animal extraordinaire, un bâtisseur. Son énergie permet aussi de limiter, barrer un émotionnel trop débordant tout comme le barrage le fait avec l’eau. »
Enfin, si l’on doit considérer l’idée d’« accessoire » au sens large, au-delà des objets, hochets, pipes, tambours ou coiffes ; au-delà des supports de rituels (hutte de sudation, roue de médecine...) ; l’outil fondamental du chamane est sans nul doute son propre corps, et sa qualité de conscience qui lui permettent de tenir son rôle d’intercesseur entre les mondes.