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Initiation
au
chamanisme
mongol

Ongods, ovoo, tushee... Ces mots auréolés de mystère sont tour à tour expliqués par la chamane française Brigitte Pietrzak dans son ouvrage Ciel blanc, ciel noir : une initiation au chamanisme mongol (Mama éditions 2021). Ses écrits, entrelaçant expérience directe de son initiation auprès d’Enkhtuya et réflexion poétique, vibrent d’humilité face à l’indicible expérience du chamanisme.
Initiation au chamanisme mongol
Savoirs ancestraux

Ongod


Le mot est beau et percutant, c’est celui que l’on utilise dans le chamanisme sibérien pour désigner les esprits. J’aime ce mot pour sa puissance d’invocation. Il claque comme un appel, permettant d’aller à la rencontre des présences qui nous entourent dans le monde de l’invisible.

Les ongods se présentent à nous toujours à bon escient, pour nous signifier leur reconnaissance et leur aide. Ils sont de toutes natures, esprits en devenir ou pas encore nés, animaux de pouvoir ou présences angéliques. Ils font preuve de fidélité envers celui qui peut les entendre, les voir et les faire venir. Le chamane doit savoir faire venir à lui les ongods, mais il doit aussi savoir les faire repartir, pour qu’ils puissent retrouver le repos après être intervenus.

J’efface ma volonté au profit des voix du silence pour leur laisser la parole. Je tente de restituer les messages intacts, tels qu’ils me sont délivrés. Je transmue l’énergie qui fait contrepoids face à l’obscur, en tentant de venir à bout des souffrances de celui qui est venu à ma rencontre. Nous agissons de concert, en alliés, conscients de toutes les dysharmonies qui nous sont livrées au grand jour, dans ces moments de détresse et de demande d’un mieux-être. C’est tout le sens de la mission du chamane de servir d’intermédiaire. C’est alors que je m’oublie, investie d’une nouvelle énergie qui me pousse à ritualiser chacun de mes gestes et de mes paroles, dans un ordre bien précis pour accueillir celui qui vient et m’insuffle sa présence. Ma voix change et mon regard se fait plus insistant, je suis prise par cet autre moi-même qui s’exprime à travers ma bouche. Je raisonne par image, comme si l’ordre du monde tenait à un vaste château de cartes avec toute sa complexité et ses fragilités, ses pleins, ses vides et ses déliés. L’ongod me montre le chemin à suivre. Il jalonne la voix d’éléments que je déchiffre et qui constituent les clés de la réparation. Je me charge, sans jugement, de donner sens à ce puzzle. Tout désordre, si petit soit-il, remet en question l’équilibre du tout. Je reçois l’ongod en creux, en me remplissant de cette énergie nouvelle qui semble inépuisable quand on touche à sa source et dont il est le gardien. Je n’ai aucune crainte à abandonner ma personnalité, ce que je crois, dans mon illusion, être moi-même. Je n’ai pas peur de cette étrangeté à me retrouver autre. En étant plus près de la réalité, j’ai le sentiment de devenir invincible, portée par cet esprit qui m’investit. Les voix m’interpellent et me guident. J’en fais l’expérience.

Le temps de l’invisible s’ajuste au nôtre, élargissant notre champ de vision en réajustant le regard que nous posons sur les choses. La réalité se réinvente en révélant son envers, comme le miroir des ombres. Apprécier les distances, là où il suffit parfois de changer de point de vue pour prendre du recul et reconsidérer les évènements. L’ongod se présente avec toute sa clairvoyance et sa puissance d’action, caractérisées par la nature de son service. Il est là dans toute sa plénitude de mouvement, apparaissant en cérémonie au détour des étapes de notre voyage, ou bien inopinément quand il lui semble bon de se manifester. Il ne se cache pas et délivre son message dans toute sa clarté, seulement quand il le décide.

Le chamane a cette fonction de consolider les fondations de toute manifestation, aidé par les esprits qui en connaissent mieux que lui les dessous et les aboutissants. J’ai confirmation de l’unité des choses, du lien entre elles, qui nous rend solidaires. Les ongods ouvrent les canaux qui relient le visible à l’invisible, en acceptant cette intime participation aux forces des mondes, ils deviennent les maîtres du désordre.


Le grand guerrier


Je te vois, habillé de noir, ganté et casqué ; derrière ta visière, je devine la présence de ton regard clair et profond. Ta force douce, je la perçois dans la qualité de ton silence qui diffuse un halo d’apaisement, au-delà de ta vision impressionnante qui pourrait m’effrayer. Tout chez toi respire la démesure. Ce que tu dégages m’apparaît comme un baume ayant le pouvoir de tenir au loin « l’accidentel », dans ce qu’il a de destructeur et d’imprévisible.

Tu épouses le mouvement sans répondre à la violence. Cette énergie ne t’est pas inconnue et tu sais la manier. Tu viens du ciel noir, mais tu as fait le choix de te convertir au ciel blanc. En connaissance de cause, ton intimité avec les forces obscures déjoue la plupart des intentions des mauvaises volontés qui cherchent à agir pour imposer leur loi et leur limite. Ces injonctions qui peuvent conduire au faux pas dans leur dessein de déstabilisation et de destruction.

Certains ongods s’imposent et se remarquent par leur présence incontournable, qui les singularise. Le grand guerrier est de ceux-là. Il possède tous les outils pour contrer l’adversité et apporter sa protection. C’est lui qui est venu tout seul à ma rencontre, avant même que je sache que j’étais chamane. Il est le premier ongod que j’aie pu identifier. Il a su me délivrer son message et le caractère de sa mission. Le grand guerrier est mon gardien, celui qui assure ma sécurité dans cette incarnation. Quand je l’invoque, je visualise sa haute stature imposante d’apparence guerrière. Il est mon garde du corps de l’invisible, celui qui m’a été assigné pour préserver ma ligne de vie. Sa force tranquille et concentrée constitue une formation d’énergie qui agit comme une bulle, un égrégore. Il sait prendre le temps qu’il faut, se tenant debout, impassible, pour favoriser le déroulement des évènements qui se manifestent, en assurant leur réalisation pour les mener à terme. Pacifique samouraï, il ne combat pas pour le plaisir de combattre. En pratiquant le lâcher-prise, il épouse le mouvement, ne disperse pas sa force en cherchant à tout prix le combat.

Le but dans l’art de la guerre reste l’anéantissement de la volonté de se battre chez l’adversaire. C’est la règle première dans tous les arts martiaux pour envisager un retour au calme : éviter toute confrontation frontale en épousant le mouvement pour faire perdre pied à celui qui attaque. Tu te plies à ce jeu sérieux. Tu portes en toi cette détermination pacifique. Ta protection me permet de porter mon regard au loin, pour envisager avec sérénité l’avenir et ses projets.


L’ovoo est le cercle de cérémonie


Au nord de la Mongolie, près du lac Khövsgöl que l’on surnomme « la perle bleue », il existe un grand ovoo, endroit consacré aux ancêtres et aux esprits, là même où se réalisent les cérémonies. Il se devine, en hauteur d’un bois, au détour d’un chemin boueux est chaotique. Il se donne à voir pour celui qui y est appelé et se masque au regard des autres. Les corbeaux sont les maîtres du lieu, noirs de cette couleur des profondeurs qu’ils traversent en croassant, en rapportant les messages à déchiffrer venus de l’invisible.

Ici, les tambours résonnent comme absorbés par la présence des ongods qui mènent la danse au gré de leur apparition dans le cercle de cérémonie.

Quand j’arrive dans l’ovoo, je salue d’abord toutes les directions, toutes les niches recelant des trésors d’offrandes, entourés de foulards de couleur nommés khadags. Bleu, jaune, vert, blanc et rouge, ils portent en eux toute la dévotion des priants qui ont signifié leur présence par l’attache de ces liens multicolores et affiché ainsi leur participation au dialogue avec les esprits. Les khadags sont comme une part de sacré à jamais liée à ceux que, désormais, ils conseillent et guident.

Je contemple mon tambour dans ce qu’il représente d’unique. Je m’efface, fluide, poussée par cette spirale d’énergie qu’il dégage et qui m’entraîne dans son mouvement croissant. Il m’invite à la recevoir et à décupler ma force pour la redistribuer auprès de ceux qui me sollicitent. C’est la parole du tambour. Le masque de l’esprit du feu défie mon regard de son sourire à deux faces, à la fois ironique et bienveillant. Je le prends comme point d’appui pour animer ma monture et en réveiller la flamme de sa parole guérissante. Tout se passe à mi-voix, dans un tacite entendement, pour pratiquer les gestes appropriés et mener à bien la cérémonie.

L’ovoo agit comme une alvéole, une niche préservant la communication avec l’invisible, où rien ne saurait ni se perdre ni être déformé. Il restitue les vibrations du tambour et des voix de façon intacte, invitant l’assistance à s’abandonner pour recevoir le meilleur. Toute personne ayant trouvé le chemin jusqu’à l’ovoo a droit à l’écoute. Le chamane se doit de répondre à ceux qui sincèrement le sollicitent, avec une égale considération.

Tandis que mon tushee chauffe mon instrument, mon regard se fixe au cœur du feu, dans un flottement hypnotique, qui me met en condition pour commencer le voyage. Avec les battements du tambour, je touche à une autre dimension, je bascule et j’atteins, après différentes étapes, l’intensité d’une plénitude qui me conduit à communiquer avec ceux que j’appelle « les esprits ». Si le feu est le cœur de l’ovoo, l’autel l’est tout autant dans le point de convergence qu’il représente, là même où se formulent toutes les demandes. On y voit des offrandes, des billets délavés par la pluie, laissés par des inconnus en mal de réparation. C’est là que se nouent tous les secrets, toutes les aspirations qui conduisent dans un temps plus ou moins long à la délivrance, si les ongods consentent à les exaucer.

Je jette du lait en l’air. Je brise la motte de thé pour l’éparpiller sur la terre battue. Je disperse les bonbons, les gâteaux et je vide de la vodka dans une coupelle dorée prévue à cet effet. J’allume une cigarette que j’offre à l’intention de l’esprit du feu. Ce sont autant de gestes rituels exécutés à l’aide de ces cinq ingrédients d’usage dans le chamanisme sibérien qui symbolisent l’échange avec le sacré et permettent d’envisager la réalisation des vœux. Les offrandes alimentent le flux, favorisant le partage dans cette négociation avec les ongods. L’ovoo, le cercle de cérémonie, concentre tous les espoirs et les rêves afin qu’ils se manifestent. Je demande aux forces de consentir à apporter leur contribution pour adoucir les souffrances et combler les manques. Le lieu impose cette limite dans l’espace, avec pour seule ouverture le ciel bleu comme toit, la terre mère pour berceau, le monde intermédiaire restant celui des hommes.


Tu es mon tushee, celui qui me tient


Qui es-tu Gundalee, toi mon tushee, qui agis pour moi comme un double ? Ta rondeur me rassure autant que tes maladresses, à être encore emprunté quand tu me mets mon costume, noues mon masque ou ranges mes habits une fois la cérémonie terminée. Ton innocence t’honore autant que ta fidélité. À peine sorti de l’adolescence, tu ouvres de grands yeux ébahis sur ce monde du chamanisme que tu découvres, fier de m’assister.

La cécité du chamane, les yeux recouverts par son masque, l’oblige à avoir un teneur que l’on appelle en Mongolie tushee. C’est lui qui l’aide à diriger ses pas dans le cercle de cérémonie, quand il avance à l’aveugle, uniquement avec la force de son tambour et des présences qui l’accompagnent. Rien ne peut être assuré sans lui, sans sa vigilance. Il pare à tous les accidents potentiels qui seraient susceptibles d’entraver la marche du chamane, il lui permet d’éviter tous les obstacles.

Le tushee sait anticiper ses demandes, rodé dans son travail d’écoute en guide averti.

Il doit être en mesure de pourvoir à tout, comme un fidèle second, aguerri aux nécessités qu’entraîne ce voyage dans l’invisible, qui demande de faire face à l’imprévu. Il apporte au chamane ce qui lui est nécessaire pour bien cheminer, quand dans un état modifié de conscience, il lui arrive de demander du lait, de la vodka ou une cigarette pour reprendre des forces, afin de poursuivre cette aventure qui met en jeu tout son corps et tout son esprit. C’est de cette connivence que dépend en grande partie la réussite du voyage, où l’officiant est libéré de l’attention portée sur le monde visible pour mieux se diriger dans l’invisible. Il est l’indispensable veilleur dans la nuit éclairée du chamane, faite d’échanges avec les ongods de toutes sortes venus à sa rencontre, dans une attention réciproque qui pousse au respect.

Le tushee sait s’effacer, ne substituant jamais sa volonté personnelle à la volonté de celui qu’il sert. Il met à cette occasion son ego à l’écart, toujours un peu plus riche de cette abnégation d’où, à chaque fois, il ressort un peu plus grandi. Au commencement de la cérémonie, c’est lui qui doit chauffer le tambour pour retendre sa peau vide d’inaction et permettre de lui redonner vie. D’un coup de mailloche, il devra éprouver l’instrument et savoir s’il est prêt à s’animer de nouveau. Quoi qu’il arrive, il doit rester concentré et ne pas perdre son sang-froid, faisant confiance à son intuition. Il est à la fois présent et en retrait dans le rôle protecteur qu’on lui a assigné. Il agrippe le chamane à l’arrière de son costume, là où il y a une petite ceinture à la taille, ni trop ni pas assez fort. Il se tient à la juste distance pour signifier sa présence, empêchant qu’elle ne devienne une gêne. Ses pensées sont pures et lumineuses, il s’oublie dans ce hors-temps plus ou moins long. Il encourage l’avancée de son protégé sans le contraindre, lui qui saura demander avec bienveillance à l’issue de la cérémonie : « As-tu bien voyagé ? »

La rencontre avec le tushee et son chamane s’est faite par l’entremise des esprits qui ont favorisé leur rapprochement. Il doit y avoir une adéquation dans ce couple singulier, qui est lié dans l’invisible, et dont seuls les ongods savent dire le pourquoi de leur histoire. Cette complicité peut remonter à très loin, avant même cette vie présente qui a apporté l’évidence d’un duo. Homme ou femme, chacun a son alter ego, seule compte l’interface qui se joue, sans le moindre souci de genre, d’âge ou d’origine, dans ce partenariat spirituel.
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