Plus encore que tous les autres « péchés dits capitaux », la colère peut avoir sur nos vies des conséquences dramatiques. Non seulement pour nous-mêmes, mais également pour nos proches. Petit survol d’une émotion mal-aimée qui, pourtant, comme toute chose, possède aussi sa raison d’être...
« Pour comprendre ce qu’est fondamentalement la colère, explique Stéphane Rusinek
(1), professeur de psychologie à l’université de Lille,
il suffit de songer à ces films animaliers dans lesquels sont présentées les impressionnantes colères dont sont capables un gorille ou un éléphant. On voit alors ces animaux, en proie à une rage folle, détruire tout ce qui se trouve à leur portée. Dans quel but ? Impressionner l’adversaire, éviter le combat et, au final... survivre !
La colère est une émotion on ne peut plus primaire, issue du cerveau reptilien, dont la fonction adaptative est essentielle : rester en vie. Le problème, du point de vue humain, est qu’elle génère de multiples réactions réflexes qui, lorsqu’elles s’emparent de nous, sont très difficiles à contrôler. Car la colère, si son rôle dissuasif ne fonctionne pas, est par ailleurs une puissante préparation au combat ; elle enclenche dans l’organisme un cycle hormonal et sanguin produisant un état second dans lequel rien au monde – coups, douleurs, blessures – ne nous importe plus, sinon de vaincre. »
Un réflexe physique
On comprend mieux que ce
« monstre au sang de feu », comme le qualifiaient les Anciens, ait été d’emblée inscrit par les religions comme l’un des « péchés capitaux ». Malgré tout, quelques milliers d’années plus tard, alors que nos conditions de vie nous placent désormais rarement en situation de vie ou de mort, la colère, elle, demeure ancrée en nous. Comme toutes les émotions, elle se manifeste toujours en réponse à un stimulus : situation extérieure ou pensée, que cela soit face à une agression physique, ou à tout ce qui peut être vécu, selon les psychologues, par la personne « comme une agression » – rejet, non-prise en considération de l’individu et de ses besoins, oppositions à son action, frustrations en tous genres, voire chez les tempéraments dits colériques, une simple contrariété –. Tout l’enjeu de notre humanisation est précisément de
« contrôler la réponse physique apportée de manière réflexe par le corps à ce stimulus ».
En la remplaçant par une réponse verbale le plus souvent : parler plutôt que de balancer son poing dans la figure de l’autre. Ainsi, exprimer sa colère, dire ce qui ne va pas et libérer l’énergie piégée dans ce nœud émotionnel.
« Tout être a besoin d’être reconnu et pour cela entendu, rappelle le sociologue François Chalais.
En entreprise, le seul fait pour un personnel mécontent de pouvoir exprimer ses revendications désamorce la moitié des crises. Et cela vaut pour la majorité des situations dites “de conflit”. »
Chevaucher le tigre
« Il est d’autant plus important d’exprimer sa colère, parce que la rentrer n’aboutit à rien d’autre que de se rendre malade et, à notre époque, contrairement aux origines, c’est souvent le premier qui perd son sang-froid et devient incapable d’argumenter qui a “perdu”, mettant ainsi en péril son bien-être, ses relations personnelles, sociales et professionnelles », explique Didier Pleux, psychologue clinicien, directeur de l’Institut français de thérapie cognitive. Encore faut-il, pour cela, être capable de se maîtriser et, en amont, de reconnaître que l’on n’est plus dans son état normal. La difficulté est que la colère déclenche des réflexes biologiques qui brouillent les pensées et stimulent l’agressivité. C’est précisément dans l’« ici et maintenant » de cet instant critique que se joue notre humanité.
Si, à l’image de saint Michel, on parvient à « terrasser le dragon », c’est-à-dire la partie animale, reptilienne de notre cerveau, alors on s’affirme en tant qu’être humain.
Ce qui n’est pas une tâche facile...
« Pour endiguer cette montée de la colère, explique Didier Pleux
(2),
le seul moyen est souvent de se couper de la situation : s’écarter pour éviter le pire et respirer profondément pour retrouver son calme. Si l’on se maîtrise davantage, on commencera par prévenir : “Attention ! Je suis en colère. Et voici pourquoi…” L’idéal étant de pouvoir faire de l’autre son allié contre le véritable ennemi : la colère. Un couple de mes patients avait pour cela mis au point un mot de passe destiné à stopper cette fuite en avant vers la violence : “Bonobov !”, s’écriait celui des deux qui voyait l’autre perdre son contrôle lors d’une dispute. Et cela fonctionnait. »
Cela implique naturellement d’avoir en face de soi quelqu’un qui puisse entendre notre colère. Celui qui est en colère doit toujours commencer par prévenir l’autre de son état et ce vis-à-vis doit, lui, rester aussi « neutre » que possible, ne pas basculer lui-même dans l’émotionnel ni répondre et, surtout, ne pas argumenter ou s’opposer. Il doit juste écouter et laisser s’écouler ce flot de mots, l’émotion qu’il y a derrière et l’énergie qu’il y a encore après. En n’oubliant pas que la personne en colère n’est pas dans son état normal ! Tout ceci pourra l’aider à reprendre le contrôle, éventuellement aussi à l’aide d’un « mot de passe ».
La colère n’est jamais que le symptôme, le marqueur d’un mal-être.
Du symptôme à la cause
Mais toutes les colères ne sauraient trouver des mots pour être dites ; toutes les colères ne sont pas publiques et pas forcément déclenchées par quelqu’un. Elles n’en ont pas moins tout autant besoin d’être exprimées pour ne pas nous ronger. On peut alors écrire sa colère, la peindre, voire la danser. Ou même encore, à un niveau plus superficiel, l’apaiser momentanément en épuisant simplement l’énergie qu’elle génère : en courant, se défoulant ou faisant du sport. Sachant que, quelle que soit la colère qui nous habite, il n’existe qu’un seul et unique moyen de l’éradiquer définitivement : en « mettant en lumière, en conscientisant » sa cause profonde.
« Qu’est-ce qui nous met ainsi hors de nous-mêmes ? Quel phénomène, quelle phrase, quelle situation déclenchent en nous cette colère soudaine ? » Didier Pleux tâche de répondre à ces questions au quotidien avec ses patients. La colère n’est jamais que le symptôme, le marqueur d’un mal-être. Nous portons tous en nous des blessures et traumas qui réclament d’être « soignés »,
« à chaque fois qu’une situation vécue dans le présent fait miroir et réactive cette zone sensible, cette souffrance cachée ». Il s’agirait donc de conscientiser pour supprimer.
C’est tout l’intérêt du travail d’introspection, entrepris à deux dans une thérapie ou même seul, dans le recueillement intérieur, ainsi que le conseille, parmi bien d’autres, Thierry Janssen dans son ouvrage
Écouter le silence à l’intérieur. Faire le silence en soi, puis se focaliser sur le « bruit » particulier que génère notre colère, sur son « cri ». Remonter ensuite ce fil ténu jusqu’à l’événement initial. L’éclairer du faisceau de sa conscience et le comprendre. Étymologiquement : con-prendere, prendre avec soi, faire sien, élargir sa conscience à.
Un outil de sagesse
Depuis 2 500 ans maintenant, le bouddhisme (des origines) ne propose rien d’autre.
« La pratique proposée par le bouddha pour se débarrasser des constructions mentales que sont la peur, la colère, le désespoir, la jalousie et l’illusion, comporte deux phases, explique très concrètement le maître bouddhiste Thich Nhat Hanh
(3) :
la première consiste à reconnaître et accepter sa colère : “chère colère, je sais que tu es là et je vais prendre soin de toi.” La seconde, basée sur la concentration, consiste à examiner en profondeur la nature de cet affect pour en comprendre l’origine. Pas plus que les autres émotions, la colère ne saurait résister au soleil éclairant de la pleine conscience. Après dix ou vingt minutes de respiration consciente et de méditation assise ou de marche méditative, votre colère s’ouvrira d’elle-même, comme une fleur et, soudain, vous en découvrirez la véritable cause, quelle qu’elle soit. Alors, vous aurez transformé le déchet en fleur, le négatif en énergie positive. »
L’œil du tigre
« Sans rage de vaincre, pas d’adrénaline et sans adrénaline, pas de record battu. Mais attention aux excès, car c’est alors le débordement, le carton rouge ! », commentait l’écrivain Pierre Benoît à propos du sport. Comme toutes les émotions (ce qui nous remue, « motion » signifiant mouvement), la colère génère de l’énergie.
Une énergie (appelée « force » par exemple dans La Guerre des étoiles) à laquelle on accède alors par son côté « obscur ». Raison pour laquelle ce sont souvent ceux qui ont « faim » et une revanche à prendre sur la vie qui possèdent cet « œil du tigre » capable de nous booster suffisamment pour accepter toutes les privations et contraintes qui pavent le chemin de la victoire.
(1)
Les émotions, Stéphane Rusinek, éd. Dunod, 2014.
(2)
Exprimer sa colère sans perdre le contrôle, Didier Pleux, éd. Odile Jacob, 2017.
(3)
La colère, Thich Nhat Hanh, éd. Pocket, 2004.