«
Nous nous rencontrons maintes et maintes fois sous mille déguisements sur les chemins de la vie », analysera Carl Gustav Jung. Qu’il s’agisse de relations durables ou fugaces, réelles ou imaginaires, les rencontres qui jalonnent nos existences jouent un rôle fondamental… Comment comprendre les personnages qui peuvent surgir dans notre quotidien comme dans nos rêves ? Souvent, nous sommes soumis à «
des forces qui nous dépassent », nous éclaire Carole Sédillot, formatrice en symbolique et mythologie et spécialiste de la pensée de Jung… Elles mettent en lumière la notion d’archétypes, des formes psychiques au cœur de la pensée de Jung. Le mot « archétype », que l’on doit à Platon, vient du grec et peut se traduire par « modèle primitif ». La spécialiste précise que c’est «
une matrice vide universelle, qui a une identité, qui est nommée et qui sera activée par la projection personnelle de l’individu. Chacun a son histoire et se reliera à l’archétype avec un symbole qui lui est propre. » Ainsi, nous dit-elle, « activer » une figure archétypale consiste à éveiller une énergie symbolique personnelle à incarner consciemment ou non, avec les qualificatifs positifs ou négatifs associés, pour influencer son comportement, ses pensées ou ses émotions… le symbole étant la forme que prend l’archétype pour se manifester.
Dans le théâtre de la vie de Jung, par exemple, les deux figures archétypales fondatrices sont son père et sa mère. Le jeune garçon sera marqué par la difficulté de grandir auprès de deux êtres que tout semblait opposer, et cette image parentale va façonner sa personnalité, nous explique Carole Sédillot. Sa mère, Émilie Jung, était une figure ambivalente, à la fois chaleureuse et mystérieusement sombre, portée vers le mysticisme. Son père, Paul Jung, était un pasteur protestant très rigoureux. Il représentait à la fois un lien avec le christianisme institutionnel, mais aussi les limites d’une spiritualité non vécue de manière personnelle. Aussi, quand Jung, âgé de 32 ans, rencontre Freud, de près de 20 ans son aîné, les rapports père-fils se rejoueront immanquablement.
L’autre comme un miroir de soi
«
Je voyais en Freud la personnalité plus âgée, plus mûre, plus expérimentée, et en moi, son fils »… En 1907, Jung a 32 ans. Il est une étoile montante dans le domaine psychiatrique, tandis qu’à l’époque, Sigmund Freud est
persona non grata dans le milieu universitaire… Pourtant, Jung perçoit dans les théories de son aîné des concordances avec ses propres expériences associatives, et décide de lui écrire. Leur première rencontre, à Vienne, est fulgurante : «
Nous nous rencontrâmes à une heure de l’après-midi, et, treize heures durant, nous parlâmes pour ainsi dire sans arrêt », se souvient Jung. Il voit en lui un idéal : «
Nul autre parmi mes relations ne pouvait se mesurer à lui. Dans son attitude, il n’y avait rien de trivial. Je le trouvai extraordinairement intelligent, pénétrant, remarquable à tous points de vue. » De son côté, Freud, qui surnommait Jung « le dauphin », le perçoit comme potentiel successeur de son mouvement psychanalytique. On dit souvent que rencontrer l’autre, c’est se rencontrer soi, mais qu’en est-il vraiment ? Dans le théâtre de nos relations, pourquoi certaines personnes nous attirent-elles, alors que d’autres nous laissent complètement indifférents ? Selon l’astrologue et symboliste Luc Bigé, les rencontres seraient de deux ordres : celui de l’inconscient (plan psychologique) et celui du surconscient (plan de l’âme, des archétypes).
«
Concernant l’inconscient, il est question d’une mise en révélation de ce qu’il y a à nettoyer pour nous libérer de nos encombrements, qui nous empêchent d’aller vers la lumière. » Qu’en est-il alors lorsque nos rencontres se jouent sur un plan supérieur ? «
S’il y a des résonances dans le surconscient, on peut appeler cela les “relations d’âme”. Là, on n’est plus vraiment dans le rapport psychologique, mais dans un rapport de reconnaissance, qui nous élève. Nous sommes sur le plan de l’éternité, il n’y a plus de séparativité liée à la présence de l’ego. » Ces relations nous ramènent immanquablement à notre propre évolution. «
À travers l’autre personne, il y a une reconnaissance de notre programme essentiel, on retrouve quelqu’un qui représente la ligne évolutive sur laquelle on se trouve, et le programme essentiel que l’on a à accomplir dans cette incarnation. »
« Nous nous rencontrons maintes et maintes fois sous mille déguisements sur les chemins de la vie. » Carl Gustav Jung
Agir sur les archétypes
Si Jung et Freud vont collaborer intensivement pendant six années, à une période décisive dans l’histoire de la psychanalyse, des désaccords fondamentaux relatifs aux théories de Freud vont les éloigner peu à peu. En 1913, la rupture entre les deux hommes deviendra inévitable… «
Si Freud a pu avoir cette image d’archétype du père, du savoir, à un moment donné – bien qu’il soit devenu banal de le dire – il “le tue” symboliquement, pour prendre sa place », explique Carole Sédillot. Qu’est-ce qui se jouait dans l’arrière-cour de cette relation ? Jung aurait recherché dans le rôle du fils préféré l’autorisation à être lui-même, analysait la psychologue Hester McFarland Solomon
(1) : «
Son propre père, faible à ses yeux, lui était source de déception, un pasteur consumé par le doute sur la religion qu’il professait, donc incapable d’être vrai pour lui-même. Jung aurait cherché chez Freud, ce père respecté, qu’il lui accorde son autonomie afin de poursuivre son propre destin. »
Pour Luc Bigé, cette relation entre Jung et Freud illustre l’idée d’un programme d’âme différent, leur mythe fondateur et leur nature profonde étant antagonistes. «
Pour Freud, ce qui reste derrière l’analyse c’est le désir d’analyse, alors que pour Jung, c’est l’“esprit religieux” derrière la quête de sens. » Jung ne pouvait accepter sa conception de l’énergie psychique, la libido, limitée à l’impulsion sexuelle. «
Jung, dans une sorte de projection de lui-même, a considéré que Freud était accroché à cela comme à une espèce de fanatisme religieux. » La projection consiste chez un sujet à transporter un élément de son espace psychique interne dans un monde qui lui est extérieur, et n’est pas forcément négative, comme nous l’explique le spécialiste : «
Elle nous permet de prendre conscience de ce qui vit dans notre inconscient, l’autre nous le révèle ainsi comme un miroir. Je ne pense pas qu’il faille éviter toutes les projections, mais plutôt les utiliser comme des outils d’élargissement de sa propre conscience. » Surtout, ce mécanisme n’a rien de définitif, car, nous dit-il, «
on commence à retirer la projection quand on laisse l’autre libre de son propre comportement, de sa propre certitude. On récupère alors notre propre énergie psychique alors que l’on gagne en conscience individuelle. »
« J’aime cette femme/cet homme, mais pourquoi ? »
« Est-ce que c’est parce qu’elle ressemble à ma mère ? Est-ce que c’est parce
qu’elle ressemble à ma sœur ? Parce qu’elle me tire vers tel fonctionnement, ou
telle activité ? » questionne Bertrand Eveno... Au travers de nos rencontres
et des tensions qu’elles génèrent en nous, c’est notre propre unité intérieure qui se cherche. Pour le spécialiste, « il s’agit de devenir conscient de ce qui se joue ». En ce sens, les nombreuses femmes qui traverseront la vie de Jung auront ainsi un rôle essentiel à jouer. Emma Jung, son épouse, fut un soutien intellectuel et émotionnel, mais aussi un miroir de ses propres limites et aspirations. Leur mariage symbolise pour Jung la confrontation avec l’anima dans une relation durable. Si Jung ne cachait pas le lien affectif profond qui l’unissait à sa femme, il a toujours reconnu le besoin de mener deux relations en même temps. C’est ainsi que Sabina Spielrein, une patiente et collaboratrice entrera dans sa vie. Leur histoire « témoigne du besoin et de la destructivité de la passion narcissique qui, dans le processus de symbolisation, se transforment en une ressource créative », décrit Elif Sever(3). Enfin, Toni Wolff, avec qui il vivra une triade amoureuse, incarne une figure de l’anima plus mystique et intuitive, complémentant Emma.
Le message de nos personnages intérieurs
Qu’en est-il des personnages fictifs qui jalonnent notre vie ? Ceux des rêves ou de notre imaginaire d’enfant, par exemple ? Ont-ils de l’importance dans notre construction intérieure, peut-être au même titre que les rencontres réelles ? En 1885, alors que Jung est un petit garçon de dix ans solitaire, en proie à des insécurités, il sculpte dans une règle un « ami imaginaire », «
avec redingote, haut de forme, souliers reluisants »
(2), et le place dans un plumier qu’il transforme en petit lit, avant de le cacher dans le grenier de sa maison. À chaque situation difficile, il s’adresse à ce petit personnage, au travers d’une écriture secrète qu’il a inventée... Ce petit « bonhomme », bien qu’imaginaire, a joué un rôle «
de la plus haute importance » dans son enfance, confiera le psychiatre dans son autobiographie. Il reviendra d’ailleurs sous une autre forme, plus tard...
Car après sa rupture avec Freud, il traverse une période de profonde solitude et de dépression, confronté aux marasmes de son propre inconscient. En 1913, il se lance dans l’élaboration du
Livre rouge, dans lequel il consigne des années durant ses rêves et fantasmes sous forme de textes et d’illustrations. De là, depuis un état méditatif qu’il nomme « imagination active », émergent quantité de personnages archétypaux, parmi lesquels un ermite, un diable, un serpent, un bibliothécaire...
Carole Sédillot nous explique que «
ces personnages sont des parties de lui-même avec qui il dialogue et qui vont petit à petit permettre un changement, une transformation, une vision différente et nouvelle du monde ». Dans ce processus unique d’autoanalyse, Jung est à la fois le patient et le thérapeute : «
En instaurant un dialogue entre le malade et le médecin intérieurs se révèle la guérison psychique. Quelque chose en l’être a été unifié et pacifié. Plus besoin du thérapeute, car il a été intégré en nous », complète-t-elle.
Ainsi, il est question... d’un certain Philémon, qui apparaît sous les traits d’un vieillard ailé barbu et prend tour à tour plusieurs formes dans
Le livre rouge. Il s’affirmera comme la figure de l’inconscient avec qui Jung tisse un dialogue en profondeur. «
Philémon pourrait être perçu comme la continuité du petit personnage de bois de son enfance... Il sera en même temps son thérapeute intérieur et son guide, et va apparaître dans la vie de Jung au moment où il se trouve au plus profond de sa dépression », relate Carole Sédillot. Le sage est accompagné d’une jeune fille aveugle nommée Salomé, qui est son complément psychologique. Jung éprouve immédiatement à son égard de la méfiance, puisqu’elle lui apparaît comme fourbe et menteuse. En réalité, c’est une autre facette de lui-même qui lui est révélée ! Elle lui permettra de découvrir l’archétype de l’anima, la part féminine de l’homme : «
Je compris qu’il s’agissait dans cette figuration féminine en moi d’une personnification typique ou archétypique dans l’inconscient de l’homme, et je la désignai du terme d’anima. J’appelai la figure correspondante dans l’inconscient de la femme animus », décrit-il dans
Ma vie(2).
Qu’il s’agisse de Freud, d’Emma Jung, de Philémon ou du petit personnage de bois, «
la rencontre de deux personnalités est comme le contact entre deux substances chimiques ; s’il se produit une réaction, les deux en
sont transformées », dira Jung. Toutes les rencontres, qu’elles soient fictives ou réelles, participent-elles donc à notre unité intérieure, à faire qu’on se rassemble ? «
Oui, à condition d’avoir la ferme intention d’aller vers l’unité avec soi-même, explique Luc Bigé,
l’Univers conspire à répondre à nos demandes. Si la demande n’est pas claire ou si l’on est dans la toute-puissance, il va répondre en fonction. » Confronté sans ambages à ses contenus psychiques au travers d’une myriade de personnages, le psychiatre expérimente un processus majeur qui continue de nous inspirer, comme le dévoile l’éditeur et fin connaisseur de Jung, Bertrand Eveno : «
L’ordre du monde, c’est la tension entre les opposés, et la façon de résoudre cette tension se trouve dans la dimension psychique, particulièrement dans les relations hommes-femmes, qu’il s’agisse de relations internes dans l’esprit ou externes dans la vie entre hommes et femmes, masculin et féminin. » La danse des archétypes qui se joue dans nos rencontres est donc un espace privilégié à observer et à comprendre pour dénouer progressivement nos tensions intérieures, dans l’exigeante quête de soi à laquelle nous sommes tous conviés.
Les 10 « miroirs universels »
Bien que certains des archétypes suivants aient été davantage développés par des auteurs post-jungiens comme Robert Moore ou Joseph Campbell, ils représentent les dix figures fondamentales de l’inconscient collectif et sont souvent repris et développés par des analystes jungiens contemporains.
1. Le vieux sage – L’archétype de la sagesse, du guide spirituel.
2. La grand-mère – L’aspect maternel, nourricier ou destructeur.
3. Le héros – Celui qui affronte les épreuves et dépasse ses limites.
4. Le filou – Le farceur, le perturbateur, celui qui brise les conventions.
5. L’enfant éternel – L’archétype de l’innocence, de la créativité, mais aussi de l’immaturité.
6. Le magicien – Celui qui transforme, relie les mondes visible et invisible.
7. Le guerrier – Celui qui incarne la force, la discipline et la protection.
8. Le roi – L’archétype de l’ordre, du leadership et de la structure.
9. L’amant – Celui qui incarne la passion, la connexion et l’émotion.
10. Le créateur – L’archétype de l’innovation, de la vision et de l’inspiration artistique.
(1) « Freud et Jung, une rencontre inachevée », Hester McFarland Solomon, in
Topique n°79 (p. 139 à 151), 2002, cairn.info.
(2)
Ma vie : souvenirs, rêves et pensées, C.G. Jung, éd. Folio, 1991
(3) « Lettres d’amour et de destruction entre Sabina Spielrein et Carl Gustav Jung », in
Topique n°147 (p. 127 à 137), 2019, cairn.info.