« Cela paraîtra une folie à un observateur
non averti. Cela aurait pu,
en effet, en devenir une si je n’avais
pu endiguer et capter la force subjuguante
des événements originels.
[...] J’ai toujours su que les expériences contenaient
des choses précieuses et c’est pourquoi je n’ai rien
su faire de mieux que les traduire par écrit en un
livre précieux. »
C’est par ces mots que Carl Gustav
Jung contribue pour la dernière fois au Livre
rouge, trois ans avant sa mort. Un processus démarré
45 ans plus tôt, et qui aura été central tant
pour son chemin personnel que pour élaborer ses
grands concepts fondateurs.
La genèse d’une œuvre
Mais revenons quelques années
en arrière. Nous sommes en novembre
1913, juste avant la Première
Guerre mondiale. Jung, âgé
de 38 ans, est marié et père de famille ; il a derrière lui une brillante
carrière de psychiatre. Pourtant, il se
sent morcelé : en rupture avec Freud à
cause de leur désaccord sur la nature de
l’inconscient, il se trouve dans une grande
solitude intellectuelle. Aux abords des rives
du lac de Zurich, le psychiatre, à l’écoute de sa
vie intérieure, se laisse aller à construire des petites
maisons avec des cailloux, comme lorsqu’il
était enfant.
Bertrand Eveno, éditeur du Livre
rouge en français, souligne l’importance de cet
épisode :
« C’est la genèse de l’ouvrage. Quand
nous sommes en plein désarroi et que l’on a envie
de faire confiance à l’inconscient, on régresse dans
l’enfance, ou l’on bascule dans le délire et Jung
n’avait pas peur de ça. » Le psychiatre explique
dans son autobiographie Ma vie : souvenirs, rêves
et pensées (éd. Folio) que se laisser aller à un processus
créatif était devenu pour lui
« un rite d’entrée
» qui lui permettait d’accéder à de nouvelles
idées, et d’avancer sur ses travaux.
« Mon Âme, mon Âme, où es tu ? » Pendant une
année, dans des petits cahiers noirs, le psychiatre
prend note des questionnements qui le hantent,
sans certitude sur leur sens. À l’époque, il est aussi
en proie à des visions et des rêves terrifiants, qui
ne cessent de se répéter : l’Europe gelée, à feu et
à sang, des monceaux de cadavres…
Le psychiatre est en train
d’explorer et d’inventer un
format totalement inédit,
qui lui permet de s’adresser
à son âme et à la nôtre.
Sa première
réaction en tant que médecin aliéniste est de penser
qu’il a des bouffées délirantes. Mais lorsque
le 1er août 1914 la guerre éclate,
« il en vient à
réaliser que nombre de ses visions intérieures ne
concernent pas sa seule personne, mais qu’elles
ont une portée prophétique, en lien avec les événements
mondiaux. Il se dit alors que si cela
vaut pour certaines d’entre elles, peut-être que les
autres sont, à leur façon, également véridiques »,
explique Shonu Shamdasani, l’un des plus grands
experts de Jung, qui enseigne l’histoire de la médecine,
de la psychiatrie et de la psychothérapie,
dans un entretien pour Les cahiers jungiens de la
psychanalyse (1).
Il décide de consigner ses visions, ses intuitions et
ses rêves dans un livre relié de cuir rouge, auquel
il donne le titre de Liber Novus (Livre nouveau).
Cette plongée volontaire qui dura seize années
l’emmène dans les profondeurs de son inconscient,
à la recherche de son mythe personnel…
Les réponses de l’âme
Ai-je encore une âme, et qu’a-t-elle à me dire ?
Puis-je avoir confiance en ce qui se trame à l’extérieur
ou à l’intérieur de moi ? Quel modèle de
sagesse faut-il suivre ? Pour répondre à ces questions,
Jung invite, dans un processus phénoménologique,
une trentaine de personnages avec
qui il dialogue. Des figures de l’inconscient qui
le conduisent à une évolution progressive dans
sa vision du monde et de lui-même. Lorsqu’il se
sent agité, raconte-t-il dans Ma vie, il convoque
son anima, l’archétype féminin au sein de l’inconscient
de l’homme (l’animus étant l’archétype
masculin dans l’inconscient de la femme) :
« Qu’est-ce qui se passe à nouveau ? Que vois-tu ?
Je voudrais le savoir ! Après quelques résistances,
elle produisait régulièrement et exprimait l’image
qu’elle discernait. » Pour Bertrand Eveno :
« Ce qui
est très intéressant, c’est cette façon qu’a cet homme
de 40 ans qui est déjà quelqu’un de construit,
d’accepter de dialoguer et de se confronter à son
inconscient par d’autres méthodes que celles que
l’on connaît d’habitude, qui sont le rêve, l’analyse
ou bien les actes manqués. » Le psychiatre est en
réalité en train d’explorer et d’inventer un format
totalement inédit qui lui permet de s’adresser à
son âme et à la nôtre dans un langage en marge
des modèles connus de la psychanalyse. Il appela
l’ensemble du processus imagination active.
Marie Louise von Franz, proche collaboratrice de
Jung avec laquelle il explora plus tard le sujet de
l’alchimie, la décrit ainsi dans son livre Alchimie
et imagination active (éd. du Dauphin) :
« On
laisse se développer librement une imagination,
un fantasme, en l’observant et l’on s’engage dans
l’action ou les dialogues qui s’instaurent avec les
personnifications de complexes qui se présentent à nous. Le complexe du moi, l’ego, parle avec ces puissances
intérieures et se confronte avec elles. »
De l’univers intérieur vers l’extérieur...
Tous les grands concepts élaborés par Jung, notamment
la persona, l’anima et l’animus, figurent dans
Le livre rouge à l’état embryonnaire, comme il le
relate dans son autobiographie :
« Les années durant
lesquelles j’étais à l’écoute des images intérieures constituèrent
l’époque la plus importante de ma vie. [...]
Toute mon activité ultérieure consista à élaborer ce qui
avait jailli de l’inconscient au long de ces années et qui
tout d’abord m’inonda. Ce fut la matière première pour
l’oeuvre d’une vie. » En laissant ainsi venir à lui tout
son univers intérieur, Carl Jung connecte des éléments
plus vastes que sa personne. Pour Carole Sédillot,
spécialiste de Jung et formatrice en mythologie
et symbolisme, ses voyages aux limites de la folie
lui permirent de capter la quintessence de l’individu :
« Il a puisé de cette connaissance de lui-même pour revenir
à un savoir qu’il a posé comme une méthodologie.
Il a été dans son histoire personnelle,
mais s’est relié à l’inconscient collectif, car
comme il le dit “Nous sommes d’un âge
immense… »
Certaines des figures qui lui apparaissent
sont tirées de la mythologie
et nous connectent à notre ancestralité
: Izdubar est la continuité de
Gilgamesh, un personnage mythologique
de la Mésopotamie antique. Philémon,
le vieux sage, apparaît sous les traits
d’un vieillard ailé qui prend tour à tour plusieurs
formes ; il incarne sa partie sacrée. Carole Sédillot
note que
« nous voyons bien la fonction du héros, dont
il se sert beaucoup. Le héros naît toujours d’un Dieu et
d’un mortel. Il est donc porteur de cette double perspective
humaine et divine, et quand il est en quête de son
âme, il est en quête de cette participation mystique du
sacré en lui. »
… jusqu’à devenir un livre
La forme choisie pour le livre nous connecte elle
aussi à des temps lointains, une intention non dissimulée
par l’auteur :
« Il faut que je reprenne les choses
à un moment du Moyen Âge ? à l’intérieur de moimême
(…) Je dois repartir aux débuts, à ce moment où
les moines ermites ont disparu », explique-t-il. Le livre
rouge est entièrement réalisé de sa main, dans une
transcription minutieusement calligraphiée, rythmée
d’enluminures et de peintures d’une richesse
symbolique étonnante, et qui nous connectent à l’inconscient collectif. La partie manuscrite est
constituée d’un texte en deux strates : un premier
jet écrit en six mois, et qui constitue déjà la grande
majorité de l’écrit. Puis une seconde partie dans laquelle
il reprend le texte initial, comme pour mieux
le comprendre, selon l’analyse de Bertrand Eveno :
« C’est comme si Jung ne comprenait pas toujours cette
première version, il essaie donc d’écrire une deuxième
couche de texte. Et puisque tout cela est important à ses
yeux, c’est son trésor personnel, il le réécrit, il rumine son
écrit comme si c’était un texte religieux, à l’image des
moines au Moyen Âge : on lisait la parole divine,
on travaillait, on priait et on ruminait,
avec des litanies, des chapelets... » L’ensemble
constitue une quarantaine
de chapitres brefs, avec une partie
dialoguée et théâtrale, et une autre
plus philosophique, méditative, où
il s’implique avec le
« je ».
Puis viennent les illustrations. On
n’est pas vraiment en mesure de pénétrer
et de saisir la cosmologie véhiculée
par les images. Carole Sédillot précise
que les illustrations du livre se déploient
en suivant quatre grands thèmes :
« La nature et les
végétaux, les mosaïques qui représentent le morcellement
de la psyché, les runes qui sont comme un langage codifié
qu’il faut apprendre pour percer le mystère, et puis les
arabesques qui permettent la fluidité et la circulation. »
Les mandalas universels
À l’automne 1917, Jung est réquisitionné comme
médecin d’un centre de regroupement d’officiers
anglais. Comme il s’ennuie, il commence à dessiner
ce que certaines cultures appellent des mandalas, sur
des feuilles de carnet.
« Pour lui les mandalas étaient
des gribouillis comme on en fait quand on est au téléphone
par exemple. Puis il a l’illumination et se dit
“mais les Indiens ont fait cela avant moi, et les Tibétains
aussi, et c’est la même chose pour toutes les formes de
création primitive” », éclaire Bertrand Eveno. Sans le
vouloir, au moment où il crée, il constate donc que
d’autres époques et d’autres cultures font référence
aux mêmes éléments.
« On le prend pour un prophète, car il mobilise des images et des pensées venues d’ailleurs
et d’autres temps, mais il va vers ça et ensuite il en fait
son grain à moudre et le restructure dans sa pensée. Il
y a une pertinence pour soi, pour les êtres humains et
l’évolution de la société, de sa pensée », ajoute l’éditeur
de l’ouvrage.
ll y a une
pertinence pour
soi, pour les êtres
humains et
l’évolution de la
société, de sa
pensée.
Certains jours, il dessine un mandala symétrique, le
lendemain un mandala avec des branches impaires.
Il se rend compte que le dessin du jour correspond
à son humeur : des branches impaires quand il n’est
pas dans son assiette. Carole Sédillot explique que
« les mandalas sont des figures archétypales et symboliques
à l’intérieur de nous qui sont la représentation
de la psyché à l’instant T. Le travail sur le mandala est
un travail de centrage, comment aller au centre ? Tout
part de ce centre pour aller vers l’extérieur, et l’extérieur
va revenir vers le centre. C’est comme un battement de
coeur, un élan de vie. L’être humain est un mandala, la
restitution de l’état, de la psyché à un instant donné ».
Jung est tellement fasciné par ces dessins qu’il les reproduit
à l’identique dans Le livre rouge :
« C’est une
plaque sensible, il y a quelque chose chez lui qui enregistre
les éléments. Vous avez le phénomène de quelqu’un
qui est un Occidental, médecin, suisse, centré sur le coeur
de la civilisation occidentale, qui est brusquement enchanté
de découvrir des correspondances à l’autre bout
de la planète sur des pratiques d’une autre nature, mais
qui disent en partie la même chose. C’est un phénoménologue
universel, planétaire, d’où sa théorie de l’inconscient
collectif », complète Bertrand Eveno.
Une publication tardive
Il aura fallu attendre soixante dix ans pour que l’ouvrage
rebaptisé Le Saint Graal de l’inconscient par le
New York Times soit dévoilé au grand public, lors de
sa publication en 2009. Pourquoi tant de temps ?
Pendant toutes ces années, un doute subsistait quant
à ce que souhaitait l’auteur. De son vivant, Jung entretint
le secret et l’ambiguïté : certains de ses proches
n’avaient pas l’autorisation de l’ouvrir, tandis que des
disciples pouvaient le consulter, et même le copier. Il
choisissait donc scrupuleusement qui avait accès ou
non à l’ouvrage. Bertrand Eveno explique que pour
les descendants de Jung, famille suisse bourgeoise,
cet héritage
« inclassable » était quelque peu lourd
à porter :
« Après sa mort ils avaient comme seule instruction
que cela reste dans la famille, ils étaient très
embêtés avec ce livre et ne savaient pas quoi en faire.
C’était comme un objet qui s’intégrait dans la perplexité
familiale à l’égard de Jung. »
Jung met en pause la rédaction du Livre rouge en
1930, il entreprend alors une étude approfondie de
l’alchimie. Pour lui, le lien est fait entre ce qu’il a
consigné dans Le livre rouge au début du XXe siècle et
les nombreux écrits qui, des siècles plus tôt, ont été
rédigés par les alchimistes.
Dans une lettre de 1934
adressée au Dr Bernhard Baur-Celio, qui lui avait demandé
s’il disposait d’une
« savoir secret » plus profond
que les connaissances publiées dans ses oeuvres,
Jung répondit :
« J’ai fait des expériences qui sont pour
ainsi dire “inexprimables”, “secrètes”. [...] Ce qu’on appelle
exploration de l’inconscient dévoile en fait et en vérité
l’antique et intemporelle voie initiatique. [...] [Cette
porte] mène au secret de la métamorphose et du renouveau.
» Le livre rouge, pierre angulaire de l’oeuvre
de cet explorateur de l’âme, a la particularité de se
terminer de manière énigmatique. Alors que Jung
prend une dernière fois la plume en 1938, il termine
l’ouvrage ainsi : sur une grande page lignée de
quelques traits de crayon à papier, un seul mot est
inscrit en haut à gauche : möglichkeit,
« possibilité »
en allemand. L’homme parti à la recherche de son
âme signifie-t-il que cette quête n’a en réalité jamais
de fin ?
(1) Un entretien réalisé par Alessandra di Montezemolo et traduit en Français par Laurence Lacour