Les spécialistes s’accordent sur l’origine géographique du chamanisme qui, depuis la Sibérie a essaimé de la Baltique à l’Extrême-Orient et aurait franchi le détroit de Behring avec les ancêtres des Amérindiens pour se propager sur le continent américain. Si on a su très tôt, dès le XVI
e siècle, qu’une partie des attributions du chamane sibérien était partagée par d’autres populations, d’une manière générale il faudra attendre la première moitié du XX
e siècle pour que des formes de chamanisme soient identifiées en Asie et en Amérique d’abord, puis en Indonésie, en Océanie, et plus récemment en Afrique.
Définition anthropologique du chamanisme
Pour pouvoir comprendre le chamanisme tel qu’il existe dans le monde d’aujourd’hui, revenons à sa définition. La fonction de « chamane » désigne au sens large un individu choisi par les esprits pour servir de médiateur entre les mondes humains et non-humains. L’anthropologue Laetitia Merli explique que «
Ce praticien a pour particularité de se mettre en contact avec le monde invisible qui l’enseigne. On y trouve la nature, le règne animal, végétal, minéral, et ce monde “autre” dans lequel il y aurait des entités (ancêtres, entités de la nature, énergies, divinités, entités spirituelles plus grandes...). Autour de lui, on construit un système de croyances, de représentations, de pratiques, qui sont en lien avec sa capacité d’être en communication ». Au sein même de certains continents se côtoient des réalités très variées, comme l’explique la spécialiste : «
Rien qu’entre la Mongolie, la Chine du nord, la Sibérie, il existe beaucoup de chamanismes différents. » S’il paraît donc difficile de vouloir établir une catégorisation figée suivant une réalité topographique, il est tout de même question de grands ensembles pour évoquer des pratiques spécifiques.
Les medecine men d'Amérique du Nord
Le Nord de l’Amérique est la terre des medecin-men, dont certains rituels tels la hutte de sudation ou la roue de médecine se sont beaucoup exportés. On y trouve des tribus parmi lesquelles les Lakotas, Navajos, Ojibwés, Sioux, Sénécas, qui englobent une grande diversité culturelle, comme l’illustre Laeticia Merli : «
Quand on parle avec un Navajo, il dira qu’il n’a rien à voir avec les Cheyennes et que leurs pratiques, langues et rites ne sont pas les mêmes. »
Une notion confirmée par l’ethnologue Marie-Françoise Guédon
(1) «
[Au sein du Pacifique Nord], chaque groupement humain s'est développé de façon relativement isolée, chaque archipel, chaque vallée correspondant à une culture historique distincte. » Cette dernière ajoute qu’en ce qui concerne, par exemple, l’emploi de masques rituels ou le rôle religieux des chefs «
les ethnologues reconnaissent aujourd'hui une divergence considérable dans la nature même de traits qui peuvent n'avoir en commun que les termes dont nous nous sommes servis pour les comparer et les catégoriser. Dès que nous retournons à leur signification locale, ces catégories s’effondrent ». L’idée du chamanisme englobe donc une infinité de réalités !
Les plantes sacrées d'Amérique du Sud et de l'Afrique
Le «
chamanisme à psychotrope » désigne quant à lui l’utilisation de plantes sacrées telles l’ayahuasca, le peyotl, le tabac ou l’iboga pour accéder à un état modifié de conscience. D’après certaines traditions, l’esprit de la plante prise par le chamane ou par le client agit comme un véhicule qui mène à un ailleurs précis qui enseigne le chamane, le guide, permet des guérisons ou indique la voie à prendre. Cette vision est particulièrement ancrée en Amérique du sud : en Amazonie au sein des Shipibos, Yanomamis, Matsés ; en Bolivie chez les Kogis, ou encore au Mexique chez les Huichols. Au sein de la population indigène Shipibo-Conibo d’Amazonie, les plantes psychotropes sont intimement liées à une certaine cosmologie, décrite par l’anthropologue Anne-Marie Colpron
(2) : «
la plupart des entités du milieu (arbres, cours d’eau, astres) sont considérées comme des microcosmes, abritant des populations singulières aux connaissances spécifiques, comme la faculté de guérir ». Elle précise que «
dans un passé mythique, les Shipibo-Conibo pouvaient interagir avec ces êtres et bénéficier de leurs expertises, mais de nos jours, ils n’arrivent qu’à les entrevoir, notamment lors de rêves. Seuls les chamanes savent comment provoquer ces rencontres par l’ingestion d’une liane hallucinogène (ayahuasca) lors de contextes rituels ».
Toutefois, la prise de psychotrope pour ouvrir les perceptions n’est pas uniquement cantonnée à l’Amérique du Sud. Certains spécialistes parlent de chamanisme en Afrique, avec les rites traditionnels d’Iboga pratiqué principalement au Gabon, au Cameroun, en Guinée Équatoriale et dans les deux Congo. Réprimé pendant la colonisation, le rituel
Bwiti comprenant l’usage de l’Iboga – cette racine réputée guérir les traumatismes – incarne désormais une forme de chamanisme africain qui tend à devenir populaire sur la scène internationale. «
Ce rituel intéresse les anthropologues de l’Amazonie, car il rappelle par maints aspects l’usage ritualisé de l’ayahuasca. On y retrouve les mêmes ingrédients, les mêmes imaginaires, les mêmes idées salvatrices et les mêmes mécanismes de normalisation et de patrimonialisation », peut-on lire dans un texte partagé par le Centre d’Études Mongoles & Sibériennes.
(3) Sur ce vaste continent, on trouve par ailleurs une abondance de peuples chamaniques : des Bochimans aux Punus, Yorubas ou Sangomas... Outre l’utilisation de psychotropes, et les danses amenant aussi à l’état de transe, l’Afrique est aussi un lieu de l’expression des rites de possession. On trouve en effet des points communs entre le chamanisme, qui implique une relation étroite avec les esprits, et les rites de possessions, pratiqués sur le continent Africain mais aussi par certains peuples de Sibérie, d’Arctique ou en Indonésie. Les Toungouses, Chukchee (Sibérie) les et Eskimos (Arctique) décrivent qu’il arrive que « les “esprits” entrent dans le corps du chamane. »
En Asie, les croyances ont évolué au cours des siècles se mêlant à des préceptes religieux émanant du Bouddhisme, de l’Hindouisme, de l’Islam
ou du christianisme.
La transe au tambour de Mongolie et le temps du rêve d'Australie
En opposition au « chamanisme à psychotropes », on parle du « chamanisme à tambour » caractéristique du nord de l’Asie (Sibérie, Mongolie). Laetitia Merli explique que le chamane utilise son tambour pour appeler les esprits à descendre dans l’espace sacré ritualisé par l’intermédiaire de l’autel, préparé avec des offrandes
(4) «
chevauchant son tambour comme une monture, [le chamane] va dans l’autre monde à la rencontre des esprits avec lesquels il va négocier la chance, la santé et la prospérité de ses clients. » Ainsi, elle explique qu’«
en Mongolie, le chamane confirmé est appelé “chamane à cheval”, celui qui chevauche un tambour, version avancée du “chamane qui marche à pieds”, c’est-à-dire, celui qui joue de la guimbarde en attendant de recevoir officiellement son tambour des mains de son maître initiateur. » C’est dire l’importance que tient l’instrument dans cette culture.
En Australie, les aborigènes se distinguent par leur statut d’autochtones depuis au moins 50 000 ans, ce qui en fait l’une des plus vieilles cultures au monde. Aussi leur spiritualité est-elle intrinsèquement liée à leur terre et aux ancêtres. Les cultures chamaniques aborigènes ont en commun le principe de
dreaming (rêve) : cette possibilité pour le praticien de pouvoir voyager dans un espace-temps parallèle où se trouvent esprits et ancêtres. «
Il faut l'entendre comme la mémoire virtuelle de tout ce qui fut, est et sera, une mémoire de la terre et du cosmos », relate l’anthropologie Barbara Glowczewski (Source : Universalis). Les ancêtres sont perçus comme des mémoires qui s’incarnent dans des lieux spécifiques, des éléments de la faune, de la flore, témoignant ainsi de leur présence éternelle. Enfin, il est à noter que dans de nombreux pays, notamment en Asie (Mongolie, Népal, Japon, etc.), les croyances ont évolué au cours des siècles se mêlant à des préceptes religieux émanant du Bouddhisme, de l’Hindouisme, de l’Islam ou du christianisme. Les peuples des pleines d’Asie centrale, Sibérie et arctique (Yakoutes, Evenks, Bouriates, Samis, tchouktches...) ont été influencés par le bouddhisme (et victimes du communisme), si bien qu’il leur a été difficile pour certains préserver leurs traditions. Le Tibet est quant à lui aux marges du chamanisme sibérien « classique », puisque les pratiques religieuses locales s’y rattachent (communication avec les morts, voyage dans le monde des rêves, possession...). Là-bas le chamanisme a préexisté au bouddhisme, et ces deux voies se sont associées pour donner la religion Bön, avec ses praticiens les Drung (ceux qui chantent les épopées de la cosmogonie), Deu (des devins), et Bönpo (les prêtres-chamanes qui pratiquent la guérison et la magie).
Aujourd’hui, des chamanismes indigènes originel ou syncrétiques aux néo-chamanismes, l’expression de ceux qui sont en liens avec les esprits est en mouvance perpétuelle, si bien qu’il existe une diversité toujours grandissante de représentations et des pratiques qui caractérisent les « peuples à chamanes ». Cette fonction, complexe, protéiforme, englobe donc des réalités multiples, tissant une trame sensible qui dépasse les frontières, l’espace et le temps.
(1)
Le chamanisme dans les traditions du Pacifique Nord, Revue Religiologiques
(2) Cosmologies chamaniques et utilisation de psychotropes parmi les Shipibo-Conibo de l’Amazonie occidentale. Drogues, santé et société, 8(1), 57–91.
(3) D’une anthropologie du chamanisme vers une anthropologie du croire, études mongoles & sibériennes centrasiatiques & tibétaines, CNRS
(4) Le voyage chamanique au tambour, des traditions mongoles aux thérapies du troisième millénaire, CAIRN.