Sur le plan physique, mais aussi psychologique et énergétique,
l’abus est une violation de nos frontières, une effraction de nos limites.
S’il génère de nombreux troubles, il apparaît aussi comme une propulsion
sur un chemin de conscience.
Que sont nos limites ? Elles sont nos bords,
nos contours, nos frontières. Elles définissent
notre enceinte personnelle et en distinguent
le dedans du dehors. Elles déterminent
notre espace de confort en deçà et au-delà
duquel le mal-être s’installe. Elles témoignent
de la construction du soi et de ses défenses
mises en place lors des premières années de la vie.
Si ce système a pu se construire harmonieusement,
l’adulte bénéficiera de limites claires et sécurisantes lui
permettant de se sentir individué tout en tissant des
relations saines avec les autres. Mais pour ceux d’entre
nous dont le parcours a été marqué par le sceau de
l’abus, la situation se complique. Qu’il s’agisse d’un
abus physique, sexuel notamment, ou psychologique,
il est une intrusion des limites intimes du corps et/
ou de la psyché, une effraction dans l’enveloppe
du « moi-peau ». Qu’il ait été unique ou répété, il
s’agit toujours d’un événement traumatique grave,
ayant menacé l’intégrité de la personne. En résulte un
véritable « trouble des limites » avec lequel la victime
pourra avoir à faire tout au long de sa vie.
«
Je me sens régulièrement envahie, pompée, vidée, notamment
quand je me rends dans des lieux publics », témoigne
Sonia. «
Tout ce qui peut être grossier ou agressif à
l’extérieur me percute violemment à l’intérieur, relançant
des crises d’eczéma ou d’angoisse. Mon enveloppe m’est
longtemps apparue comme une passoire, trop perforée
pour me protéger du monde », ajoute Élisa. Si la mémoire traumatique peut engendrer des conduites
dissociatives, d’évitement ou d’hypervigilance
permanente, est-il possible d’en sortir et de se rouvrir
à l’autre et au monde en toute sécurité ?
Effraction du « moi-peau »
et stratégies de compensation
D’après le concept du « moi-peau » développé par le
psychanalyste Didier Anzieu, la peau assurerait une
fonction de contenance et de maintenance du psychisme
et permettrait «
l’enracinement du sentiment
de soi au sein d’une chair qui individualise ». Chez les
personnes victimes d’abus, ce processus d’individualisation
a été mis à mal et un bon nombre de stratégies
de compensation se sont développées naturellement
pour y remédier. Sur le plan physique tout d’abord,
dans bien des cas, le corps va lui-même « faire barrière
» à tout nouveau risque d’intrusion en générant
des problèmes dermatologiques, des infections
gynécologiques ou encore des troubles intestinaux,
fréquents chez les patients ayant des antécédents d’attouchements
sexuels, de menace de viol ou de viol.
La barrière intestinale agissant comme un filtre distinguant
les bons nutriments des agents pathogènes,
sa perméabilité serait-elle en lien avec la porosité des
limites dont souffrent les victimes d’abus ?
Sur le plan psychoémotionnel, «
cela donne des êtres à
fleur de peau », explique la psychopraticienne transpersonnelle
Anna Daem. «
Toujours alertes, ils vont développer des antennes de toutes parts, à même
de leur offrir une intelligence émotionnelle et intuitive
démultipliée, mais intérieurement, un endroit extrêmement
vulnérable demeure, capable de les faire s’effondrer
au moindre coup de vent. » La défaillance de limites
saines peut ainsi engendrer ce qu’on appelle des « états
limites » ou « personnalités borderline » avec leur lot
de débordements et « hémorragies émotionnelles »,
dès lors que le stimulus de l’abus est réactivé. Dans
d’autres cas, au contraire, la personne victime aura
tendance à se couper de soi et de toute émotion et
à devenir inaccessible. Art-thérapeute, Marie Ponce
raconte avoir vu maintes fois des personnes abusées
se représenter avec de la terre de modelage entourées
de remparts. «
Au fur et à mesure de la thérapie, elles
peuvent baisser ces murs et leur garde, mais au début c’est
généralement impossible. »
La guérison se fait
par paliers
et il est utile de travailler
sur les différents
niveaux de l’être.
Au quotidien, pour pallier la porosité de leur « enveloppe
» qui va généralement de pair avec une difficulté
à exprimer leurs ressentis, leurs besoins et leurs
limites, les personnes vont se construire divers mécanismes
de protection. «
Cela se joue pour moi dans
la mise à distance ; faire entrer des personnes dans ma
bulle est toujours difficile, reprend Élisa.
Comme tout
m’éprouve particulièrement, je veille à organiser ma vie
dans une alternance d’activités et de calme, de travail et
de temps pour moi. Une “to-do list”, un agenda bien organisé
et des rituels quotidiens m’aident également à tout
“border” et à retrouver du contour. » (...)