La première chose qui étonne, lorsque l’on s’intéresse au sujet des violences sexuelles, c’est le nombre invraisemblable de femmes (80%) atteintes dans l’enfance, l’adolescence, ou à l’âge adulte. On estime qu’une femme sur quatre a vécu une agression sexuelle, évidemment avec des degrés de gravité différents, mais il existe une empreinte sociale indéniable. Nous constatons une sorte de réveil des consciences et des paroles, émergeant doucement. Le féminin qui « lutte » aujourd’hui, au-delà du phénomène #MeToo, a comme le besoin de prendre une nouvelle place. Le docteur Muriel Salmona, psychiatre et grande spécialiste de ce traumatisme particulier, insiste sur le fait que le premier pas de la résilience se fait dans la solidarité, dans la prise de conscience qu’on n’est pas seule à avoir vécu cela, et qu’il y a des possibilités de rémission. Les chiffres sont là, seules 23% des victimes ont bénéficié d’une prise en charge, qu’elle soit médicale ou psychologique, les autres souffrent en silence. Certaines sont encore sous le coup de l’amnésie associée et souffrent de pathologies « écrans ». Les conséquences sont dramatiques,
« les violences sexuelles font partie, avec les tortures, des traumatismes les plus sévères et sont associées à des effets catastrophiques à long terme sur la santé mentale et physique des victimes, sur leur parcours de vie et cela en fait un problème majeur de droit humain, de société et de santé publique » , aime à rappeler le docteur Salmona.
Mémoire traumatique et neurobiologie
Dans son rapport « Les traumatismes à caractère sexuel », le Dr Salmona explique que c’est le « crime » qui bénéficie de la plus grande impunité, avec un parcours judiciaire (uniquement 4 % de plaintes effectives) extrêmement compliqué. Ce qui est important pour la psychiatre, c’est de comprendre les mécanismes exceptionnels de sauvegarde neurobiologiques qui se mettent en place lors de ce type d’agression :
« Il s’opère une effraction psychique qui bloque les représentations mentales. Le cortex en panne, sidéré, ne peut pas contrôler la réponse émotionnelle, ce qui crée une disjonction du circuit émotionnel et une anesthésie psychique et physique salvatrice. C’est une dissociation, une forme de dépersonnalisation qui va créer des troubles de la mémoire » , explique-t-elle. Ces conséquences sont détectables sur des IRM fonctionnelles et sont « pathognomoniques », c’est-à-dire qu’elles constituent en elles-mêmes les preuves de l’agression. Mais elles sont aussi des obstacles à la reconstitution des faits et à la reconnaissance par les proches ou les autorités de telles agressions. Les femmes se sentent alors incapables de témoigner, culpabilisent de ne pas s’être défendues, ou se trompent dans leurs souvenirs et en deviennent moins crédibles. La dissociation psychique ainsi que le refoulement provoquent une cascade de symptômes, avertissements de l’inconscient vers le conscient, qui n’ont de cesse de se manifester. Il apparaît qu’un parcours de soins multidimensionnel est le plus adapté pour réparer un corps et un esprit ressemblant à une vitre brisée prête à s’effondrer.
Protocole de soins multiréparant
Face à cette bombe à fragmentation, comme elle le nomme, la gynécologue et endocrinologue Violaine Guérin, à l’origine de l’un des protocoles de réparation du trauma des violences sexuelles, rappelle que sa spécificité en est l’atteinte corporelle :
« Si on ne prend pas en considération le traumatisme du corps, on n’arrivera jamais à la guérison totale. Même après 15 à 20 ans de thérapie, si on n’a pas pris soin du corps parce qu’on n’a pas conscience que la violence est avant tout sur le corporel et le sensoriel, on n’y arrive pas. » La spécialiste est extrêmement claire dans son explication du ressenti et du besoin d’en expulser l’énergie associée :
« Ce qui est déployé dans une agression sexuelle relève de l’énergie meurtrière. Une personne agressée contacte l’énergie de la légitime défense à la hauteur de l’atteinte qu’elle est en train de recevoir. Il y a une double énergie meurtrière qui reste incorporée dans la personne et il va falloir la faire sortir dans un cadre thérapeutique. »
Pour cela, Violaine Guérin a mis en place un parcours qui commence par des ateliers d’escrime. L’idée est d’expulser cette énergie assassine, dans un rapport défense/attaque, avec un sabre à la main contre un adversaire masqué sur lequel on peut projeter, en toute sécurité, la personne que l’on veut. Le parcours est encadré par deux thérapeutes, un médecin, un kiné-ostéo et le maître d’armes.
« L’objectif va être de mettre les gens dans le corps dans la séquence de préparation physique, dans la partie escrime puis dans la relaxation, et tout a été pensé pour faire émerger des émotions au maximum, des souvenirs, des sensations… Quand les choses émergent, les thérapeutes isolent la personne, et avec des techniques thérapeutiques on va nettoyer cette émotion et la soigner » , précise le médecin. Esther, qui a subi des violences sexuelles dans l’enfance, raconte son expérience :
« J’avais fait des analyses pas bonnes du tout au niveau de l’utérus, j’étais en train de développer des cellules cancéreuses… Six mois après le premier atelier d’escrime en groupe, je n’avais plus rien. On découvre des bases d’ancrage, pour oser affronter. La colère est venue à un moment vers la 7e séance, une montée très intense alors que j’avais toujours été “la gentille”. J’ai travaillé avec le maître d’armes qui a “pris cher” et m’a permis de libérer toute ma colère. » Après l’expression émotionnelle, beaucoup de femmes vont être amenées à reconstruire leur chemin de vie. Très souvent, il y a un repositionnement professionnel suite à ces ateliers, comme si les victimes n’étaient pas en accord avec elles-mêmes avant de se reconnecter. Le travail en groupe permet aussi un effet miroir entre les patientes, et de voir qu’on n’est pas seule. Un soutien va se créer entre les femmes, prémices d’un véritable lien qui perdurera au-delà de l’atelier.
La psychanalyse et la culpabilité
Pourquoi autant de culpabilité ressentie par les victimes alors qu’elles ne sont pas responsables, et pourquoi tant de honte ? Marie-Hélène Sourd donne quelques pistes analytiques qui soustendent le travail psychocorporel :
Dans un contexte familial défaillant, la place exclusive que la toute jeune fille prend parfois auprès d’un père abuseur peut être très « valorisante » et elle peut, au moment où elle découvre sa sexualité, ressentir lors d’attouchements une forme de jouissance, car son corps est tout simplement vivant. Comme cela se passe dans l’horreur d’un contact non consenti, il y a ensuite beaucoup de culpabilité et de confusion. Le travail analytique et corporel va consister à tout remettre à sa place, notamment les limites, mais aussi les possibilités, la découverte d’un plaisir pleinement accueilli et autorisé.
Résilience thérapeutique psychocorporelle
Après un partenariat avec Violaine Guérin, Sabine Seguin propose de son côté un chemin de résilience avec la thérapie psychocorporelle. Dans l’idée d’une reconnexion au corps et d’une régénération énergétique, elle utilise la biodynamique et la
Somatic Experiencing. Elle explique :
« Une personne peut se débarrasser des séquelles d’une charge émotive, si les effets corporels de l’émotion sont éliminés par l’organisme. Cela ne peut avoir lieu que dans des conditions de sécurité. » Il faut d’abord reconstruire les limites d’un espace personnel qui ont été fracturées au moment de l’agression, ou qui n’ont même pas pu se construire dans l’enfance.
« On peut marquer les limites de cet espace personnel à l’aide d’une cordelette posée au sol. Elles deviennent visibles. La personne peut prendre conscience de la frontière entre elle et les autres et mieux la faire respecter, la défendre », expose la thérapeute. On peut aussi énergétiquement restaurer l’aura fissurée par le traumatisme. Le travail d’ancrage à la Terre est essentiel après ce type de violence qui secoue les fondations de la personne.
La
Somatic Experiencing permet de retrouver les mouvements naturels de fuite ou de combat qui ont été figés au moment de l’agression. Comprendre ce phénomène aide la personne à se débarrasser de la culpabilité de n’avoir pu réagir. Être dans l’instant présent est aussi l’une des plus grandes ressources :
« Quand le trauma se réactive, il ramène le passé. Comme si le danger était toujours là. Pour retrouver la sécurité, il faut porter son attention sur l’ici et maintenant », précise Sabine Seguin. Il faut aussi retrouver confiance dans le contact avec l’autre.
« On va explorer ce contact, d’abord à distance, puis peu à peu, en posant ses mains sur celles de l’autre, en le repoussant doucement, puis plus fort, pour retrouver son pouvoir personnel. Dans la dissociation, la personne quitte son corps. Quand elle reconstruit un espace de sécurité, elle peut revenir à l’intérieur d’elle-même », conclut la thérapeute. Le corps redevient un lieu de ressource pour la personne, qui peut alors s’ouvrir à des sensations agréables. La thérapeute Marie-Hélène Sourd travaille ce retour physique grâce à la danse, et en ayant recours à ce qu’elle appelle un « qi spontané », une série de mouvements non volontaires pour irriguer à nouveau les parties du corps qui se sont figées ou qui peuvent être en apnée. Là aussi, Esther témoigne de son expérience de résilience :
« J’ai pu travailler la réception du contact grâce aux massages… Comme j’étais dissociée, cela m’a permis de revenir dans mon corps, parce que je “ne me sentais pas”. Moi qui ai été danseuse professionnelle, je pouvais faire un geste parfait mais sans sentir ce que je faisais, je sentais les muscles mais pas de l’intérieur, comme du bois sec qui ne sent rien. » De même, les amygdales cérébrales et l’hippocampe fortement sollicités au moment de l’événement demeurent « en feu » très longtemps et peuvent être apaisés. Il est possible de refaire circuler correctement l’énergie en leur donnant de nouvelles informations, comme le calme, la douceur.
Filiation et constellations familiales
Une autre caractéristique de l’historique des violences sexuelles, c’est la filiation. Certaines femmes violentées apprennent que leur mère ou leur grand-mère l’a également été. D’autres portent tous les stigmates du trauma sans toutefois en avoir de souvenirs, malgré des recherches. Parfois cela vient de la généalogie, parfois cela remonterait à d’autres vies… Ce qui apparaît dans tous les cas, c’est une manifestation dans le « système » de la famille, d’après Christine Louveau, qui dirige des constellations familiales.
« Le système ne supporte pas que la charge émotionnelle et psychique non assumée par la personne violée reste en suspens. Rage, impuissance, dévalorisation… le système ne peut refouler cette grosse poche énergétique comme le fait une personne. Il va donc la faire porter aux descendants, tout en la manifestant dans le but de la libérer : c’est l’enfant-symptôme. » La descendante, par amour, exprime la force du lien qu’il y a entre elle et le personnage dont elle porte le trauma, même si ce dernier est mort, car c’est aussi une manière de le garder en vie. C’est une forme de « traumatisme vicariant », vécu par personne interposée. Dans le sens descendant, certaines femmes craignent de « repasser » les symptômes à leurs enfants, ou que ceux-ci soient abusés à leur tour, parce qu’elles ont transposé le déni de leur propre agression.
La sophro-analyse, la méthode créée par Christine Louveau consistant à se laisser diriger par son âme lors de séances en état de conscience élargie, permet de libérer ce mécanisme transgénérationnel, qu’il soit ascendant ou descendant. Christine Louveau prévient aussi de la nécessité de sortir de la victimisation et de la dévalorisation pour retrouver sa dignité.
« Le travail psychologique pour retrouver sa souveraineté inclut à la fin d’identifier puis d’accepter sa part de responsabilité. » Même si c’est difficile, il faudrait comprendre qu’il n’y a pas de hasard.
« On ne libère pas complètement le trauma si on garde en soi un sentiment d’injustice, souvent bien caché sous des croyances spirituelles comme “j’ai pardonné…” », précise la thérapeute. Un travail de compréhension de nos actions passées, de nos vies antérieures, qui va de pair avec une prise de conscience que nous sommes venus, ainsi que nos enfants, pour expérimenter certaines choses dans notre chemin d’évolution, permet de couper la chaîne d’avec les abuseurs et de sortir de la culpabilité et de l’emprise.
Le masculin thérapeutique
Stéphane Le Mauf est énergéticien et il est amené à traiter des femmes ayant subi ces blessures régulièrement. Le corps gardant les traces énergétiques de ce qu’il a vécu, le praticien en ressent les vibrations significatives lorsqu’il commence ses soins, et a parfois des flashs devant les yeux.
« Toucher à la sexualité, c’est toucher au sacré de l’être. Le terme “féminin sacré” n’existe pas pour rien, c’est la femme qui permet d’arriver à l’extase en acceptant l’homme en son temple. Donc, si c’est brisé par l’homme qui casse le sacré pour y imposer son pouvoir, il n’y a plus la magie pour aller dans une autre dimension », analyse l’énergéticien, qui se dit heureux d’être un « homme qui répare », qui redonne confiance aux femmes, à la fois en elles-mêmes et en la bienveillance du masculin. Sabrina, qui a vécu un inceste, est allée consulter Stéphane Le Mauf. Elle témoigne :
« Sans savoir pourquoi, ça me plaisait que ça soit un homme qui m’aide à faire ce nettoyage énergétique. Dans le soin, je me suis totalement libérée, je me suis réconciliée avec le féminin. Je me suis acceptée et j’ai cessé de me détruire. » Le thérapeute en biodynamique Philippe Maffre témoigne également du caractère sacré de l’intimité et de son retentissement dans la blessure. En tant qu’homme, il dit devoir accueillir le transfert que certaines patientes font sur lui, tout en ayant conscience qu’il est thérapeutique :
« Je reçois pas mal de colère mais après, ça se gère, ça amène une forme de réparation avec le masculin. J’emploierais même plutôt le mot “réconciliation”. D’ailleurs, il a fallu aussi, dans ma thérapeutique, que je me réconcilie moi-même avec mon masculin, et avec mon féminin… C’est le but puisqu’on est à un niveau transpersonnel à cet endroit-là. »
Le féminin sacré
« Pour certaines femmes, la première violence sexuelle qu’elles subissent, c’est de ne pas avoir été acceptées comme filles dès la naissance » , rappelle Sabine Seguin. Elles peuvent porter toute leur vie cette blessure de s’être senties du « mauvais » sexe et d’avoir déçu leurs parents. Ici, la tentation de l’enfant est de pallier ce « défaut », ce qui peut être une porte ouverte à la prédation car, dans son envie de plaire, la petite fille se rend vulnérable. Alors, pourquoi ne pas se réparer dans la sororité ? Pourquoi ne pas rejoindre des cercles de femmes, dans un chemin entre le retour au tribal sacré et le tantrisme qui propose une réconciliation avec la nudité, avec le regard de l’autre, avec le regard sur soi-même, et parfois celui d’un(e) partenaire ? Marisa Ortolan organise des stages de tantra au cours desquels elle rencontre de nombreuses femmes ayant subi des violences sexuelles, et elle retrouve un peu toujours le même genre de peurs :
« Il y a un rapport entre sexualité et culpabilité. Je n’ai pas de moyen de m’en sortir en tant que femme : si j’aime le sexe très tôt, je vais être mal vue et je vais me sentir coupable. Si on m’a abusée, c’est forcément parce que je suis coupable de quelque chose ! »
Dans ses groupes de femmes, Marisa propose des mises en situation, des rituels, des exercices corporels, afin qu’ensemble les femmes fassent un chemin.
« Entre elles, les femmes parlent, l’énergie féminine circule à nouveau ; elles abordent ensuite la nudité pour réapprivoiser leur corps, ensemble. C’est un lavage énergétique de la honte, et elles finissent par rire et par se trouver toutes belles » , explique-t-elle. Dans les exercices de tantra que Marisa Ortolan propose, les partenaires font des gestes simples mais sacrés : prendre le temps de se regarder dans les yeux, de mettre dans le regard de la reconnaissance (« je te reconnais en tant que femme »), et permettre ainsi une profonde réconciliation avec son féminin.
« On parle de blessure spirituelle parce que la sexualité, c’est notre énergie de vie et elle est sacrée. Le tantra permet de remettre le sacré à sa place et de ne plus le perdre de vue » , précise l’enseignante.
Vanessa, qui a subi un viol, a suivi un stage avec Marisa, au cours duquel elle a totalement pu se transformer.
« Lors d’un exercice, mon corps a fait ce qu’il aurait dû lors de l’agression et ça m’a libérée. J’ai remis de la conscience dans mon corps, dépassé ma phobie du toucher et reconnecté mon mental et mon corps. Aujourd’hui, j’ai une relation et j’ai pu entamer une procédure judiciaire », raconte-t-elle. Finalement, toutes ces femmes sur le chemin de la résilience, essayant de faire évoluer la société, doivent aussi faire preuve de patience avec un masculin qui fait face à une nouvelle donne. C’est main dans la main qu’ils doivent atteindre une égalité pour cesser le maillage de tous ces subissements. Marisa Ortolan conclut :
« Notre sexe est joyeux, au fond, notre vagin chante, si on le libère il va chercher comment ne pas subir les situations, il va redevenir très créatif. » Ouvrons-nous à cette créativité, pour mieux vivre ensemble.
La danse Téhima pour revivre
Marie-Hélène Sourd, thérapeute biodynamicienne, travaille le rapport au corps avec, entre autres, la danse Téhima, qu’elle utilise alors comme outil de résilience.
« Dans les temps anciens, on vénérait la grande déesse mère, dont le corps était la Terre, et la femme en était la représentation. J’ai à cœur de pouvoir faire à nouveau vénérer ce féminin sacré encore présent dans nos inconscients. Si notre mère biologique qui a accueilli notre âme dans son corps a été défaillante, elle-même peut-être blessée, il nous reste une autre mère : la mère Terre. Dans la danse Téhima, j’utilise certains idéogrammes des lettres hébraïques chorégraphiées par Tina Bosi pour reconnecter à cette dimension sacrée. Certaines lettres de l’alphabet hébraïque ont des fonctions matricielles. Si je fais juste danser cette forme-là à une femme blessée, en la reliant avec cette intention, je vais réactiver, au niveau de ses mémoires cellulaires, quelque chose de cette grandeur et de cette conscience-là, tapie au fond des cellules. Elle va petit à petit prendre conscience qu’au niveau de son être essentiel, il y a un endroit qui n’a jamais été blessé, qui n’a jamais été atteint. Cela va soigner la douleur. Une violence sexuelle fait remonter tout le passé violent de la Terre à laquelle nous sommes liés. »