Parfois, les mots manquent.
Ils manquent au moment où nous en aurions besoin pour hurler tout ce qui nous habite. Ou pour le murmurer tout bas. Mais alors, on n’a pas les mots, parce que le langage ordinaire n’est pas à même d’exprimer l’inexprimable, ou de transcender l’invivable.
Seule la poésie le peut. Elle est cette fulgurance qui brasse le réel pour toucher l’essentiel.
Il était une fois Hassan Bamyani.
Bamiyan, c’est un nom des montagnes d’Afghanistan. C’est là que Hassan a grandi, après que sa famille, de l’ethnie hazara, a dû fuir pour échapper aux persécutions infligées à cette minorité chiite – dans un pays où il vaut mieux être sunnite. Plus tard, Hassan s’est installé à Kaboul, où il est devenu instituteur – pour garçons et pour filles. Pas de quoi plaire aux talibans… En 2001, du fait de ses origines et de la présence d’écolières dans sa classe, il est arrêté et enfermé, avec d’autres prisonniers. Il s’imagine exécuté… Mais les troupes américaines arrivent et le libèrent.
Pour autant, Hassan reste un homme traqué. Il doit fuir l’Afghanistan, en laissant derrière lui son épouse Sohaila et son fils Muslem.
Le voyage dut être long. Et il dut être épique. Mais Hassan finit par arriver à Oxford, en Angleterre. Sa situation lui vaut d’obtenir l’asile et la nationalité britannique. Mais il reste Sohaila et Muslem… Hassan travaille dur, petits boulots et conditions précaires. Dès qu’il obtient quelques jours de vacances, avec ses économies, il part en Iran où sa femme et son fils ont réussi à fuir, mais où ils sont retenus dans un camp de réfugiés – et où, comme ils sont hazaras, ils continuent à être maltraités.
Au bout de dix ans, enfin, ils sont autorisés à rejoindre la Grande-Bretagne.
Des poèmes poignants
L’écrivain James Attlee, auteur de multiples ouvrages, a ses habitudes dans l’épicerie coopérative où travaille Hassan. Souvent, les deux hommes discutent. Entre eux s’est nouée rapidement une complicité d’hommes de plume. Car Hassan écrit des poèmes. Des poèmes inspirés de ce qu’il a vécu, là-bas. La guerre, la persécution, l’exil, le voyage mystique et éperdu vers un ailleurs…
Un jour, James entre dans le magasin. Hassan a l’air bouleversé.
- Que se passe-t-il ?
- C’est Sohaila et Muslem. Le ministère de l’Intérieur ordonne leur retour en Afghanistan.
C’est que Sohaila ne sait ni lire ni écrire. Elle n’a jamais su, pas même en dari, sa langue natale. Élevée par une famille très pauvre, elle a commencé à travailler enfant, comme employée de ménage. Or pour passer le test de citoyenneté nécessaire à l’obtention de la nationalité britannique, il faut parler, lire et écrire correctement l’anglais. Faute de quoi…
- C’est injuste, poursuit Hassan. Il y a quatre ans, le gouvernement avait convenu que c’était dangereux pour nous de rentrer en Afghanistan, du fait des persécutions envers les Hazaras. Maintenant ils reviennent sur cette décision !
- Tu continues à écrire de la poésie ?
James ne sait pas pourquoi il demande ça. «
C’est la seule chose que j’ai trouvé à dire, raconte-t-il.
La seule à laquelle j’ai pensé, face à la tragédie qu’il était en train de me confier. Je n’avais lu aucun de ses poèmes, mais j’ai eu la sensation que ça pouvait l’aider, d’une façon ou d’une autre. »
- Je suis trop préoccupé, répond Hassan.
- Viens chez moi, on peut peut-être travailler ensemble sur quelques poèmes.
Pendant un an, dix-huit mois peut-être, Hassan et James se retrouvent régulièrement. «
Je ne parle pas un mot de dari, souligne ce dernier,
alors Hassan m’expliquait en anglais la teneur de ce qu’il avait écrit. Nous étions tous les deux conscients que l’on ne pouvait pas traduire mot à mot ses poèmes. Il fallait trouver en anglais la bonne forme, le bon rythme, le bon vocabulaire pour être à la hauteur de la puissance de ses écrits. C’était parfois difficile émotionnellement, mais captivant. »
James a une autre intuition : ces poèmes doivent rencontrer le public. Une première lecture est organisée, puis une seconde, dans une salle de leur quartier. «
C’était bondé, il y avait la queue devant la porte ! se souvient l’écrivain.
Pour chaque poème, nous lisions un vers chacun, lui en dari, moi en anglais. C’était comme si nous nous soutenions, nous conversions l’un avec l’autre. C’était très fort. Les gens ont été très touchés. »
D’autres lectures sont données, dont une au centre d’Oxford, dans un lieu fréquenté par les étudiants de l’université. «
C’est devenu viral, commente James.
Les poèmes de Hassan étaient si puissants, si dérangeants dans la description de sa souffrance, que les gens repartaient en se disant qu’il fallait absolument qu’ils trouvent un moyen de l’aider. »
La justice bouleversée
Une campagne est organisée : les citoyens d’Oxford se mettent à envoyer des lettres de soutien à l’avocat de la famille Bamyani, mais aussi aux conseillers municipaux, à la députée locale, au juge de la Cour d’appel… «
Ils ont été submergés ! sourit James.
Ils ont reçu des centaines de lettres. » Les journaux en parlent. La députée évoque le cas devant le Parlement. «
Et quand on s’est présenté devant la Cour, le juge et l’avocat du ministère étaient interloqués de voir autant de monde venu en soutien à Sohaila ! »
Le ministère de l’Intérieur sait sa position délicate : comment affirmer que l’Afghanistan est un pays sûr pour les Bamyani, alors que les Hazaras y sont encore persécutés ?
«
Hassan est un citoyen britannique, et Sohaila est son épouse », rappelle également James. Et la mobilisation suscitée par ses poèmes montre qu’il est un membre estimé de sa communauté. C’est d’ailleurs ce qu’il plaide lui-même devant le juge : «
Ici c’est ma maison. Si vous regardez ces lettres, elles ne viennent pas d’autres Afghans ni d’autres réfugiés, mais de Britanniques. »
Sohaila obtient gain de cause. Muslem et elle peuvent rester. «
Mais leur situation reste précaire, explique James,
car son anglais n’est encore pas suffisant pour réussir le test de citoyenneté. Tous les ans, les Bamyani doivent engager des frais juridiques, qui les obligent à travailler dur. Ils sont toujours sous pression. » Et Hassan est «
si inquiet, si épuisé », qu’il ne parvient pas à écrire. «
J’espérais qu’il puisse composer de nouveaux poèmes, sur sa vie ici, indique James.
Ce que je lui ai offert, il y a six ans, c’est un espace de permission, de disponibilité. Quand il savait qu’il venait chez moi, son cerveau entrait en mode créatif. C’était un rendez-vous avec moi, autant qu’avec lui-même. »
En dari, le mot
Darde Dell signifie « partager son chagrin avec quelqu’un ». James a permis à Hassan de disposer de ce lien, sensible, d’intimité et de confiance. L’un des poèmes de Hassan se nomme « Darde Dell ». C’est, de toute son œuvre, estime James, «
le plus porteur d’espoir ». L’histoire des Bamyani n’a pas encore son
happy end, mais elle illustre la puissance possible de l’art.
Pour aller plus loin :
Darde Dell, Hassan Bamyani.