Tout humain a besoin de rites pour huiler les périodes charnières de la vie. Plus encore à l’adolescence, marquée par une mue souvent douloureuse et une profonde quête d’identité. Dans notre société en manque de repères, les rites initiatiques peuvent-ils venir à la rescousse de nos ados ?
Thomas, 19 ans, pratique le
binge drinking depuis cinq ans. Par cette quête de l’ivresse express, il dit s’anesthésier et marquer son désaccord avec ce monde adulte qui
« ne laisse derrière lui qu’une société en cendres ». Expérimenter et flirter avec les limites appartient à la mue de l’adolescent. C’est une manière d’exprimer l’angoisse que lui inspire sa position bancale, à cheval entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte, dont il n’a pas encore les clés. Inconsciemment, prendre des risques et transgresser des règles (d’adultes) est un moyen de se rassurer – si ces règles tiennent bon, c’est que l’on peut s’appuyer dessus et que l’on n’est pas totalement livré à soi-même.
« Les adolescents ont besoin de s’opposer pour se poser », relève Djohar Si Ahmed, docteure en psychologie, psychanalyste et hypnothérapeute. On a cependant l’impression que le malaise actuel des adolescents, qui se traduit par des comportements à risques, dépasse la simple transgression.
« Dans notre monde désenchanté, où règnent la loi du marché et le culte de l’immédiateté (porté notamment par Internet), tout est désacralisé. Or, sans sacré, plus rien n’est “sacralisable” et la liberté devient une impasse : on ne sait plus à quoi vouer sa vie. C’est à ce vide que les jeunes se cognent aujourd’hui », souligne le psychiatre et psychanalyste Philippe Van Meerbeeck, spécialisé dans l’accompagnement des adolescents. Alors, dans cette société sans balises, intolérante à la frustration, apparaissent de nouvelles pathologies, dites « des limites », qui frappent de plein fouet la tranche d’âge vulnérable des ados. Par le recours, entre autres, aux drogues et à l’alcool, le jeune vit une dissolution (temporaire) des limites du moi et accède au sentiment d’appartenir à un grand tout,
« substitut avorté d’une expérience spirituelle », dixit Djohar Si Ahmed, spécialiste des états de conscience non ordinaires.
Scander les passages
Dans toutes les cultures du monde, depuis la nuit des temps, des rites initiatiques ont marqué le passage de l’enfance à l’âge adulte. Si le besoin de rites initiatiques est universel, les rites, eux, sont avant tout culturels. Récemment, dans notre société occidentale, ce passage était ritualisé par des événements (communion, brevet, service militaire...) qui conféraient à l’adolescent le sentiment d’accéder au rang d’adulte. Dans notre société matérialiste, ces rituels symboliques ont disparu ou sont banalisés. Les adolescents doivent donc s’en trouver de nouveaux. «
En raison de cette carence de rites initiatiques et de passage, doublée d’une perte des valeurs, l’adolescent, qui ne trouve ni limites ni épreuves symboliques à traverser et à surmonter, tente de réaliser sa quête dans des conduites violentes qui jouent avec l’extrême : alcoolisme, toxicomanie, jeu du foulard et autre conduite automobile pathologique », décrypte Djohar Si Ahmed. Mais qu’est-ce qu’un rite initiatique ? Il s’agit d’une période, socialement reconnue et organisée, au cours de laquelle les adolescents sont confrontés à certaines épreuves, plus ou moins périlleuses (précédées d’une retraite), qu’ils doivent surmonter pour accéder et être reconnus dans leur statut d’adultes. «
Elles ont une valeur symbolique. On comprend donc pourquoi ces épreuves, absolument capitales pour l’évolution de l’être humain mais qui ne peuvent se réaliser dans le contexte social actuel, poussent les adolescents à les chercher dans des conduites qui sont de véritables passages à l’acte, vécus comme un équivalent de ces rites disparus. Mais dans la mesure où cela se réalise dans la réalité, en dehors de tout cadre, de toute limite, cette quête ne peut être que violente, bégayante, déstructurante et pousse les ados à toujours la recommencer et aller plus loin », souligne encore Djohar Si Ahmed.
La finalité des rites est de pénétrer l’invisible. Des dimensions inatteignables par les moyens habituels et la pédagogie actuelle.
Pénétrer l’invisible
Pierre-Yves Albrecht, philosophe et docteur en anthropologie s’est fait connaître en tant que thérapeute spécialisé dans la récupération de jeunes toxicomanes. À la lumière de son expérience, celui qui a toujours eu à cœur de réconcilier philosophie et terrain,
« à l’image de Socrate », atteste que quand les adolescents vivent des aventures à la limite,
« toujours en lisière d’une mort possible », la motivation majeure n’est pas le plaisir.
« Leur finalité est de pénétrer l’invisible. La “ surnature ”. Des dimensions inatteignables par les moyens habituels et la pédagogie actuelle. » L’adolescent se sent emprisonné, à l’étroit. Comme il ne
« respire pas le large » dans notre société, il va le chercher en vivant des aventures extrêmes. Inconsciemment, il perçoit la possibilité d’accéder à des mondes invisibles, à une dimension extraordinaire, grâce à un nouvel état de conscience qui ouvre à des perceptions inédites.
« L’ado tente d’accéder à cette complétude, à ce sentiment d’appartenance à une totalité, par un état de conscience modifié », ajoute Djohar Si Ahmed, qui a largement étudié le sujet. Pierre-Yves Albrecht précise que l’héroïnomane va ainsi chercher à pénétrer la
« dimension pacifiée du sage, du mystique ». Le cocaïnomane, lui, part en quête de la dimension de
« l’entrée en action extrême, propre au héros ». Quant au consommateur d’hallucinogènes, il apprivoise son « chamane ».
Initier pour sauver
Face au mal-être des jeunes, notamment de ceux qu’il a accompagnés, Pierre-Yves Albrecht est formel :
« Seule l’initiation libère ! » Ce docteur en anthropologie a passé beaucoup de temps en Afrique, où il a côtoyé des peuples « extraordinaires » pour qui les rites initiatiques et symboliques font partie intégrante de la pédagogie.
« Dans notre système, on esquive les rites de passage depuis la Renaissance », regrette-t-il. Et de faire remarquer que chez les Dogons et les Bambaras, celui qui ne passe pas par l’initiation demeure un enfant, incapable d’accéder au rang d’homme.
« Même s’il reçoit un prix Nobel ! [...] Pour qu’il se réalise, tout être doit travailler sur le corps, le cœur et l’esprit. Ces trois niveaux de conscience doivent être exaltés, épanouis. C’est ce qui est proposé à travers les rites initiatiques », signale Pierre-Yves Albrecht. Or, dans notre société, seul le niveau matérialiste est exalté. D’où ce violent sentiment d’incomplétude ressenti par nos adolescents. (...)