Le mode de pensée dominant à l’heure
actuelle conçoit les espaces et les objets
comme étant séparés les uns des autres.
Depuis quelque 3 siècles, des considérations
cartésiennes et newtoniennes nous
poussent à cartographier notre monde en fonction
de frontières qui départageraient ses activités.
Et s’il est une limite à laquelle nous sommes
particulièrement identifiés, c’est la peau. Cela
semble ne faire aucun doute : dedans c’est nous,
dehors c’est le monde.
Toutes ces séparations sont-elles si réelles ? La
science des dernières décennies semble indiquer
qu’il en est autrement.
L’image de soi comme
objet à l’écart et indépendant du monde est remise
en question. Les limites entre les dynamiques
internes de notre organisme et celles de
l’environnement ne seraient pas si évidentes à
saisir.
« La vie est un continuum dans lequel
l’homme est totalement imbriqué », soulignent
la microbiologiste Lynn Margulis et son fils,
l’auteur scientifique Dorion Sagan, dans
L’Univers bactériel.
« Le monde n’est pas en dehors
de nous et nous ne sommes pas en dehors du
monde », complète Erwin László, philosophe
des sciences et théoricien des systèmes.
Un renouvellement constant
« Nous sommes des poussières d’étoiles », poétise
l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Nos atomes,
presque aussi vieux que l’univers lui-même, proviennent
exactement de la même fabrique que le
reste du monde. Alors non seulement aucun de
nos ingrédients de base n’est spécifiquement
« humain » mais ils continuent de circuler à
chaque instant entre nous et l’extérieur. En effet,
pas une de nos cellules n’est identique à celles
que nous avions il y a seulement quelques années.
Notre corps se renouvelle constamment à
partir de la qualité de la nourriture, de l’eau, de
l’air, de la lumière et même des ondes que nous
présente notre environnement. Ça entre, ça sort,
ça nourrit, ça détruit, ça remplace, ça éjecte.
Résultat : constamment renouvelé, notre organisme
est ainsi constitué de la substance du
monde en mouvement.
« Nous sommes un système
vivant ouvert, qui échange continuellement
de la matière, de l’énergie et de l’information
avec l’environnement », résume Erwin László.
Ainsi, même si nous possédons des filtres qui
permettent certains tris, nous comprenons aisément
combien, si notre monde est pollué, nous
le serons inévitablement aussi. Toute membrane
possède une perméabilité variable. Des études menées
par le Pr Pierre Aubineau, neurophysiologiste
et chercheur au CNRS, ont par exemple montré
que la porosité de la barrière hémato-encéphalique
qui protège le cerveau, peut être influencée par les
ondes de la téléphonie mobile.
Ce n’est pas tout. En plus de ses cellules constamment
renouvelées, notre organisme héberge une
quantité effarante d’hôtes microscopiques qui, eux
aussi, entrent et sortent de notre corps. À l’âge
adulte, nous transportons plus de 100 000 milliards
de bactéries. Entendez bien : nous abritons 10 fois
plus de bactéries dans notre corps que nos propres
cellules.
« Ces milliards de bactéries sont absolument
indispensables à notre vie », rapporte Franck
Courchant, écologue et directeur de recherche au
CNRS, dans le documentaire
Planète corps de
Pierre-François Gaudry. À cela, il faut ajouter de
nombreux virus et champignons.
« Ils font penser à
des espèces d’une flore exotique qui n’a rien à envier à
celles de certaines régions tropicales de notre planète
Terre », poursuit le chercheur.
Comme dans la nature, la
santé se joue dans
l’équilibre entre
les espèces.
Des passagers pas clandestins
« On estime que les bactéries intestinales remplissent
plus de 15 000 fonctions distinctes au service du corps
humain », informe Franck Courchant. Elles favorisent
notamment la digestion, l’absorption des
nutriments, la fabrication de vitamines essentielles
et nous protègent contre les micro-organismes nuisibles.
La qualité de notre flore digestive – ou biotope
intestinal – est ainsi vitale à notre santé. Lors
de sa naissance, alors qu’il sort de l’utérus de sa
mère, le bébé est colonisé par ces organismes. Par la
suite, les aliments et l’eau qui lui seront donnés, ses
divers contacts avec son entourage, continuent d’influencer
cette flore. Les légumes qu’il consomme
– qui devraient constituer la plus grande partie de
son alimentation – sont naturellement eux aussi
habités par de nombreuses bactéries et filaments de
champignons.
« Une entraide est établie entre les végétaux et tout un
tapis naturel de bactéries et de mycélium qui les aide à
pousser. Plus le tapis est riche, plus l’aliment est bénéfique.
Il y a donc une répercussion directe entre l’état du
terroir, le goût et la teneur en polyphénols des aliments,
et l’état de notre flore intestinale. Si nous mettons des
pesticides, des insecticides, des fongicides et des bactéricides
dans notre agriculture, nous appauvrissons le sol et
nos intestins. Nous ouvrons la porte à tout un tas de
pathologies », explique le Dr Bruno Donatini, gastroentérologue.
Le lien serait direct entre l’état du
sol, l’état de notre biotope intestinal et l’état de notre
santé. Le vecteur ? Les bactéries, les virus et les champignons
qui se promènent d’un milieu à un autre.
« Comme dans la nature, la santé se joue dans l’équilibre
entre les espèces », complète Franck Courchant.
Une influence sur le psychisme ?
La fluctuation des bactéries dans notre organisme
pourrait être plus influente que nous le pensons.
Le Pr Maximilian Ledochowski, un chercheur
en gastroentérologie autrichien, a par exemple mis
en évidence que l’état de la flore intestinale peut provoquer
des états dépressifs.
« Une flore digestive qui
produit du méthane consomme de la sérotonine
et réduit le tryptophane qui sont des précurseurs des
médiateurs cérébraux impliqués dans la dépression.
Cette diminution de médiateurs explique l’augmentation
du taux de dépression. Cela veut dire que l’état
du terroir, à travers l’alimentation, a une influence
sur nos performances psychologiques ! », expose le
Dr Donatini.
Franck Courchant soutient également l’hypothèse
de l’influence sur notre psychisme d’organismes si
petits qu’ils nous entraînent à la frontière de l’invisible.
Exemple : le toxoplasme. Ce parasite, qui a
besoin de pénétrer dans l’intestin d’un chat pour
faire naître de nouvelles générations, modifierait le
comportement du rat dans lequel il niche afin que
celui-ci se fasse manger plus facilement.
« Des
expériences ont montré que la présence de
toxoplasme dans le cerveau d’un rat altère
son évaluation d’une menace et le désinhibe
de la peur de son prédateur », relate
l’écologue. Les êtres humains
aussi peuvent être porteurs de la
toxoplamose qui ne provoque, dans
la plupart des cas, aucun effet visible.
Cependant,
« depuis une dizaine
d’années, des études ont révélé que
le parasite n’est pas si neutre : il peut avoir
un effet sur le comportement de l’hôte en facilitant
la production de médiateurs chimiques
comme la dopamine – qui est impliquée dans des
troubles neurologiques comme la schizophrénie ou les
troubles bipolaires », révèle Franck Courchant. Nos
propres états psychologiques seraient influencés par
des créatures microscopiques, elles-mêmes dépendantes
de la qualité environnementale. Devrions-nous
mettre ce fait en parallèle de l’augmentation
des psychopathologies dans les pays dits développés ?
Mais alors, qui pense quoi en nous ?
Une nouvelle conscience émerge, qui unifie les informations échangées entre les composants.
Des êtres unifiés
L’humain pourrait être facilement qualifié de communauté
vivante évoluant en symbiose avec son environnement.
C’est ce que semble nous indiquer la
nouvelle biologie. Elle nous fait comprendre par là
même que nous ne pouvons plus prétendre interférer
avec le monde sans interférer avec nous-mêmes
car nous sommes totalement intriqués avec lui.
Cependant, que faire de notre sensation d’être
« une » seule personne ?
La question de l’expérience
consciente arrive sur le tapis – une énigme vertigineuse
pour laquelle nulle certitude ne peut être donnée.
Ce que les scientifiques nous disent toutefois,
c’est que l’évolution n’a cessé de trouver des manières
d’unifier des ensembles de processus différents afin
de créer de nouvelles unités… et de nouvelles capacités
de conscience.
« Comme l’explique le biologiste
Ludwig von Bertalanffy, l’évolution crée à chaque étape
une nouvelle stabilité dynamique d’une complexité supérieure.
Une nouvelle conscience émerge, qui unifie les
informations échangées entre les composants », détaille
Ervin László. Nous serions effectivement une sorte
de table périodique des éléments habitée par des
bactéries, des virus et des champignons, mais c’est
l’organisation spécifiquement humaine de ce tout
qui permettrait l’émergence de notre conscience.
Ainsi nous serions « propriétaires » pas tant
des sources d’information qui nous parcourent
que du choix de la synthèse
que nous en faisons.
« Je dirais que
notre conscience personnelle unifiée est
comme un raccourci, parce que nous
ne pouvons pas gérer tous ces différents
courants qui nous traversent. Donc
nous produisons une version tronquée
de notre conscience réelle. Cela ne veut
pas dire que nous ne sommes pas, d’une
certaine manière, des individus. Mais je ne
pense pas que nous soyons des individus comme
nous pensons que nous le sommes », pointe Dorion
Sagan. Notre conscience globale serait ainsi un résultat
de la fluctuation de tous les composants qui permettent
son apparition. Notre sentiment d’unité
consciente serait un choix parmi la multitude d’états
disponibles. Nous créons un « je » au milieu d’un
grand « nous ». Que se passe-t-il lorsque l’état de
conscience du « je » est modifié ou élargi ? Il pourrait
potentiellement accéder à des « nous » surprenants…
dont la pertinence pourrait
être intéressante. Car c’est
bien de cela dont nous semblons
avoir besoin : de réapprendre,
d’une manière ou
d’une autre, à écouter et
respecter un environnement
dont nous sommes tributaires.
S’inspirer de la nature
Depuis des milliards d’années, la nature a développé une efficacité redoutable dans
la résolution de problèmes très concrets. De plus, avec elle, rien ne se perd et tout
est recyclé. Le biomimétisme
– domaine de recherche qui s’inspire des merveilles de l’ingénierie naturelle – permet alors d’aboutir à une industrie bien plus efficace et écologique. Des ampoules LED inspirées des lucioles, un revêtement antibactérien inspiré de la peau de requin, du béton inspiré du corail... Le biomimétisme, un vecteur de mutation vers une économie verte ?