D’elle, à l’image de sa personnalité baroque et de son parcours contrasté, il a été dit tout et son contraire. Sa vie romanesque fourmille d’histoires incroyables, dont il est parfois délicat de démêler le vrai du faux… «
Un bon nombre de données, notamment celles concernant le Grand Jeu, demeurent mystérieuses et introuvables. Selon son thème de naissance, Mlle Lenormand se veut aussi secrète qu’énigmatique. Respectons le mystère », plaident Carole Sédillot et Chantal Frelaut, coauteures du coffret
Le Grand Jeu de Mlle Lenormand(1), spécialistes du symbolisme.
Un destin sibyllin
Marie-Anne Adélaïde Lenormand voit le jour le 27 mai 1772 à Alençon. Elle reçoit le même prénom qu’une sœur aînée morte quelques heures après sa naissance, le 16 septembre 1768. Serait-ce cette proximité d’âmes qui aiguise sa familiarité avec l’invisible ? Le contexte déroule une toile de fond à son don de divination : «
Née sous le règne de Louis XVI et disparue sous celui de Louis-Philippe, Mlle Lenormand vécut longtemps à une époque historique riche en bouleversements qui ne purent que l’influencer », éclairent Carole Sédillot et Chantal Frelaut (voir encadré).
Ses forces et ses vulnérabilités s’enracinent dans son enfance blessée. Si elle naît dans un milieu aisé, sa « fortune » ne dure pas. Son père, Jean-Louis Antoine Lenormand, marchand drapier, meurt un an après sa naissance. Sa mère se remarie… mais décède en 1777. À cinq ans, Marie-Anne Lenormand se retrouve orpheline. Elle reste, avec sa sœur et son frère cadets, à la charge d’un beau-père qui ne tarde pas à se remarier. Malgré le manque d’amour (blessure qui nourrira sa revanche), elle est «
une enfant espiègle évoluant dans un milieu bigot et triste qui tente de mater cette âme rebelle ». Un événement met le feu
aux poudres : à huit ans, lors d’une de ses nombreuses fugues, elle rencontre une troupe de comédiens ambulants. Éblouir par le Verbe,
quel pouvoir ! Un jour, c’est sûr,
elle sera célèbre… En attendant, on l’envoie faire ses études chez les Bénédictines. Son esprit vif se montre insatiable : elle s’intéresse aux langues, à la musique, à la peinture, aux lettres… Elle déploie un talent pour les nombres. L’
Iliade devient sa bible. Une des légendes qui tisse son destin hors norme raconte qu’elle serait la fille de Louis XV, fruit d’une idylle entre le roi et sa mère, dotée d’une grande beauté (dont elle n’a pas hérité). «
Bien que rien ne soit jamais venu confirmer cette thèse, on avançait la théorie que son éducation distinguée avait dû être financée par la couronne… C’est pour cela qu’elle aurait, dit-on, toujours nourri une obsession pour la monarchie », confie Victoria Braojos Nieves
(2), l’une des plus grandes spécialistes de M
lle Lenormand (dixit la tarologue Marianne Costa).
Une des légendes qui tisse son destin hors norme raconte qu’elle serait la fille de Louis XV.
Dons précoces
Dès le début de ses études, Marie-Anne Lenormand prédit l’avenir à ses jeunes camarades. L’une de ses prédictions fait sensation…
L’abbesse de son couvent ayant été révoquée en 1781, un climat d’intrigues complique la nomination d’une remplaçante. On consulte la jeune fille. «
La sibylle joufflue (sic)
répondit avec aplomb que le roi déjouerait les prévisions en nommant une certaine dame de Livardie. La présomption se réalisa », écrit l’un de ses biographes, Alfred Marquiset
(3). Ce succès initie sa voie future, mais pour l’heure, considérée comme « créature du diable », elle est ballottée de couvent en couvent. À quatorze ans, fuyant une destinée toute tracée de couturière à Alençon, elle part travailler à Paris. Elle y rencontre un collègue qui fréquente les milieux occultistes et l’initie à ses connaissances hermétiques. Elle découvre la Kabbale, le théologien Lavater (fondateur de la physiognomonie), relit Pythagore et s’achète le jeu d’Etteilla, maître incontesté de la cartomancie. «
Dès 15 ans, elle devient une véritable professionnelle. Elle côtoie les tireuses de cartes, rencontre les blanchisseuses de l’Arsenal – très attirées par
la nécromancie –, ce qui la fait participer à l’étude des morts, découvre l’existence du docteur Gall, inventeur de la phrénologie, fait la connaissance de Bonaventure Guyon, grand astrologue de son temps, qui lui enseigne la lecture des astres », détaillent Carole Sédillot et Chantal Frelaut.
Gloire et déboires
Un coup de chance infléchit son destin : elle gagne 12 000 francs à la loterie, une fortune au regard de son salaire annuel de 120 francs ! Cette somme lui permet de rejoindre le docteur Gall, de passage à Londres à l’issue d’un tour du monde. L’Angleterre, pays très versé dans l’ésotérisme, est une mine d’or pour elle et même le prince de Galles vient la consulter. C’est de là qu’elle apprend la prise de la Bastille. Au bout d’un an, elle rentre en France – à Alençon dans un premier temps (où sa récente fortune attire les jalousies), avant de rejoindre Paris et le faubourg Saint-Germain à dix-neuf ans, où elle est engagée comme lectrice. Véritable graphomane, elle se met à écrire et ne s’arrêtera plus, mais faute de succès, elle publiera ses ouvrages à compte d’auteur. Se dessine le grand regret de sa vie : ne pas devenir écrivaine. Elle reprend alors ses consultations de voyance et réside rue de Tournon. Les clients célèbres se bousculent : le comte de Provence (futur Louis XVIII), Fouché, Robespierre, Danton, et de nombreux comédiens – qu’elle aida toute sa vie. «
Se succèdent chez elle des Jacobins, des Girondins, des Montagnards et des royalistes, ce qui lui vaut d’être surveillée par la police », relatent Carole Sédillot et Chantal Frelaut. À partir de là, les épisodes de gloire alternent avec des passages par la case prison. Ce qui ne freine nullement ses élans de prophétesse ! «
Pratiquant la mancie sous des formes très diverses, une fois emprisonnée, Mlle Lenormand se met à lire dans la poussière », relate la tarologue Marianne Costa. Parmi ses emprisonnements « célèbres », épinglons ce mois de juin 1794 où, en pleine Terreur, à la suite d’une sombre affaire de secte qui ne la concerne en rien, elle se retrouve enfermée à la Petite Force en compagnie de Mademoiselle Montansier et de Madame Tallien… Elle y reçoit un billet de Madame de Beauharnais, enfermée à la prison des Carmes, prémices d’une indéfectible amitié. «
Dans cette prison, antichambre de l’échafaud, Mlle Lenormand perd l’habitude d’annoncer la mort et devient à vingt-deux ans une professionnelle discrète, à l’écoute des autres », précisent Carole Sédillot et Chantal Frelaut. S’ensuit une période dorée, où ses dons de divination profitent aux fortunés : le banquier Hope, Barras, Madame Récamier, Carnot… Elle devient la voyante attitrée de Joséphine, future impératrice. Cette amitié, doublée de sa passion pour les oracles politiques, ne plaît guère à Napoléon Bonaparte : il la fait emprisonner à deux reprises. Au faîte de sa popularité, c’est la foule qui réclame la remise en liberté de celle que l’on surnomme « Madame Vérité »…
La révolution cartomancienne
L’époque dans laquelle évolue Mlle Lenormand joue un rôle clé dans sa célébrité. En effet, la société entretient
un rapport privilégié avec le surnaturel. « Les bohémiens de passage, les diseurs de bonne aventure intéressent tout d’abord le peuple, proie facile. Peu à peu, cet attrait gagne du terrain par la voie du tarot, dont les images riches en symboles fascinent les privilégiés », expliquent Carole Sédillot et Chantal Frelaut. La magie avec Cagliostro et l’occultisme avec Éliphas Lévi sont à la mode. « Dès le XVIIIe siècle, les historiens des tarots, tel Court de Gébelin, et les fondateurs de la cartomancie, comme Etteilla, cherchent à rattacher les tarots au Livre de Thot égyptien. Les philosophes avaient soufflé le vent de la liberté et toute l’intelligentsia européenne s’arrache alors leurs ouvrages. La Révolution consacre la cartomancie et l’on consulte fiévreusement. »
Une « sur-vivante »
«
Les prémices d’une enfance sans amour parental, mais éclairée par une éducation érudite confèrent à Marie-Anne sa principale qualité : elle est une femme libre ! Battante, c’est une survivante qui n’a de cesse de développer sa culture, telle une arme pour résister dans une époque si dure », précise Victoria Braojos, qui a lu tout ce que M
lle Lenormand a écrit et tout ce qui a été écrit sur elle (du moins, ce qui est trouvable). Elle évolue dans une société machiste qui fustige les esprits libres au féminin. Les écrits la concernant sont rarement bienveillants et restent truffés de clichés sexistes. Si Victoria Braojos est allée à la rencontre de Marie-Anne Lenormand à travers l’oracle qu’on lui attribue, ses recherches lui révèlent « bien plus qu’une voyante célèbre » : une femme intelligente, sensible, généreuse, revendicative, percevant les « autres dimensions ». «
Curieuse, chercheuse, observatrice, elle questionne et se questionne. Alors forcément, derrière les apparences et la réalité, son intuition lui dit qu’il doit bien y avoir… autre chose », complètent Carole Sédillot et Chantal Frelaut. Son côté théâtral, son sens inné de la publicité et son audace la connectent à la haute société, mais sa célébrité tient au fait que ses prédictions se réalisent. Sur son chemin, la découverte du tarot d’Etteilla est une révélation. «
S’il fut le législateur de la cartomancie, elle en fut la véritable héroïne », clament Carole Sédillot et Chantal Frelaut. Cartomancienne mondaine, elle utilise les tarots, qu’elle annote, comme support de voyance à partir de ses centres d’intérêt : la mythologie, la géomancie, l’alchimie… «
Notre sibylle utilise parfois des récits un peu fantastiques pour donner plus de crédibilité à ses exploits », observe Victoria Braojos Nieves. Ronde et robuste, elle n’est ni très belle ni coquette. Ce physique ingrat est compensé par sa bonne humeur et son savoir. Côté cœur, le seul amour de sa vie – resté platonique – se marie à une autre et termine guillotiné (il s’agit d’Hébert, journaliste de triste réputation, bien que ce ne soit pas encore le cas lorsqu’elle le rencontre). Un autre homme, Flammermont, lui propose le mariage, mais elle refuse. Est-ce par déception qu’elle reste vierge ? On dit aussi que les sibylles doivent rester chastes
pour conserver leurs pouvoirs…
Suivre l’étoile
Intuitive jusqu’à l’ultime, Marie-Anne Adélaïde Lenormand aperçoit un soir dans le ciel Sirius –
« celui qui montre le Chemin ». Cette étoile, la plus brillante, incarne la porte de l’au-delà pour les anciens Égyptiens. Notre prophétesse y voit-elle un signe ? Dès le lendemain, elle établit son testament.
«
Il s’agit probablement d’un signe intérieur. Mlle Lenormand, présente au message de l’au-delà et de l’Ici et Maintenant, a entendu et écouté la voix de l’âme. Elle a accepté et suivi la… voie », concluent Carole Sédillot et Chantal Frelaut. Après deux jours d’agonie, elle s’éteint le 23 juin 1843 à soixante et onze ans. Le 27 juin, une foule accompagne son cercueil au Père-Lachaise. En 2023, sa tombe est toujours fleurie par les adeptes de l’occulte. Et le Grand Jeu qui porte son nom, aux origines aussi énigmatiques que sa personnalité atypique, prolonge sa destinée. À la mort de son exécuteur testamentaire, une abondante correspondance et de nombreux documents ont été brûlés par la famille.
Le mystère demeure…
(1)
Le Grand Jeu de Mlle Lenormand, Carole Sédillot & Chantal Frelaut, éd. Le lotus et l’éléphant, 2022. Ce coffret contient les 54 cartes originelles de cet oracle,
ainsi qu’un livre retraçant le parcours de vie de M
lle Lenormand et l’art d’apprendre et interpréter tous les secrets des tirages.
(2) Victoria Braojos, diplômée en psychologie, est la fondatrice de l’école ésotérique européenne La orden de Ayala, directrice du Congrès international du Jeu de carte et du Tarot de Madrid et codirectrice du Musée madrilène du Jeu de carte et du Tarot. Elle a publié, en espagnol, plusieurs œuvres autour de M
lle Lenormand.
(3) In
La célèbre Mlle Lenormand, Alfred Marquiset,1911. Livre original appartenant au Musée du Jeu de carte et du Tarot de Madrid.