Hérités du chamanisme originel japonais,
les kamis sont les esprits vénérés par les shintoïstes. De véritables cérémonies sont organisées pour les célébrer, dont l’élévation d’un temple remplaçant l’ancien tous les vingt ans. Déambulation entre Ise et Nara, deux sanctuaires encore très actifs.
«
Nous avons oublié ce que nos ancêtres appelaient un bois sacré, nous avons enfermé nos croyances dans des temples de pierre et nous n’avons plus permis à la nature d’élever notre âme que par le détour de son Créateur. Partout, au Japon, il se rencontre des bois sacrés » : ces mots du voyageur Frédéric Joüon des Longrais, j’en ai fait l’expérience vivante durant mes deux pérégrinations à travers le Japon. Récit d’une plongée dans l’univers extraordinaire du Shintô.
À la pointe de l’innovation technologique, le Japon a su conserver son esprit traditionnel : la vénération de la Nature, que la société nippone considère comme un corps vivant, donc digne de respect, est au centre de rites encore pratiqués au quotidien. Les bains de forêt –
shinrin yoku –, que nous redécouvrons car ils réduisent l’hormone du stress et régulent le rythme cardiaque, les Japonais, fidèles aux croyances shintoïstes n’ont, eux, jamais cessé de les pratiquer.
J’ai donc choisi de me rendre à Ise, au bord de l’océan Pacifique, pour plonger dans les subtilités du Shintô, ce rite profondément animiste – ce qui se comprend dans un pays exposé aux caprices des éléments – et faire l’expérience du culte, chamanique, rendu aux
kamis, ces esprits qui « animent » toute chose : astres, phénomènes naturels, montagne, rivière, arbre, rocher, « plaines du ciel », « au-delà des mers et au-delà du souterrain », mais aussi tous les êtres, vivants ou morts.
La société nippone considère la nature comme un corps vivant.
Ise-Shima : le domaine sacré d’Amaterasu
L’archipel japonais abrite des milliers de sanctuaires consacrés à Amaterasu, la déesse de la Lumière, la plus vénérée des
kamis, mais parmi eux, cent vingt-cinq, dispersés sur l’espace sacré d’Ise-Shima, aussi grand que Paris, sont les plus honorés. Près de la mer, couverte de forêts, la région incarne cet autre Japon qui a su conserver intacts mythes et rites. Depuis l’an 692 de notre ère, lors d’une cérémonie, le principal sanctuaire de cet ensemble est remplacé tous les vingt ans par un bâtiment érigé à l’identique à côté de l’ancien qui sera détruit, et dont les éléments de bois seront offerts à d’autres temples. Car où l’Occident estime que la pierre est le symbole matériel de sa culture, le Japon préfère le bois et... son impermanence, une notion typiquement orientale.
Ce rituel vieux de 3 300 ans, nommé
shikinen-sengû, qui tient une place essentielle dans la spiritualité japonaise, me fascine : les trésors divins, entre autres le miroir sacré d’Amaterasu, sont transférés vers la copie fidèle de l’ancien sanctuaire, voué à être détruit. Pour autant, les Japonais respectent ce qui a été sacralisé un jour : les éléments architecturaux en bois de cyprès de l’ancien sanctuaire participeront à la construction d’autres sanctuaires shintoïstes à travers l’archipel, pour qu’existe un réseau de mémoire matériel. L’original meurt mais il transfuse sa vie dans la copie, selon la pensée shintoïste.
En 2013, le soixante-deuxième renouvellement de ces sanctuaires a attiré 14 millions de pèlerins. Un chiffre qui a presque doublé et dont Shigeatsu Tominaga, président de la fondation franco-japonaise Sasakawa, m’explique les raisons alors que nous passons sous un
torii épuré, ce portique qui marque l’entrée des sanctuaires : «
Après l’accident de Fukushima, nous avons réalisé que notre société était menacée de déclin spirituel, il nous fallait revenir aux sources alors que, devenus la troisième puissance économique mondiale, nous avions perdu de vue les racines originelles de notre culture. »
Nous venons de franchir un seuil invisible qui nous fait pénétrer de plain-pied dans un espace sacré ; je me sens véritablement accueillie par des cèdres géants, des camphriers et des cyprès centenaires : le tronc d’un conifère est entouré d’une corde en paille de riz, le
shimenawa. Un homme, les yeux clos, est en train de l’enlacer : Ryo dirige le service informatique d’une grande société à Tokyo et il est venu en pèlerinage à Ise pour y déposer un vœu personnel. Ma question le fait sourire car pour lui, ce
shimboku abrite bien un
kami, mais plus encore, Ryo considère qu’il est le corps même, ou
shintai, de la divinité. On sent qu’il n’y a aucun antagonisme entre son pragmatisme dans le travail et ses croyances dans les esprits de la nature. (...)