Natacha Calestrémé, écrivaine et réalisatrice
En septembre 2003, le chercheur Hans Heinrich Katz écrit un article publié dans
The Guardian, conclusion de quatre années de recherche. Le sujet : un transfert de gène chez les abeilles à partir de plans OGM. Personne n’y prend garde. Mars 2005, cet article est repris sur le Net. Aucun retentissement. Je cherche de nouveaux sujets de documentaires à proposer à France 5 et celui-ci retient mon attention.
Car j’ignore pourquoi, mais mon pouls s’est accéléré. Les recherches de Katz montrent qu’un gène artificiel, présent dans une culture de colza OGM a été transféré dans le corps des abeilles, par le biais d’une bactérie. Bactérie présente dans le corps humain. En lisant ces mots, j’ai l’intuition très forte que l’homme, avec sa manie de bouleverser les écosystèmes, de transformer le vivant en manipulant les gènes, va provoquer une hécatombe. Si un transfert de gène du végétal à l’animal – qui demande normalement plusieurs milliers d’années – se réalise en une génération grâce à la seule présence d’une bactérie, comment peut-on affirmer connaître et maîtriser l’impact des OGM sur notre santé ? J’ai le sentiment très fort que les abeilles vont en être les premières victimes. Mai 2006, l’idée d’un roman fait jour. Le postulat de départ est une mortalité massive d’abeilles. C’est ainsi que je vais travailler d’arrache-pied à les étudier. Un an plus tard, en août 2007, cette hécatombe a réellement lieu : 60 à 90 % des abeilles domestiques meurent aux États-Unis, en Allemagne, en Chine, en Italie, en Pologne... en France. Tous les journaux en parlent. Mes recherches menées très tôt me permettent d’être la première à proposer un film d’enquête sur le sujet. Il sera cinq fois primé. Suivra le roman, qui vient de paraître. L’intuition, pour moi, c’est accepter que le hasard n’existe pas.
L’intuition, pour moi, c’est accepter que le hasard n’existe pas.
Christophe Caupenne, ancien patron des négociateurs du RAID
Il y a quelques années, alors que j’étais officier dans un service de police judiciaire, j’ai été appelé sur une affaire d’agression sexuelle à domicile, crime commis sur une jeune trentenaire, mariée à un Malgache. Un individu masqué l’avait surprise alors qu’elle ouvrait la porte de son jardin. Comble du sordide, l’agresseur l’avait marquée au fer à repasser, sur tout le corps ; de multiples zébrures écarlates témoignaient de l’ignominie de l’acte. La victime était en état de choc et ne pouvait pas raconter ce qui lui était arrivé précisément. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, j’eus immédiatement une impression sourde de malaise, du fait de la configuration totalement absurde de la maison, bâtie tel un bunker, tout en longueur, et disposée sur une bande étroite de terrain jouxtant une voie rapide fréquentée et bruyante. L’un de mes collègues, vieux procédurier de la brigade financière, s’était occupé de prendre le témoignage partiel de la dame et l’avait conduite à l’hôpital afin qu’un médecin légiste constate toutes ses blessures. Il revint bouleversé. Pour ma part, j’avais effectué les constatations criminelles sur les lieux et j’avais entendu les proches, uniquement représentés par la famille du mari malgache (belle-mère, beau-frère, etc.) ; la jeune femme, originaire de Bretagne, était seule sur la région parisienne depuis plus de deux ans, et vivait sous la coupe étouffante de sa belle-famille. Nous étions très inquiets de ce mode de passage à l’acte ultraviolent, car il témoignait de la présence d’un « fou criminel et pervers, en liberté » ; il allait nous falloir arrêter très rapidement cet individu.
C’est là que mon intuition déclencha quelques alarmes subjectives. D’ordinaire, ce genre de crime sordide correspond à un processus de maturation d’un comportement criminel, qui aboutit au final à des actes sadiques, c’est-à-dire qu’il y a toute une série « d’actes précurseurs ». Or, dans les mois précédents, aucun acte ne pouvait être rattaché à cette agression... Deuxièmement, la personnalité de la victime, esseulée, dépendante (et prisonnière) d’une belle-famille tyrannique, sans enfant, sans travail, me laissait une impression de gêne non explicable. Troisièmement, la maison du couple était une aberration architecturale, un calvaire contextuel ! Pourtant, rien ne permettait de douter de la véracité des propos de notre martyre. La victime est toujours sacrée ! Rien, si ce n’est l’intuition intime et secrète de l’enquêteur, rompu aux crimes et délits. Mes collègues refusèrent d’entendre les doutes que j’émis alors sur la crédibilité de ce récit. L’un d’eux se fâcha presque avec moi et je dus choisir entre mon intuition et la cohésion de mon groupe. Je me retrouvai bien seul avec mon intuition. Le doute m’assaillait, mais aussi la peur, la peur de me tromper. Par chance, je suivis cette intuition et lors d’un ultime interrogatoire, la victime m’avoua avoir inventé toute cette histoire afin de se soustraire aux affres de sa vie actuelle. Elle s’était elle-même fait les stigmates cutanés en frottant jusqu’au sang sa peau avec des baguettes de soudeur (très abrasives), que nous retrouvâmes dans le fouillis de son garage. L’intuition était venue bousculer les évidences. C’est l’un des outils du policier, et à bien y regarder, on peut mesurer toute l’importance de celui-ci dans le processus judiciaire, puisque dans le droit français, au terme du procès pénal, juges et jurés rendent leur décision « en leur âme et conscience », sur la foi de leur « intime conviction ».
Jean-François Masson, médecin homéopathe
Lorsque Jean-François Masson s’installe au piano, il «
sent son auditoire » et adapte son interprétation à l’atmosphère qui prévaut dans la salle.
Récemment, il jouait pour Homéopathes sans frontières, afin de financer des projets qui lui tiennent à cœur au Burkina Faso. Un autre univers que celui de son cabinet parisien, où les rendez-vous se prennent plusieurs semaines à l’avance. Le fil directeur de sa vie ? La volonté de soulager la souffrance, associée à une véritable «
jouissance de l’autre et du moment présent ».
Ce sont aussi les deux piliers d’une puissante capacité intuitive : «
Une nouvelle patiente arrive pour une consultation avec son enfant. Je demande au petit garçon : “Alors, pourquoi n’arrives-tu pas à dormir ?”
Et la mère de s’étonner : “Docteur, nous venons justement parce qu’il a un problème de sommeil !”
Ce genre de chose m’arrive tout le temps. » Jean-François Masson décrit ce processus comme «
un état de transe, je vois les symptômes s’imbriquer les uns dans les autres, il y a comme un zigzag dans ma tête. » Même après 35 ans de pratique, il continue d’entretenir avec cette faculté un rapport émerveillé et prudent : «
Avant de voir un patient, j’ai beaucoup de petits rituels, car je suis toujours inquiet, c’est comme si c’était chaque fois la première fois. Je me dis que c’est cette fragilité qui me rend efficace. Je veux rester vierge, naïf, perméable », dit-il. Il médite pour entretenir cette forme d’empathie, qui parfois se traduit par une douleur physique à l’endroit où le patient est atteint.
«
Plus il a d’intuition, plus il va vérifier ce qu’elle lui apporte sur un plateau », note Jean Danis, un confrère, venu assister à plusieurs consultations pour tenter de comprendre les mécanismes en jeu. «
J’ai surtout été frappé par sa capacité à cerner les conflits intrapsychiques d’une personne, et mettre le doigt sur ce qu’elle devrait changer dans sa vie pour aller mieux. Il n’a pas besoin de discuter pour savoir, et il tape juste. »
Thierry Boiron, président des Laboratoires Boiron
Il y a 6 ans, je rentre en France pour prendre la direction générale de notre groupe, après avoir passé près de 20 ans en Amérique du Nord. Nous sommes alors en pleine fusion avec notre concurrent historique Dolisos. Malgré ce contexte extrêmement difficile, je me retrouve à prendre, en très peu de temps, une décision importante et risquée : ouvrir une filiale en Russie ! C’est en effet au cours d’un déjeuner où une de nos cadres, Ghislaine, m’apprend que sa mère est russe que me vient très clairement l’intuition : «
Et si je lui confiais le projet d’ouvrir une filiale en Russie ? » Je partage avec elle au cours du repas mon idée : elle est surprise... me demande si je suis bien sérieux... et quelques mois plus tard, elle est à Moscou ! Cette filiale est rapidement devenue la plus rentable du groupe.
La seule analyse rationnelle de la situation aurait dû me conduire à écarter d’emblée cette idée : mon arrivée récente à la direction générale de l’entreprise, la non-expérience de Ghislaine en tant que directrice de filiale, notre période de fusion, le contexte politico-économique russe, etc. Alors, comment expliquer cette décision? Au fond de moi, c’est un peu comme s’il existait un « tambour » intérieur qui, sous l’impact d’informations envoyées par mon environnement, produit un son... une vibration... une impulsion que j’appelle mon intuition.
Je pense que nous avons tous un tambour en nous dès la naissance. Nos réussites, nos échecs, nos chocs de vie, nos joies, nos souffrances viennent le percuter et y laissent leurs empreintes. Avec le temps, sa peau se tanne, sa caisse de résonance se transforme, se « patine »... et le son évolue. Mais c’est toujours du même tambour qu’il s’agit. Il est unique. Parfois, la situation, la réflexion que nous sommes en train de vivre impacte notre tambour et le son qui monte est clair, et éclaire.
Mais est-il « sérieux » de laisser mon intuition influencer mes décisions dans l’entreprise ? Est-ce bien « raisonnable » ? Cela nous renvoie à la question fondamentale de notre philosophie managériale. Car si on est animé, comme je le suis, par l’idée que l’entreprise, c’est l’homme, que la performance de l’entreprise vient de la performance collective, indissociable de la performance individuelle, elle-même indissociable du développement personnel, alors on est amené à développer un environnement de confiance pour favoriser l’épanouissement individuel et ainsi favoriser l’expression de chacun, sa capacité à être chaque jour un peu plus soi-même, donc à mieux se connaître et se comprendre, et donc en particulier à entendre, écouter, considérer son intuition. Pour moi, tout processus de réflexion gagne à être le plus global possible, le plus authentique possible et ainsi à intégrer l’intuition au même titre que les données objectivables comme la mise en contexte, la dynamique de la problématique, l’acceptation du niveau de risque, etc.
Parfois, c’est mon intuition qui colore fortement ma décision ; parfois, c’est mon analyse rationnelle. Je les sens, je les souhaite complices et partenaires au bénéfice d’une réflexion plus globale et au profit d’une décision plus juste. Pour moi, refuser l’intuition serait comme ne voir qu’en deux dimensions.
Pour moi, refuser l’intuition serait comme ne voir qu’en deux dimensions.
Patrick Chauvel, grand reporter
«
J’arrive sur les collines qui surplombent Nabatieh, au Sud-Liban. Les Israéliens bombardent la ville. Un chauffeur accepte de me conduire là-bas et de revenir me chercher le soir. Je veux aller sur le plus grand immeuble pour avoir l’angle le plus large possible. Je change d’avis au dernier moment, sans savoir pourquoi je me dis : “Non, je vais trouver un autre immeuble.” Et l’immeuble sur lequel je voulais me mettre a explosé devant mes yeux. Sur le film que j’ai fait, on m’entend dire “Putain, merde !”, et les gens ne comprennent pas pourquoi. Si j’avais été là, j’aurais été satellisé. »
Autre souvenir, au Cambodge lors de l’offensive des Khmers rouges, Patrick Chauvel suit un tank sur la route numéro un. Subitement, il s’en éloigne de 150 mètres, et le véhicule blindé «
disparaît dans une boule de feu ». Souvent, sa vie s’est jouée dans ces secondes de pur instinct. «
J’avais cette intuition innée, elle m’a permis de survivre assez longtemps pour que j’acquière de l’expérience », résume-t-il. En Tchétchénie, où le risque de kidnapping était omniprésent, il a toujours senti avec quel groupe de combattants il pouvait partir. «
La voix du mec, le regard, tout compte. En quelques secondes, je sais quel genre d’homme j’ai en face de moi. »
L’intuition est chez lui une forme de présence, d’hypervigilance qu’il a aiguisée au Vietnam, la première guerre qu’il a couverte quand il avait dix-huit ans. Avec les soldats, il s’entraîne à rester des heures sans bouger, à couvert. La jungle s’apprend, ses bruits et ses odeurs, les familiers et les suspects. Lors d’une de ses premières patrouilles, il se lave les dents dans la rivière. Les GI lui sautent dessus : «
Tu es fou, les Viets vont sentir le Colgate à deux kilomètres. » Ils lui donnent un autre conseil : «
Ne pense pas à l’ennemi quand tu t’approches, sinon il va le sentir. Essaie de penser à autre chose. »
«
À Paris, je suis ramolli, c’est un monde chiant où on s’autoréduit. En reportage, je suis au top, je vois tout, j’entends tout, le moindre craquement. Je suis comme une lame. » Difficile de démêler ce qui relève de la « chance », de l’instinct, du professionnalisme. Patrick Chauvel a été blessé trois fois, trois moments où «
l’intuition est arrivée une seconde trop tard ».
Madeleine Chapsal, écrivaine et romancière
«
Toi, tu n’as pas d’intuition, me dit-on,
tu es trop logique pour cela... Vierge ascendant Vierge, quelle terrienne tu fais ! » Je réplique : «
Si j’avais manqué d’intuition, je ne serais sans doute plus là ! »
«
Mais si, mais si, il suffit d’avoir le sens de l’observation pour éviter les erreurs... » Que de fois pourtant j’ai fait ce que je considère maintenant comme de mauvais choix, laissé passer des occasions... Puis je me réconforte : sans le préméditer, j’ai suivi un fil d’or, celui de l’écriture... Il m’a conduite à faire une œuvre, près de quatre-vingt-dix ouvrages dans lesquels mon parcours est inscrit. Mais je ne percevais pas que j’obéissais à une intuition quand je refusais tel ou tel travail, telle liaison amoureuse, tel déplacement pour continuer d’écrire... Je pensais me conformer seulement à mes goûts, au bon sens, ou à ce que je considérais comme mon devoir. Rien de surréel là-dedans... Une fois pourtant... C’était sur l’île de Ré, où je possède une petite maison ceinte d’une cour étroite. Je convoitais le jardin de mon voisin entrevu par-dessus le mur... Un jour – pourquoi précisément celui-là ? – je téléphone à l’agence immobilière : «
Croyez-vous que M. X accepterait de me vendre un bout de son jardin qui jouxte ma cour ? » «
Sûrement pas, il y tient trop ! », me répond l’agent... L’après-midi de ce même jour, il me rappelle : «
Vous avez eu une belle intuition, votre voisin vient de mourir et ses héritiers m’ont apporté son jardin à vendre! »
Courant chez le notaire, je me disais que si je n’avais pas téléphoné à l’agence ce jour-là, le terrain se serait vendu sous mon nez sans que je n’en sache rien. J’ai plutôt des intuitions à l’envers : je rends visite à une amie qui habite dans un bel immeuble de l’île Saint-Louis, quai d’Orléans. Pas une seconde je ne pressens que je vais emménager dans cet immeuble peu de temps plus tard, pour y vivre ce que j’ai raconté dans
La Maison de jade ! Ni que ce livre sera un best-seller... Quant aux liseurs d’avenir, tous ceux que j’ai sollicités m’ont fait des prédictions dont aucune ne s’est réalisée ! Alors, que penser ? Je veux croire qu’il existe un univers invisible qui nous envoie toutes sortes de signes et qu’il suffit d’écouter ce qui se passe en nous pour éviter les dangers et aller vers ce qui nous convient le mieux... On s’en aperçoit en revenant sur son passé : oui, j’ai été conduite et protégée par mes intuitions !