Il s’en va des idées comme des traits d’esprit : une fulgurance nous saisit, comme venue de nulle part. D’où viennent-elles ? Quels territoires extraordinaires révèlent-elles ?
Lorsque Paulo Coelho s’installe à sa table de travail pour débuter le manuscrit d’
Aleph, en 2010, le premier mot qui lui vient à l’esprit est « non ».
« Je ne peux pas commencer un livre par un terme si peu positif ! », se dit l’auteur de
L’Alchimiste. Pourtant, il sait qu’il doit se laisser porter par cette impulsion. Il aura beau prendre des notes, réfléchir à des pistes, ce qui nourrira le plus justement son roman s’imposera à lui.
« Je dois avoir la discipline de m’autoriser à être guidé, explique-t-il.
L’inspiration, c’est comme le vent. Vous vous installez à la barre du bateau, mais vous ne maîtrisez pas les éléments ! »
Qu’il s’agisse de résoudre un problème ponctuel ou de composer une symphonie, le mystère de la créativité laisse perplexe. Les artistes, comme les scientifiques, ont souvent du mal à expliquer comment naissent leurs idées, ayant presque le sentiment d’en être spectateurs. Chacun de nous le vit au quotidien, lorsque nous vient à l’esprit une solution inhabituelle. Pourquoi une idée surgit-elle ? Peut-on circonscrire les mécanismes qui président à son apparition ?
Présence et attention
« J’avais 25 ans, j’essayais d’écrire depuis longtemps, se souvient le romancier Dinaw Mengestu.
Un soir, alors que je marchais dans un quartier de Chicago, j’ai vu un immigré africain, dans la force de l’âge, baisser le store de son épicerie. Le flash : je tenais le héros de mon histoire. Je suis rentré chez moi et me suis mis à écrire. Après, bien sûr, je me suis documenté, mais le personnage, sa tristesse, sa voix, sont nés cette nuit-là. Je percevais même sa manière de s’exprimer. » Parfaitement maîtrisé,
Les Belles Choses que porte le ciel vaut d’emblée à son jeune auteur une reconnaissance internationale…
Comment expliquer cette fulgurance ? Pour beaucoup, tout passe d’abord par un rapport d’ouverture et de présence au monde. Une appétence pour l’inconnu, qui les amène à poser un regard curieux sur ce qu’ils vivent, les sens en éveil, sans savoir à l’avance où cela va les mener. Dans cette plénitude de l’expérience, tout l’être est mobilisé, chaque détail prend du relief, des informations subtiles affleurent : images fugaces, non-dits, sons furtifs, infimes ressentis…
« Selon une étude menée par la psychologue de Harvard Shelley Carson, la pensée créative serait liée à une capacité à désinhiber l’ensemble des sensations et stimuli auxquels nous sommes soumis à longueur de journée, et à y avoir consciemment accès », confirme la journaliste scientifique Lynne McTaggart dans
Le Lien quantique.
L’inspiration, c’est comme le vent. Vous vous installez à la barre du bateau,
mais vous ne maîtrisez pas les éléments !
Pour nourrir cette disponibilité, certains ont besoin d’un lieu, parfois d’une personne particulière à leurs côtés, comme le reflet de ce qui les anime. D’autres voyagent, méditent, se fondent dans le plaisir de la matière : préparer sa toile et ses couleurs quand on peint, choisir ses produits, couper ses ingrédients quand on cuisine, plonger dans le flot des images quand on monte un film de famille…
Mais ensuite, que se passe-t-il ? Au fil de cette immersion, d’autres perceptions semblent poindre.
« Une compréhension sensible, une capacité à deviner », dit le poète et musicien John Banzaï, qui se souvient par exemple très bien du jour où a surgi dans son esprit l’holorime
L’Écho ainsi danse, dont il a fait une chanson.
« L’évidence est parfois sous notre nez. La créativité, c’est cette capacité à recevoir. Ce jour-là, j’étais prêt à l’entendre. »
Pour Philippe-David Stellaire, c’est la voie de l’intuition. Le comédien sait de quoi il parle : également thérapeute, il anime des ateliers de développement personnel par le jeu théâtral, fondés sur l’improvisation, dont la clé est de s’autoriser à vivre ce qui vient, sans chercher à puiser dans le passé ni à prévoir les prochaines étapes.
« Petit à petit, tout arrive dans l’instant, explique-t-il.
Si nous sommes à la bonne place, si ce que nous faisons nous reflète, tout coule de source. Cette merveille ne demande qu’à se déployer, si nous nous en donnons la permission. » Et si nous savons détecter, comme un signal, ce petit rien qui froisse un peu, cette vision qui s’impose, cet élan qui vibre en nous, il s’agira alors de le suivre, car il s’accompagnera d’un sentiment, aussi profond qu’immédiat, de justesse.
L’émergence d’une idée tiendrait-elle donc au lâcher-prise de notre rationalité habituelle ? Une étude de 2012, menée par des neuroscientifiques américains auprès de 12 rappeurs, révèle que lorsqu’ils improvisent un texte sur une musique instrumentale, leur processus mental diverge des seules fonctions d’attention ciblée et d’exécution : en mode
freestyle, s’active la zone corticale qui régit le processus d’intuition, et s’inhibent celles responsables de la censure et de la planification des tâches.
« Cela permet à de nouvelles connexions, idées et associations d’apparaître plus naturellement, sans être réprimées », indique le Dr Allen Braun, à l’initiative de l’étude.
Souvenez-vous d’Isaac Newton, assis sous un arbre, recevant une pomme sur la tête.
« Pourquoi la Terre, elle, ne tombe pas ? », s’interroge-t-il, posant la première pierre des réflexions qui le mèneront aux lois de la gravitation. De la pomme à la Terre : dans cette flexibilité d’esprit, nourrie de tout ce que nous emmagasinons (souvenirs, enseignements, sensations, émotions) mais capable de s’affranchir des références et des réflexes conditionnés, peut émerger un regard neuf sur la réalité.
(...)