On le dit du bout des lèvres, tant cela déconcerte. La découverte scientifique est un processus à la démarche hautement irrationnelle – du moins pour moitié. Descartes disait qu’il n’y a de science qu’avec de l’intuition et de la déduction. Cette complémentarité entre intuition et pensée rationnelle est essentielle à la vraie créativité
(1). Bien que présentée parfois ainsi, l’intuition est plus qu’un raisonnement déductif inconscient
(2). C’est la capacité que nous avons tous – et qui se cultive – d’obtenir de l’information, immédiate, sans démonstration, sans recours à la pensée rationnelle, et – étonnament – sans passer par la voie de nos cinq sens.
L’intuition comme moteur
Les scientifiques, quoique plus connus pour l’exercice affûté de leur pensée analytique, connaissent eux aussi ces moments de « révélation », où des concepts nouveaux, des solutions inédites surgissent sans avoir pris le chemin de la logique. L’intuition, en réalité, est un moteur de progrès scientifique essentiel, car sans elle, aucune modification substantielle de notre vision du monde, aucune avancée véritable ne se produirait vraiment. La science serait industrieuse et sans créativité. On ne peut innover sans combiner les formes de pensée intuitive et rationnelle, aussi complémentaires que l’onde et le corpuscule, que le yin et le yang.
«
C’est avec la logique que nous prouvons, c’est avec l’intuition que nous trouvons », a dit Henri Poincaré.
Max Planck – celui qui lâcha la bombe quantique sur le monde – écrivit que «
le savant doit avoir une vive imagination intuitive pour les idées neuves qui ne viennent pas de la déduction mais de l’imagination créatrice ». Cela vaut pour tous les « explorateurs » : seule l’intuition les pousse, contre les avis contraires et la sage raison, à prendre la mer vers un continent dont ils pressentent l’existence et les richesses, bien qu’il ne figure sur aucune carte. Qu’il s’agisse de Christophe Colomb hissant les voiles de la Santa Maria, du compositeur jetant les premières notes de sa symphonie, de l’inventeur d’une nouvelle cosmologie, l’entreprise est audacieuse mais le doute est exclu : il y a une destination au voyage, la symphonie sera jouée, il existe une solution.
Bio express
Morvan Salez est docteur en astrophysique et techniques spatiales. Ancien chercheur au CNRS, il a reçu le prix Antoine d’Abbadie de l’Académie des sciences pour la réalisation avec son équipe d’un instrument de l’observatoire spatial Herschel, lancé par une fusée Ariane en 2009. Il est aussi conseiller scientifique, romancier, scénariste, auteur-compositeur-interprète, activités auxquelles il se consacre depuis 2012.
Tout est déjà là, quelque part
Les idées sont dans l’air.
« Je n’ai jamais vu coïncidence plus frappante. S’il avait lu mon manuscrit de 1842, il n’aurait pu en faire un meilleur résumé. » Darwin parle ainsi de Wallace, lorsqu’il découvre que ce dernier a eu les mêmes idées révolutionnaires que lui sur l’évolution des espèces, par une voie indépendante. Des chercheurs qui ne se connaissent pas, habitent des pays éloignés, et tombent, chacun de leur côté et dans un synchronisme parfait, sur la même sorte de pépite : voilà un fait courant dans l’histoire des sciences. Dans la solitude, mus chacun par des motivations qui leur sont propres et guidés par leur intuition, ils sculpteront les pièces du puzzle d’une révolution dont eux-mêmes ne perçoivent pas encore l’ébauche. On a coutume de croire que la marche de la science consiste à observer d’abord, à modéliser ensuite, puis à soumettre le modèle au test des expériences. La réalité est plus complexe.
Découvertes expérimentales et théoriques se suivent de peu, se chevauchent, semblent s’appeler l’une l’autre, entrent en résonance. Il arrive que le concept théorique, aussi fou soit-il et sans base observationnelle, précède les indices de son existence. Poser la croyance avant les faits observés : voilà qui semble peu rationnel. Mais qui prouve que le scientifique doute souvent plus des faits que de son intuition... (c’est d’ailleurs cela, être « cartésien »). Certaines intuitions ont la saveur des archétypes : récurrentes, elles ressurgissent ici ou là – coutures de fil d’or traversant l’étoffe de l’histoire. Pour les pythagoriciens, les planètes étaient gouvernées par la perfection géométrique de leurs orbites et des lois « musicales » intemporelles. L’invention de la lunette détruisit cette dichotomie. Mais au XX
e siècle, c’est la physique quantique qui, en zoomant sur le cœur de la matière sublunaire, y vit un monde de fréquences, de résonances et d’harmoniques – l’harmonie des sphères dont rêvait Pythagore !
Travailler l’inspiration
Il serait intéressant d’interroger les scientifiques sur leurs « trucs » pour « trouver », tout comme on pose régulièrement cette question aux artistes et aux auteurs-compositeurs
(3). L’artiste est plus à l’aise pour parler de sa démarche intuitive, car la société accepte que son activité puise dans les nappes phréatiques de l’inconscient, exploite les veines du minerai des émotions et de l’âme. L’artiste parle sans trop de complexes de son « inspiration » et de ses recettes pour la faire naître et l’entretenir. Quel que soit le domaine de création, l’inspiration ne tombe jamais du ciel ; elle est tout sauf passive. Il faut une discipline, et en premier lieu elle nécessite qu’on pose une intention. Mais une fois l’intention posée, fût-elle devenue obsession, il faut savoir porter son attention ailleurs, laisser mûrir, « dormir dessus ». Au sens propre : le mathématicien Jacques Hadamard obtenait les solutions au réveil,
« d’un seul coup sans le moindre temps de réflexion [et] dans une direction toute différente de toutes celles que j’avais essayé de suivre auparavant ». Les scientifiques ont leurs rituels. Bohr marchait dans son bureau, Feynman jouait des percussions, d’autres ont besoin du contact de la nature. Il s’agit de préparer l’esprit, de le mettre dans un état où il sera réceptif à l’intuition : un état semi-méditatif qui met en sourdine la pensée rationnelle. Car pour que l’information intuitive puisse se faire entendre, il faut établir un silence, un espace qui saura l’accueillir. Le mental interviendra, il le faut – pour mettre en forme, trier, valider, démontrer –, mais dans un second temps et de préférence le plus tard possible. Penser intuitivement, c’est l’art de se taire, et d’inviter en entrouvrant sa porte. Le mathématicien Jean-Marie Souriau dit joliment que
« pour inventer, il faut penser à côté ». L’image m’évoque ces étoiles de faible magnitude qu’on ne perçoit à l’œil nu qu’en fixant son regard légèrement de biais. Il faut le juste dosage de concentration et de vide accueillant, de questionnement et d’écoute. Surfer entre le yin et le yang de la psyché.
Un rêve révélateur
« Les atomes continuaient de gambader devant mes yeux. Mon regard mental pouvait maintenant distinguer de plus grandes structures de conformation multiple ; de longues rangées parfois étroitement ajustées ; le tout avec des ondulations de serpent. Mais soudain, l’un des serpents a saisi sa queue, et la forme s’est mise à tourbillonner de façon moqueuse sous mes yeux. Comme en un éclair, je m’éveillai. » En 1865, à Gand, le chimiste Friedrich von Kekulé von Stradonitz somnole devant un feu de cheminée, avec la certitude que vient de se révéler à lui, en rêve, la structure de la molécule du benzène. Une découverte capitale puisqu’on ignorait alors que des molécules organiques pouvaient adopter une géométrie circulaire.
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