Lors de votre premier voyage en Mongolie, vous avez été désignée par les esprits comme « chamane ». Avec le recul, et toutes ces années de recherche, comment définiriez-vous ces deux termes ? Esprits et chamane ?
Ce qu’on peut en comprendre aujourd’hui c’est qu’effectivement, pendant la transe, on a accès à des informations. On voit des animaux, des personnages, des images... Et on sait que la plupart des « transeurs » qu’on a pu former y ont également accès. Parce que l’humain a toujours la volonté de comprendre ce qu’il expérimente, les chamanes, sans avoir d’outils scientifiques, ont évidemment essayé d’interpréter ces visions et de les nommer. Ils ont aussi réalisé que « ça » les aidait, c’est-à-dire que si on leur posait des questions, « ça » donnait des réponses vraiment utiles à la communauté. Si nous appelons « informations » ce que l’on voit pendant la transe, eux les ont appelées « esprits ». Suivant les cultures, l’interprétation du vécu de la transe est donc différente, mais on peut remarquer que la majorité des sociétés ancestrales voient la nécessité d’y avoir accès. Selon une étude publiée en 1973, 90 % des 488 cultures traditionnelles étudiées ont une forme institutionnalisée de pratique de la transe. Certaines de ces sociétés parlent même de l’intuition comme étant le langage qu’utilisent les esprits pour nous prévenir d’un danger... Ainsi pour eux, chaque humain a accès au monde des esprits au travers, déjà, de son intuition, même s’il n’y a pas de transe. La culture occidentale a rejeté l’idée de transe, sans doute parce qu’elle ne l’a pas comprise.
Pourquoi certains sont chamanes et d’autres pas ?
En Mongolie, par exemple, si l’on n’accède pas à la transe, on ne peut pas être chamane dans la mesure où on n’a pas accès au monde des esprits et aux informations qu’il est censé lui apporter. Les statistiques comptabilisent une trentaine de chamanes en Mongolie pour une population de trois millions d’habitants – du moins autrefois – ce qui représente 0,001 % de la population. C’est très peu, parce que le fait d’être chamane ne se décide pas mais se « reçoit » du monde des esprits sous la forme de ce qu’ils appellent « l’étincelle chamanique ». Elle est acquise par hérédité, ou après avoir vécu une « maladie chamanique », ou être sorti vivant d’une épreuve violente, comme le foudroiement. Au début des années 2000, on pouvait donc compter une moyenne d’une trentaine de chamanes. La mondialisation et l’attrait des touristes pour les pratiques chamaniques ont ouvert la voie à l’émergence de plus de 3 000 faux chamanes. Dans d’autres traditions, comme en Amazonie, où l’accès à la transe se fait grâce à des plantes psychoactives, tout le monde peut y accéder, mais devenir chamane représente un long apprentissage de la pharmacopée traditionnelle et de longues années d’isolement et de diète.
En Mongolie, si l’on n’accède pas à la transe, on ne peut pas être chamane.
Ce n’est pas parce qu’on fait une prière qu’on est prêtre. Ce n’est donc pas parce qu’on entre en transe qu’on est chamane, comme vous le dites dans votre livre...
Exactement. Je trouve cette image assez juste pour faire la différence. Parce que des personnes, aujourd’hui, se prétendent chamanes après avoir fait un stage de « chamanisme » d’à peine quelques jours. Ils confondent les capacités qu’ils auraient pu acquérir, ou ont acquises spontanément, avec le statut de chamane, qui représente un apprentissage de plusieurs années, associé à une culture et une pratique dans un cadre ritualisé. Bien sûr, ce cadre culturel peut évoluer. Je dis toujours que les traditions chamaniques sont comme des langues vivantes, elles doivent s’adapter et répondre aux besoins d’une société, sous peine de disparaître. Aujourd’hui en Mongolie, par exemple, les chamanes font des cérémonies pour un chef d’entreprise afin que sa société soit prospère.
Vous expérimentez la transe avec des Occidentaux aujourd’hui. Est-ce une nouvelle voie qui est en train de s’ouvrir ?
Nos recherches ont démontré que l’état de transe était un potentiel cognitif. Cette ressource était donc utilisée bien avant que les cultures dites « à chamanes » n’émergent au Néolithique et ne s’institutionnalisent. Elle s’exprime par exemple de façon très naturelle dans les situations d’urgence, où le cerveau va l’imposer comme une stratégie de survie pour nous permettre d’y faire face. On va avoir davantage de force, ressentir moins la douleur, se mettre à prendre des décisions auxquelles on n’a pas réfléchi, ou vivre une distorsion du temps qui peut nous donner parfois l’impression de vivre une scène au ralenti. Ce sont vraiment les grandes caractéristiques de l’état de transe qui s’expriment là naturellement. Il faut bien comprendre que le cerveau change d’état de conscience en permanence. Il adapte ainsi son état de conscience en fonction de nos besoins. Il ne sera pas le même selon qu’on est concentré sur une tâche intellectuelle ou en train de marcher dans une forêt, où nous ressentirons une accentuation de nos perceptions, de l’intuition, de la connexion à notre environnement, qui peut ressembler à un état de méditation, d’autohypnose, voire de transe... tous ces états sont des propositions de notre cerveau pour s’adapter au mieux à une situation donnée.
Quand on parle de potentiel cognitif,
ça veut dire quoi ?
Que nous avons tous la capacité de vivre un état de transe. Simplement, les sociétés traditionnelles ont continué à utiliser ces états, et à les solliciter, notamment dans la pratique du chamane. En Occident on ne sollicite plus cette intelligence, donc on s’en sert très peu. Bien sûr, notre cerveau va le proposer quand il en a besoin, mais cet état de conscience peut être utile dans bien d’autres situations.
La perception du moi et, potentiellement du monde, semble aussi changer... Quelles sont les fonctions de la transe ?
Les deux grandes fonctions de la transe sont la transformation et l’interaction. La transformation de processus internes dissonants, comme des traumatismes, qu’ils soient physiques ou psychiques. Et l’interaction, dans la mesure où la transe nous permet d’avoir un accès amplifié à l’autre et à notre environnement. Ce qui signifie aussi un rapport modifié à soi, plus intuitif, plus juste de façon à mieux percevoir ce qui est bon ou néfaste pour soi. Ce rapport-là, qui fait partie de l’intelligence du vivant, permettrait ainsi d’accéder à ces informations dont parlent les chamanes sous le terme d’esprits. On a l’impression d’établir une connexion plus ample avec un brin d’herbe, un caillou, un arbre, comme si soudain il se mettait à nous « parler ».
Notre rôle est donc de mettre un éclairage scientifique et de rassurer les gens qui vivent ces états de façon spontanée.
Vous avez créé une boucle de son permettant un accès à la transe. Expliquez-nous...
Cela a été difficile à mettre en place, mais à partir du moment où les études menées en 2007 sur mon cerveau en transe à l’Alberta Hospital d’Edmonton sous la direction du Pr Flor-Henry ont montré que la transe était le résultat d’une profonde modification du comportement cérébral, j’ai été persuadée qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il y ait si peu de gens qui aient accès à la transe en Mongolie. Pour rappel, 0,001 % en moyenne. Il y avait donc deux possibilités : ou les chamanes avaient un cerveau spécial, ce qu’invalidaient les études qu’on venait de faire à Edmonton, montrant que j’avais un cerveau tout à fait dans la norme. Ou alors, le son du tambour n’était pas suffisamment efficace pour provoquer une transe chez une majorité de gens. J’ai donc cherché à créer des outils plus efficaces que le son du tambour pour provoquer une transe. J’ai commencé par faire un concentré des séquences de tambour qui étaient particulièrement efficaces pour moi ; en tant que musicienne, c’était facile à identifier. C’était le premier pas je l’ai appelé « absolue de tambour », comme un concentré de parfum. Mais tous ceux qui l’ont écouté ont surtout bien dormi ! Pour aller plus loin, l’idée a été de modéliser ce qu’il y avait de plus efficace dans ces séquences de tambour, c’est-à-dire de faire appel à des chercheurs spécialisés… Et à partir de là on a mis en place ces boucles de sons qui ont été terminées fin 2015. Elles se sont révélées efficaces sur 80 % des gens qui les ont écoutées, et qui ont vécu une transe, telle que je l’avais vécue, de façon plus ou moins profonde, bien sûr.
Existe-t-il des niveaux de transe différents ?
Oui, chacun vit la transe qu’il a besoin de vivre et il y a autant de formes de transe que de personnes qui la vivent. Ces niveaux d’accès à la transe sont dus au parcours de chacun, mais aussi à plus ou moins d’appréhension, à plus ou moins de confiance dans le processus, en soi, ou dans l’équipe qui entoure la formation. Concernant les personnes qui n’y arrivent pas du tout, on a pu observer que certaines avaient une très grande peur de la folie – avec parfois dans la lignée des antécédents psychiatriques comme des cas de schizophrénie – qui est plus forte que leur envie de découvrir la transe. Ou bien que la personne porte en elle des traumatismes auxquels elle n’est pas prête à faire face, et que la transe, dans sa fonction de transformation, va faire émerger pour semble-t-il nous aider à les traiter. Cela reste bien sûr une hypothèse, nous sommes seulement en train de mettre en place des groupes de recherche constitués de psychiatres et de psychologues formés à la transe pour étudier ce processus.
En ce qui concerne l’accès à la transe, l’amélioration des boucles de sons originales nous permet aujourd’hui de dire que 90 % de ceux qui les écoutent vivent un état de transe, 10 % ont des difficultés. On ne les pousse pas, cette intelligence est plus intelligente que nous et on les laisse faire à leur rythme. C’est l’inconvénient et l’avantage de cette forme d’accès à la transe : la personne est consciente pendant toute l’expérience et peut décider à chaque instant de laisser faire ce qui émerge ou de le bloquer si elle ne sent pas prête ou pas en sécurité. Ce n’est pas comme avec un psychotrope où elle n’aura pas le choix. On a aussi mis en place des boucles de sons progressives pour faire en sorte que la première expérience de transe soit suffisamment douce pour ne pas effrayer la personne.
Quel est votre rôle dans ce processus ?
C’est d’aider à mieux comprendre cet état et d’accompagner toutes ces recherches autour de la transe. La méthode que nous avons mise au point dans le cadre de l’Institut de recherche TranceScience, pour apprendre à induire une transe par la seule volonté, me permet aussi de former des chercheurs et des thérapeutes qui en vivant l’expérience peuvent en imaginer les applications thérapeutiques. Par respect pour le chamanisme et dans la mesure où cette forme de transe est pratiquée en dehors de toute référence culturelle et rituelle, nous l’avons appelée « transe cognitive auto-induite ». Cette reconnaissance de la transe comme un potentiel cognitif absolument naturel, et pas uniquement accessible aux chamanes nous a permis de la faire entrer dans le monde de la science et de l’université, puisque deux diplômes vont être ouverts à l’université Paris 8 en octobre prochain sous la responsabilité des professeurs Antoine Bioy et Marie-Carmen Castillo.
On réalise à quel point les gens nous disent, une fois qu’ils ont eu accès à la transe : « Mais ça me dit quelque chose, j’ai déjà vécu ça, il m’est arrivé ça lors de telle situation. » Ou : « Quand j’étais petit je faisais des mouvements répétitifs, qui ressemblent à mes mouvements d’induction de la transe. Ils me faisaient du bien à ce moment-là. » Notre rôle est donc de mettre un éclairage scientifique et de rassurer les gens qui vivent ces états de façon spontanée. Il y en a beaucoup plus qu’on ne le pense ! Il est important maintenant d’enlever toutes les idées reçues sur la transe et de montrer à quel point cet état naturel est une ressource intelligente et intéressante. Elle va être utile dans les années qui viennent, pour comprendre à quel point nous pouvons apprendre de notre environnement et collaborer avec lui plutôt que le « dominer ».