Dans le sens commun le délire est une chose insensée, déraisonnable. La définition psychiatrique le qualifie de
« trouble du contenu de la pensée ». Les idées délirantes sont décrites comme des
« idées fausses sans fondement » auxquelles le sujet attache une foi absolue non soumise à la preuve et à la démonstration, non rectifiable par le raisonnement. Les idées délirantes sont générées ou entretenues par des mécanismes psychiques qui constituent différentes modalités d’appréhender la réalité. Ces mécanismes du délire sont l’interprétation, l’hallucination, l’imagination. En fonction de la prédominance de l’un ou de l’autre de ces mécanismes délirants la psychiatrie distingue des délires d’interprétation, (paranoïa), les délires imaginatifs (paraphrénies) et les délires hallucinatoires (schizophrénies).
Un délire peut apparaître dans de nombreuses situations psychologiques, dans diverses maladies psychiatriques et dans certaines maladies organiques. Dans ces derniers cas les principaux symptômes sont visuels sous la forme d’hallucinations. Le patient voit des personnages, des animaux, reptiles, rats ou insectes, des créatures venues de nulle part soit mythologiques, féeriques soit hybrides (tête de grenouille sur corps de chien). Perplexe et anxieux il est effrayé par ces visions qu’il tente de fuir ou d’affronter. La prédominance d’hallucinations visuelles tient au fait que l’encéphale est traversé par les voies optiques qui se prolongent en arrière des globes oculaires jusqu’à la zone occipitale au dessus de la nuque. Dès lors la moindre souffrance cérébrale se répercute dans le domaine de la vision. Cette souffrance peut être d’origine vasculaire, tumorale, infectieuse ou toxique.
L’exemple le plus classique de délire d’origine organique est celui qui survient lors d’un sevrage alcoolique compliqué : le
delirium tremens (DT). Sa description a été faite par les aliénistes du 19ème siècle et reprise dans la littérature. Emile Zola dans l’Assomoir décrit ces visions hallucinatoires terridiantes de petits animaux qui courent sur les murs, rampent sur le sol, grouillent sur les meubles. Un autre exemple de cause chimique du délire est représenté par les drogues. Parmi elles certaines sont très hallucinogènes, (champignons, LSD, haschich…). En fait, elles sont surtout à l’origine d’illusions perceptives lesquelles coreespondent à une perception déformée de la réalité tandis que l’hallucination correspond à une perception d’objets, personnages, animaux, paysages, n’appartenant pas à la réalité immédiate.
Définitions de la « psychose »
Dans le langage psychiatrique le même mot
« hallucination » sert à qualifier d’une part le symptôme d’un délire d’origine organique (exemple de l’hallucination du
delirium tremens ou du toxicomane halluciné) et d’autre part un phénomène que je considère comme central dans la psychose. Mais qu’est-ce que la psychose ?
Est-ce différent de la folie ? Depuis Freud, le mot psychose est un terme générique qui recouvre plusieurs sens et désigne le cadre dans lequel se reconnaît la Folie. Il peut concerner un ensemle d’états psychiatriques qui ont tous en commun une perturbation du rapport à la réalité. La réalité commune est devancée par une réalité autre appelée
« délire ». Le mot psychose désigne aussi une structure psychique à partir de laquelle se développe la personnalité. Il existe deux grandes structures psuchiques, névrose et psychose. La névrose se met en place à partir d’une rencontre, toute symbolique, pendant la petite enfance : rencontre avec la loi oedipienne (complexe d’Œdipe).
Pas d’Œdipe dans la psychose !
Que l’on ne se méprenne pas, névrose ou psychose n’excluent pas la normalité. Chacune de ces structures correspond à un socle sur lequel se contruit notre personnalité. Les symptômes, les réactions, les talents, les folies s’exprimeront différemment en fonction de la structure sous-jacente.
La folie, lorsqu’elle s’exprime dans le cadre général de la psychose, constitue le lieu d’un savoir. Son enseignement est digne d’intérêt.
Les masques de la schizophrénie
La Folie étudiée ici, prend les masques de la schizophrénie, de la paranoïa ou de toutes autres dénominations proposées en fonction des Écoles ou chapelles. Pour cette raison je n’hésite pas à utiliser le mot
Folie qui existe depuis tant de siècles. Les Grecs avaient le mot
« ma-nia ». Toutes les époques, Moyen âge, Renaissance, parlent de folie, et les philosopes n’hésitent pas à employer ce terme. Exclu du champ de la médecine, le mot a été remplacé par l’expression
maladie mentale. Or dans la folie, quelque chose se joue qui n’est ni du côté de la maladie ni même du côté du mental. Il y a dans la folie quelque chose comme une porte dont l’hallucination est la clef.
Les philosophes depuis l’Antiquité grecque ont étudié le phénomène hallucinatoire sans jamais le réduire au simple symptôme d’une maladie ni le confondre avec une fausse perception, deux erreurs de la psychiatrie classique.
Le psychiatre suisse Eugen Bleuler, ami de Freud et de Jung, a proposé le concept de schizophrénie en 1908 pour remplacer celui de démence précoce utilisé au XIXème siècle. Il crée ce mot à partir des racines
« schizein » couper et
« phrên » esprit, pour indiquer une caractéristique commune à tous les patients schizophrènes : une dislocation (en allemand spaltung) des fonctions psychiques. Cette coupure se manifeste de multiples façons : le repli sur soi atteste d’une coupure entre le sujet et l’ambiance extérieure ; les bizarreries du comportement attestent d’une coupure entre ses pensées et ses actes ; le délire relève d’une coupure entre la réalité commune et sa réalité toute personnelle.
Objet d’étude, la schizophrénie est au centre des faisceaux croisés de la recherche biologique, génétique, psychologique… Depuis l’avènement de neuroleptiques en 1952, médicaments utilisés dans le traitement des schizophrénies, les théories biologiques proposent des arguments en faveur de perturbations de la neurotransmission cérébrale. La génétique voit dans les gènes les causes de certaines schizophrénies. Les théories psychologiques modernes (dites théories cognitivistes) ciblent les fonctions psychiques défaillantes impliquées dans le
« processus schizophrénique ».
Lors d’une réunion de généticiens dans laquelle je présentais les multiples aspects cliniques des schizophrénies, je demandais si l’on pouvait me donner l’exemple d’une seule partie du corps humain qui soit strictement humaine. Les viscères existent aussi chez les animaux, comme la peau, les poils, les organes sensoriels, les os, le sang… Rien d‘humain dans l’humain ? L’ADN des chromosomes ? L’ADN existe dans toutes les cellules animales et végétales…
Un chercheur me répond que la majeure partie du chromosome n’a rien de spécifiquement humain sauf un petit segment. Ce segment n’existe pas dans les cellules des autres êtres vivants.
« Nous étudions ce segment » me dit-il, avant d’ajouter d’un ton modeste (c’est à cela que l’on reconnaît un vrai scientifique : un modeste)
« il semblerait justement que nous puissions établir qu’il existe un lien entre ce segment et les gènes de la schizophrénie ».
Les progrès de la recherche scientifique viendraient ainsi corroborer ce que les philosophes, les poètes, les dramaturges disent depuis l’Antiquité : la folie est le propre de l’homme !
« La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. »
Une parcelle d’humanité
Je parle de la Folie
en général mais je soigne mes patients
en particulier. Comme la Justice et tant d’autres activités humaines, la médecine doit tenir compte de ces deux aspects : la connaissance des règles générales et le traitement de cas particuliers. Dans le premier de ses aphorismes, Hippocrate mettait en garde tous ceux qui, voulant se lancer hâtivement dans la voie médicale (l’art est long), appliqueraient bêtement les préceptes, règles et axiomes sans tenir compte de la particularité que représente chaque cas, chaque malade.
« La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. »
L’occasion fugitive est la traduction du mot grec
kairos. Ce même mot désigne le moment de l’acte dans la tragédie grecque, un acte par lequel le héros tragique transforme le cours de l’histoire. C’est le moment opportun, l’instant fatal qui décide du destin. Tout se joue à ce moment précis, instant qu’il ne faut pas manquer au risque de conséquences redoutables.
Instant infinitésimal, fugitif, imperceptible.
Frère jumeau du hasard, il n’est pas le hasard.
Seul l’artiste peut saisir cet atome de temps. La médecine doit rester un art parce que jamais aucune machine, aucun ordinateur ne pourra saisir cette infime parcelle d’humanité ou plutôt cette infime fraction où se joue l’humanité.
Aujourd’hui, la médecine utilise de plus en plus d’outils, d’informatique, d’intruments de toutes sortes pour poser ses diagnostiques, établir ses thérapeutiques et leurs évaluations. Nous assistons à un renversement étonnant où le médecin tend à devenir l’adjuvant, le second en chef après la technique.
La psychiatrie, discipline médicale, n’est pas épargnée par ce changement de pouvoir. La machine n’apparaît pas encore sous la forme d’appareils sophistiqués mais prend le masque de la psychologie et de la statistique. La schizophrénie en tant qu’objet de recherche devient le lieu de toutes les statistiques. Le patient n’est plus écouté mais calculé ! Ce qu’il dit n’est plus très important ; ce qui
« compte » est la manière dont il le dit, la manière dont il se comporte.
Je veux montrer dans les pages qui suivent que cette nouvelle démarche consistant à fermer ses oreilles aux délires des patients est non seulement dangereuse pour le délirant lui-même mais est une erreur pour la société toute entière. La
folie s’adresse à chacun de nous. Elle nous parle d’humanité ; en ce sens elle est un bienfait.
Extrait du livre
La folie un bienfait pour l’humanité (Editions de santé) de Serge Tribolet