Pourtant peu connues, les monnaies locales complémentaires et citoyennes (MLCC) existent, notamment en France, en Allemagne et aux États-Unis. Elles permettent de faire ses courses avec des billets du terroir et soutiennent ainsi les producteurs et commerçants locaux. Explications du spécialiste Philippe Derudder.
En quoi consiste une monnaie locale complémentaire et citoyenne (MLCC) ?
C’est une monnaie que l’on ne peut utiliser que dans un périmètre géographique donné, qui s’ajoute à la monnaie nationale. Elle est à l’initiative d’un groupe de citoyens et/ou d’entreprises, puis elle est mise en circulation au sein d’un réseau d’affiliés. C’est une monnaie dont les règles sont définies par ceux qui la créent.
Quel est son but ?
Le premier consiste à redynamiser l’économie locale, voire, à terme, à réimplanter des activités de résilience que l’on croyait perdues sur une zone géographique. Le second but est écologique. En redonnant du sens et de la valeur à l’économie locale, on consomme mieux, on soutient une production plus responsable et on favorise les circuits courts. Troisièmement, les MLCC permettent d’inventer de nouveaux modèles économiques et sociaux pour servir des êtres humains plutôt que pour les asservir.
Qui est Philippe Derudder ?
Directeur d’une PME spécialisée dans le transport et le négoce international, Philippe Derudder démissionne en 1992 pour
se retirer d’un système auquel il n’adhère plus. Il recherche depuis des solutions alternatives dans les secteurs financiers, économiques et sociaux. Il est l’auteur de plusieurs livres sur les monnaies locales.
Une MLCC a-t-elle déjà redynamisé un commerce local ?
Oui, l’eusko, par exemple, qui a été créé et lancé par l’association Euskal Moneta le 31 janvier 2013. Un eusko vaut un euro. Cette monnaie n’est utilisable que dans le nord du Pays basque. Lorsque vous payez en euskos chez les nombreux commerçants de cette zone qui acceptent cette monnaie, ces derniers financent à leur tour l’économie locale puisqu’ils ne peuvent utiliser l’eusko que dans le nord du Pays basque. Cette MLCC est souvent citée comme la plus importante en Europe parce qu’elle réunit le plus de commerces et d’utilisateurs. Mais ce n’est qu’un exemple. Ce qui est à saluer, c’est l’engouement que de plus en plus de citoyens manifestent pour ces expériences qui approchent la centaine en France.
Et ailleurs ?
Elles sont également nombreuses. Il y a l’Allemagne, avec la monnaie « pionnière » qui a servi de modèle à toutes les autres : le chiemgauer. Il existe aussi des monnaies locales en Belgique, en Italie, en Angleterre, en Espagne, en Grèce, aux États-Unis et en Amérique latine.
En quoi ces monnaies incarnent-elles un nouveau modèle économique ?
Parce qu’elles sont le fait d’un territoire et qu’elles ne peuvent être utilisées dans les grandes chaînes de magasins de ce territoire, favorisant ainsi le petit commerce. Par ailleurs, toutes les monnaies locales sont faites pour circuler. Si elles sont conservées trop longtemps chez soi, la plupart d’entre elles perdent de la valeur, par exemple 2 % à chaque trimestre. Et puis leur cours ne varie pas. Elles ont été élaborées intelligemment pour déjouer l’épargne et la spéculation.
Les MLCC dépendent-elles des monnaies nationales ?
Oui. Légalement, elles doivent être adossées à la monnaie nationale. Dans l’Union européenne, une unité locale vaut un euro. C’est un cadre que les institutions monétaires ont mis en place et qui représente un frein. Mais le déploiement des expériences sur tout le territoire national permettra peu à peu de desserrer ce frein. Lorsque les MLCC pourront financer des projets d’utilité publique, elles financeront pleinement une reconstruction économique et locale.
Comment créer une MLCC ?
Il s’agit d’abord de définir le bassin de vie à l’intérieur duquel la monnaie circulera, en veillant à ce que les activités qu’il réunit soient assez nombreuses et diversifiées pour permettre une bonne circulation de la monnaie. Constituer ensuite un groupe d’animation solide, motivé et déterminé. Établir des règles de fonctionnement et, en particulier, un mode de prise de décision qui permette d’éviter les jeux de pouvoir, de résoudre les possibles crises et de tirer avantage des diversités d’opinions.
Plus les MLCC se développeront et plus elles créeront une dynamique vertueuse.
L’homme a-t-il toujours créé sa monnaie ?
Non. Les premières pièces sont apparues au VII
e siècle avant Jésus-Christ. Il fut un temps où la monnaie se matérialisait sous la forme de métaux précieux. À cette époque, l’homme ne créait pas sa monnaie. C’était la quantité de métaux à laquelle l’homme avait accès qui déterminait la masse monétaire. Bien avant l’apparition de monnaies sous forme métallique existait l’enregistrement de dettes : ce que se devaient les uns aux autres était inscrit sur des plaquettes d’argile. Tant que le lien de confiance à l’intérieur d’un groupe existe, la monnaie dans l’usage que nous lui connaissons n’est pas nécessaire.
La monnaie qu’il a créée peut-elle échapper à l’homme ?
Oui. Trop de création monétaire peut conduire à une hyperinflation, correspondant à une hausse des prix incontrôlée. Pas assez de création monétaire peut également conduire à une crise économique grave, où l’offre devient supérieure à la demande en générant une déflation. Pour conserver la confiance dans une monnaie, celle-ci doit être stable.
À qui revient le pouvoir monétaire ?
Historiquement, dans le cadre des conquêtes, le vainqueur s’empressait d’imposer une nouvelle monnaie en remplacement de celle utilisée par le vaincu pour mieux « domestiquer » la population. Traditionnellement, la monnaie fait partie des pouvoirs régaliens. Or depuis les années 1970, les États ont abandonné aux banques centrales le pouvoir de la création monétaire, qu’elles ont même délégué aux banques commerciales. Ces banques sont ainsi devenues maîtres de la politique monétaire.
Les MLCC peuvent-elles rendre le monde plus juste ?
Potentiellement, oui. Toutes ces monnaies s’appuient sur une charte de valeurs humanistes et écologiques. Mais le potentiel des MLCC est particulièrement freiné par le fait qu’elles sont adossées, par la loi, aux monnaies nationales. Cela empêche de financer la relocalisation de certaines activités qui pourraient améliorer la résilience alimentaire et d’apporter le soutien dont les plus exclus d’un terroir auraient besoin. Néanmoins, cet adossement n’est pas imposé partout. Dans tous les cas, plus les MLCC se développeront et plus elles créeront une dynamique vertueuse qui s’imposera aux règles qui les privent de leur pleine expression.
Pensez-vous que les États du monde actuel puissent réguler le capitalisme mondial pour en finir avec la faim dans le monde, la grande pauvreté et d’autres désastres humanitaires ?
Que ce soit possible, certainement ! Il n’y a aucun obstacle pour ce faire en dehors de la simple volonté d’y parvenir. La faim et la pauvreté sont systémiques et idéologiques, en ce sens qu’il est une croyance profondément ancrée que la pauvreté a de tout temps existé, que c’est « comme ça » ! Idéologique aussi par le fait que la majorité d’entre nous pensent qu’il « n’y a pas assez » pour tous. Mais comme le disait Gandhi, «
Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir son avidité. »
La MLCC pourrait-elle atténuer une crise sociale liée à la Covid-19 ?
Potentiellement, oui. Mais dans l’état actuel des choses, elle ne le pourrait pas puisqu’elle est adossée à l’euro. Par ailleurs, bien des communes sont devenues des déserts économiques où il n’y a plus rien à acheter. La MLCC ne peut relancer une économie locale que si celle-ci existe ! Par ailleurs, l’argent en soi ne peut rien. Seuls les êtres humains sont en mesure de faire quelque chose de l’argent. L’argent n’est qu’un outil dont l’usage dépend de celui qui le gouverne. À nous maintenant d’imaginer une monnaie au service de la nature, du vivant.
3 points à retenir
1. Les objectifs des MLCC
En résumé, les monnaies locales complémentaires et citoyennes ont les capacités : de booster l’économie locale, c’est-à-dire les commerçants, les prestataires de services et les producteurs du terroir ; de favoriser la consommation des produits et des services locaux écoresponsables ; et de faire circuler cette monnaie dans une économie locale réelle. Une MLCC ne peut être déposée sur un compte en banque. Il est donc impossible de spéculer.
2. Les richesses selon le capitalisme
Dans la vision capitaliste, l’économie doit laisser faire « la main invisible du marché » pour permettre la libre concurrence et la juste récompense. Les ressources y sont considérées comme infinies et la richesse produite est censée bénéficier à tous par ruissellement. Or, selon un récent rapport de l’Oxfam, 1 % de la population mondiale est plus riche que les 99 % restants.
3. Une centaine de monnaies locales en France
La première MLCC à avoir été créée en France est l’abeille, en 2010, à Villeneuve-sur-Lot en Lot-et-Garonne. Elle est émise en billets de 1, 2, 5 et 10 abeilles, une abeille valant un euro. Il y a aussi le grain au Havre, le krôcô à Nîmes, le vendéo en Vendée, la fève à Toulon, la miel à Bordeaux...