Si l’être humain a toujours étudié l’influence de l’environnement sur ses conditions de vie, cherchant à fuir le danger des vents et des sécheresses, à contrebalancer ses points de vulnérabilité face à la nature, nourrissant une logique d’échappement à ce qui lui est extérieur, il est aujourd’hui nécessaire de repenser cette approche. Les différents courants spirituels cheminant dans la conscience de l’homme depuis des millénaires offrent des clefs pour basculer de la démarche d’objectivation de la nature à une démarche inclusive vis-à-vis du tout-vivant.
Il ne s’agit plus de fixer l’angle de vue à l’extérieur, mais bien de le tourner vers l’intérieur. «
Quelque chose en moi a atteint l’endroit où le monde respire », exprimait le poète soufi Kabir. Pour comprendre les catastrophes naturelles, doit être exploré ce point de genèse du monde qui siège en chaque humain. Sont-elles des phénomènes aléatoires ou la résonance majestueuse de la somme des individualités ?
Le jour où tout s’est fragmenté...
Historiquement, les aléas naturels ont toujours existé sur Terre et la vie dans son ensemble s’y est toujours adaptée. Cependant, depuis que l’être humain a développé la conscience de lui-même, ont débuté ses quêtes de compréhension du monde qui l’entoure, créant le modèle sujet-objet. La nature est alors devenue autre et différente, installant progressivement le clivage qui s’actualise sans cesse de nos jours.
Pour Romuald Leclerc, docteur en géographie et maître de conférences, une autre explication se superpose à l’histoire de l’interface homme-nature, pour expliquer la rupture systémique qui nous fit, humains, nous extraire du grand tout naturel. «
Le point de départ est extrêmement simple : l’être humain s’est, depuis son émergence, jusqu’à une période récente, ressenti comme faisant partie intégrante de son environnement naturel, en interdépendance profonde, un peu comme l’enfant en très bas âge à l’égard de sa mère. » Il ajoute qu’à partir de la transformation des croyances animistes vers les religions monothéistes, s’est opérée une mutation profonde qui poursuit son influence aujourd’hui : «
Quelque part, au Moyen-Orient, il y a trois ou quatre mille ans, on a progressivement remplacé la multiplicité des rapports complexes aux écosystèmes qui nous environnent par un principe unificateur que les hommes ont nommé "dieu" et qui les autorisait à légitimer leur domination sur la nature. » C’est ainsi que la verticalité a été générée, engageant une hiérarchisation du monde où le sapiens, encore si jeune et frêle, s’est revendiqué comme dominateur de ce monde.
Arnaud Riou, chamane, fondateur de l’Académie de l’ACTE et auteur, corrobore l’approche du géographe et ajoute qu’«
au moment de Descartes, la nature est devenue une ressource inanimée. Depuis, nous n’avons cessé de nous éloigner de la nature, de la polluer, de la contredire, de l’orienter, après l’avoir apprivoisée, nous avons voulu la contraindre. » Cette rupture, renforcée à notre époque par une conception matérialiste de l’existence, est devenue la norme. Jean-Sylvain Prot est agrégé de mathématiques, formateur en médecine traditionnelle chinoise et spécialiste du Nèijīng (voir encadré). Il nous explique que «
le concept de séparation discrète, entretenu par notre vision matérialiste du monde, est un artefact de notre conscience perceptive et ne reflète pas la vraie nature de l’univers animiste ». Or, si l’illusion même d’une séparation avec les éléments naturels nous conduit sur un chemin périlleux, les sagesses ancestrales nous donnent les clefs d’une compréhension juste et inclusive de ces phénomènes.
Nous n’avons cessé de nous éloigner de la nature, de la polluer, de la contredire, de l’orienter, après l’avoir apprivoisée, nous avons voulu la contraindre.
Les catastrophes naturelles nous parlent !
«
Jusque-là réservées à d’autres de nos pays, de nos régions et de nos villages, cette fois, avec le dérèglement climatique qui s’accentue, nous sommes universellement impliqués et tous potentiellement concernés par les catastrophes naturelles », nous dit le D
r Romuald Leclerc. Et si, au cours des vingt dernières années, ce sont pas moins de 7 348 événements
qui ont été enregistrés selon l’ONU, causant le décès de
1,2 million de personnes, les différents consensus internationaux ne suffisent plus à endiguer la course folle qui conduit l’humanité vers sa propre fin. Arnaud Riou est
sans équivoque à propos du dérèglement climatique :
«
Nous sommes aujourd’hui à un point de non-retour. C’est
notre génération qui décidera si elle souhaite continuer à vivre sur la Terre. L’extinction qui se présente à nous n’est pas une extinction de la Terre, c’est une extinction des humains qui l’habitent. »
C’est ce message que les catastrophes naturelles viennent nous transmettre. Elles nous racontent la fracture qui continue de se creuser entre l’humanité et la nature, et nous exhortent à faire un choix exigeant et immédiat en faveur d’une vision consciente de l’interface homme-nature. Pour Arnaud Riou, «
les catastrophes naturelles sont là aussi pour nous rappeler à notre humanité et nous faire descendre de notre toute-puissance ». Le stade de la tiédeur et de la réflexion est désormais dépassé. L’engagement prend racine dans une introspection au croisement de la philosophie et de la spiritualité. C’est toute la proposition faite par les sciences métaphysiques chinoises à travers le principe de résonance complexe qui nous explique, en somme, que tout ce qui relève de l’expérience extérieure prend racine dans notre individualité. Autrement dit, les catastrophes naturelles sont le reflet fidèle de l’environnement intérieur humain.
Individualité et principe de résonance complexe
Eva Wong, maître des arts taoïstes, enseigne de manière poétique qu’il «
existe une force derrière l’interaction des choses que même la personne la plus intelligente ne peut comprendre. Par exemple, quand le vent d’est souffle, le vin tourne à l’aigre. Quand les vers à soie tissent leur cocon, les cordes de cithare se fragilisent et cassent. Quand les baleines s’échouent sur la plage, les étoiles filantes apparaissent et les catastrophes naturelles se produisent. » Et dans l’intimité de ce grand mystère, une force intangible est à l’œuvre pour recréer, à chaque instant, le monde.
En outre, Jean-Sylvain Prot étudie depuis une vingtaine d’années le Nèijīng, un corpus de textes classiques, références de la médecine traditionnelle chinoise. Il nous
explique ainsi que «
le Cosmos et notre monde naturel sont créés et gouvernés par des modèles de mouvements résonnants en grande partie intangibles et indiscernables par nos sens ».
Il ajoute que c’est cela, le champ de résonance complexe, qui se traduit par un état de flux constant et de transformation permanente. «
En d’autres termes, l’Univers est un phénomène musical de résonance ».
Mais comment interpréter cela à l’échelle de l’individu ?
S’il existe une interpénétration des activités invisibles, énergétiques, depuis le niveau du microcosme jusqu’au macrocosme, alors l’univers intérieur de chaque être
humain influence le monde extérieur que l’humanité expérimente. «
Le principe de résonance implique nécessairement une correspondance parfaite entre les éléments du macrocosme et du microcosme. Nous observons la présence des mêmes modèles respiratoires des mouvements de l’espace-temps, à toutes les échelles de notre univers holofractographique résonnant », précise Jean-Sylvain Prot.
Ainsi, la mystérieuse force qui anime tous les mouvements et souffles de la nature répond de la résonance complexe. Si bien que le principe qui engendre toute chose, quand il est suivi, permet à l’ensemble du système Terre, et même au Cosmos entier, de conserver son équilibre. Seulement, «
quand cette destinée n’est plus soutenue, alors de nombreux arbres centenaires mourront » et « de nombreux vents voleurs se lèvent et de nombreuses pluies violentes se produisent ». (traductions du chapitre 2 du
Huángdì Nèijīng Sùwèn par Jean-Sylvain Prot).
Ces écrits classiques qui ont traversé 2 000 ans d’histoire prennent l’allure d’une prophétie pour notre époque moderne. Le mode de vie moderne va à l’encontre de la nature et des grandes lois du Vivant. Ainsi, le Nèijïng nous enseigne que, par effet de résonance complexe, les catastrophes naturelles sont en fait une traduction dans l’environnement du déséquilibre de l’Homme. Par analogie, humain agité devient ciel menaçant ; humain impatient et colérique devient chaleur excessive ; humain en surcharge émotionnelle devient pluies torrentielles et inondations.
Vers une évolution possible ?
Pour le géographe Romuald Leclerc, «
la fin apocalyptique des temps religieux a laissé place au réchauffement climatique pouvant achever la vie (du moins la nôtre) sur Terre... c’est assurément là le témoignage manifeste de la persistance d’une certitude : la nature est tout autant intégrée dans l’être humain que ce dernier dans la nature. Et nous rejoignons ainsi cette valeur fondamentale qui veut que nous devons prendre soin de ce qui nous protège. » Une certitude qui s’étend et se répand dans la conscience humaine, avec de nombreuses initiatives collectives au profit de la préservation de notre environnement.
Mais lorsque l’on touche du doigt le principe de résonance complexe, il devient évident que c’est dans le sanctuaire de la vibration individuelle que se niche une partie de la réponse à la problématique d’être, des pensées, des émotions, de cette part individuelle qui rejoint le tout-vivant sans discontinuer… Tout cela donne sa qualité au plâtre invisible qui façonne le monde, instant après instant.
Pour être un contributeur au service du Vivant, Jean-Sylvain Prot nous propose d’éduquer les individus sur la nécessité d’un rythme de vie en accord profond avec la nature. Il ajoute que nous devrions systématiquement inclure dans notre programme quotidien l’exposition aux forêts, aux rivières et à l’air non pollué. Pour Arnaud Riou, c’est dans la contemplation, l’observation de « cheminement d’une fourmi, ou d’un scarabée sur une feuille, lorsque nous écoutons le chant naturel d’un torrent » que l’humain retrouve sa connexion à la nature et s’apaise. Le retour à l’équilibre, à la quiétude originelle, à la conscience affinée de la place de l’Homme au sein du tout-vivant offre des éléments de réponse à la problématique climatique.
Finalement, les catastrophes naturelles reflètent avec une implacable justesse la logique de destruction et d’excès qui caractérise notre civilisation, celle-là même que l’être humain applique à son corps par un mode de vie inadapté. Par le truchement des éléments naturels, l’humain peut comprendre qu’il incarne lui-même les limites du modèle de vie moderne auquel il s’accroche. Seule une transformation intérieure profonde et diligente peut conduire à la requalification de l’interface homme-nature, là où se jouent l’avenir et le sens de l’expérience humaine.
Le Huángdì Nèijīng
Le Huángdì Nèijīng, autrement nommé Classique
interne de l’empereur jaune, est un recueil de textes et de fragments de textes datant de la période des États belligérants sous la dynastie Han (475 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.). Il présente une description complète des principes qui permettent d’appréhender le fonctionnement de l’Univers et la nature de notre existence. En décrivant les forces intangibles à l’œuvre dans le corps humain au niveau du microcosme, il s’actualise de nos jours pour comprendre, par analogie, les phénomènes naturels à l’échelle du macrocosme. C’est le plus ancien ouvrage de médecine traditionnelle chinoise, dans lequel tous les aspects de la médecine sont traités, notamment l’acupuncture.