Frédéric Chotard, l’homme dauphin
La première image de Frédéric Chotard qui me vient à l’esprit est celle, en noir et blanc, qu’a prise de lui le photographe américain Donald Tipton, sur les hauts fonds des White Sands, au nord de Grand Bahama. On voit un jeune homme magnifique approcher le sable, à quelques mètres de la surface, tout son corps arrondi dans un geste énergique et gracieux. À deux ou trois mètres, comme pris dans le même geste, deux dauphins tachetés le scrutent avec une sorte d’amusement curieux.
Frédéric, 43 ans, est le plus chorégraphique des apnéistes que je connaisse. Quand il part à la rencontre des princes des mers, seul ou avec un groupe d’humains qu’il initie, c’est forcément dans une danse. De ce point de vue, il se situe dans la filiation de Jacques Mayol, pour qui la meilleure manière de plonger longtemps et profondément était non pas de combattre la mer en sportif viril et guerrier, mais de « s’y fondre avec amour », dans un état d’esprit sensuel et drôle, qu’il avait lui-même appris, à 30 ans, d’une « dauphine » du nom de Clown, star du Seaquarium de Miami dans les années 50.
Comme la plupart des plongeurs de sa génération, Frédéric s’interdit de nager avec des dauphins prisonniers et fraye avec les spécimens sauvages, comme ces gros
Tursiops ou fins
Stenella qui, par groupes de dix, vingt ou trente, se mettent à tournoyer autour de vous, vous invitant ainsi à les suivre pour danser avec eux. Et c’est auprès d’eux qu’il part chercher un enseignement « primordial » dans la Mer de Cortès en Basse-Californie, à Hawaï, dans l’Océan Indien... ou encore dans la Mer Rouge, où je l’ai retrouvé lors d’une récente expédition sur l’atoll de Sataya.
Durant celle-ci, Frédéric me confiait : «
J’ai trouvé un truc pour intriguer les dauphins. Je descends d’abord à toute vitesse à dix ou quinze mètres, en faisant le fou. Certains adorent ça et me suivent en faisant des cabrioles. Là-dessus, je remonte en flèche et, sitôt mes poumons à nouveau oxygénés, je m’immobilise totalement à un ou deux mètres sous la surface. Et alors il se passe cette chose incroyable : ils viennent se placer à ma droite et à ma gauche et ne bougent plus d’un centimètres eux non plus, à 100 % complices de mon jeu. » Tous les animaux sauvages se comportaient-ils ainsi avant que les humains ne soient repérés comme prédateurs fous ? C’est possible. Les dauphins, en tout cas – comme l’ensemble des cétacés – ont conservé cette curiosité, cette ouverture, cette empathie... en dépit du fait que les bipèdes humains les massacrent parfois sans l’ombre d’un scrupule. Ce n’est pas la moindre des énigmes delphiniennes : même l’orque, fort comme un éléphant et agressif comme un tigre, que tous les habitants des mers craignent (y compris le grand requin blanc), n’attaque pas l’homme. Pourquoi ? Frédéric Chotard est convaincu que les dauphins nous donnent plusieurs grandes leçons de vie (ce dont je suis moi-même persuadé depuis une série de reportages que j’ai entrepris dans les années 80 et regroupés dans un livre,
Le Cinquième Rêve). Ils nous apprennent, par exemple, à nous mouvoir en dansant et à respirer comme des yogis : les cétacés sont en effet obligés de toujours respirer consciemment, même quand ils dorment (donc seulement d’un demi-cerveau, l’autre restant en veille).
Le plongeur a en tout cas poussé très loin l'intégration de ces leçons, pour inventer ce qu’il appelle l’«
apnée delphinienne ». J’ai une image très précise de lui sur l’atoll de Sataya : revêtu de sa combinaison toute lisse et chaussé de sa monopalme, Frédéric invite notre groupe de plongeurs à regagner en zodiac le bateau qui danse à l’horizon, mais lui rentre à la nage sur un, deux, trois kilomètres. Comme un bolide silencieux, la plupart du temps sous l’eau, émergeant juste parfois d’une vague, dans un bond qui plaît tant aux dauphins qui l’accompagnent souvent. Et quand parfois, sans s’en rendre compte, Fred dérive et perd son cap, ce sont eux qui, le serrant de près, le remettent dans la bonne direction. Une harmonie que cet apnéiste a à cœur de préserver. Depuis 1994, en effet, son métier est d’accompagner auprès des dauphins ceux qui le désirent (1). Ce type de tourisme prenant de l’ampleur, il est de ceux qui réfléchissent à la meilleure manière de conscientiser le flot humain, pour que ce contact avec les dauphins ne les abîme pas mais fasse franchir à tous une étape dans l’évolution. Beau mais redoutable défi.
Les dauphins, comme l’ensemble des cétacés, ont conservé cette empathie.
Olivier Houalet, l’homme guépard
On l’appelle « Cheetah man » ou « l’homme qui murmure à l’oreille des guépards ». Il y a treize ans, Olivier Houalet a choisi de vivre en Namibie pour tenir avec son père un
lodge dans la brousse. Le «
destin », dit-il, orchestrera son premier contact avec un guépard. «
On m’a un jour confié une mission : m’occuper d’un jeune guépard abandonné que des voisins avaient recueilli. Il commençait à s’habituer à l’homme. J’ai vite pris conscience que sa place n’était pas aux côtés des humains et qu’il serait égoïste d’en faire mon animal de compagnie. J’ai alors installé une relation de confiance sans attachement, sans chercher ni à l’apprivoiser ni à le dominer. Puis, avec l’aide du Cheetah Conservation Fund, j’ai récupéré cinq autres guépards orphelins pour recréer un groupe. » Ces guépards ont grandi ensemble en semi-liberté sur les vastes terres du père d’Olivier. «
En restant entre eux, ils ont pu retrouver leur instinct de chasseur, et préserver leur nature profonde. Bien qu’ils n’aient pas été éduqués par leur mère, ils ont pu retourner à la vie sauvage. Le jour où ils ont été assez autonomes pour quitter notre territoire fut un véritable moment de grâce. Inoubliable. Divin. Transcendant. »
Âgé aujourd’hui de 32 ans, Olivier Houalet entretient toujours un lien très particulier avec ces félins qu’il réussit à approcher sans la moindre appréhension. «
En fait, même avec un animal potentiellement dangereux, une relation est possible. Il suffit d’avoir confiance en la nature, et en soi. Faire à la fois preuve d’humilité et d’assurance. Ne pas avoir peur. Et ne surtout pas se considérer comme un être supérieur mais comme faisant partie du tout, comme un simple lien entre la grande énergie – le champ de conscience – et la réalité matérielle, explique-t-il.
Ensuite, c’est en pensant comme un guépard que l'on se fera accepter dans leur groupe. » Penser comme un guépard ? «
Oui, tout se passe dans le regard. Dans vos yeux, ils captent vos pensées. Si vous dégagez une force d’esprit, de l’amour pur et du respect, ils comprendront que vous venez les voir en paix et vous toléreront au sein de leur groupe », répond-il.
Il ne s’agit pas d’apprivoiser ni d’hominiser ces animaux. Dans cette relation, c’est l’homme qui se rapproche du guépard, et non l’inverse. «
Tout est dans l’intention de se connecter à eux. Quand je les approche, tout mon être s’ouvre à leur présence. Mon regard est plus ouvert, plus abstrait. Je ne les observe pas comme des entités extérieures à moi. Je suis eux, avec eux. C’est comme si nous étions tous des générateurs d’énergie qui créé l’harmonie et que nous entrions en communion. » Aujourd’hui, Olivier Houalet, quand il n’est pas en France pour mener à bien une série documentaire à la découverte de la nature sauvage, s’occupe d’un nouveau groupe de quatre jeunes guépards orphelins. «
J’aime passer du temps avec eux dans le but de les accompagner dans cette période de transition. Avec eux, j’entre en contact avec la vérité universelle de la vie. J’ai alors la sensation d’être à ma juste place en tant qu’être humain dans la nature. »
Pierre Jouventin, l’homme à la louve
Spécialiste du comportement animal et directeur de recherche au CNRS pendant cinquante ans, Pierre Jouventin fut autrefois conseiller au zoo municipal de Montpellier. Un jour, il reçut un appel du directeur de cet établissement l’informant qu’une portée de louveteaux venait de naître et qu’on allait devoir les euthanasier, faute de place. Sachant que son épouse Line avait toujours rêvé d’élever un loup, ce passionné d’animaux, alors âgé de 35 ans, alla à l’encontre de ses principes : «
Pour moi, adopter un animal sauvage et l’élever en captivité portait déjà atteinte à son intégrité, mais j’étais jeune et je voulais faire plaisir à ma femme. » C’est ainsi qu’un jour de mai 1975, l’éco-éthologiste rentra chez lui avec une jeune louve âgée de quelques jours qu’il baptisa Kamala. «
Un louveteau ne connaît pas son espèce de manière innée, explique-t-il, c’est en voyant ses compagnons qu’il croit être de cette espèce ; arrivant au milieu d’une population humaine, Kamala se considérait comme un humain. » Pierre Jouventin, son épouse Line et leur fils Éric, âgé de 10 ans, devinrent la famille de Kamala, « sa meute » en quelque sorte. La famille Jouventin vécut plus de cinq années avec Kamala dans un appartement de cent mètres carrés situé en plein centre-ville de Montpellier au deuxième étage. Or, élever un loup dans un appartement «
est considéré comme impossible par les spécialistes du loup », précise le scientifique. «
Il a fallu entrer dans la psychologie de la louve pour cohabiter harmonieusement. Cela m’a amené à découvrir des choses que personne n’avait jamais vues. »
Ainsi Kamala avait pour habitude de tirer les membres de la famille du bout de ses dents dès que l’un d’entre eux s’approchait d’une fenêtre, d’un balcon, d’une baignoire ou d’une piscine. Intrigué par ce comportement, Pierre Jouventin a compris que la louve interprétait ces situations comme des dangers potentiels et essayait de protéger « sa famille ». Lorsque sa maîtresse se baignait en rivière, Kamala la ramenait vers la rive. «
Ces comportements d’entraide entre les membres du groupe démontrent que, loin d’être l’ennemi héréditaire de l’homme et la bête malfaisante que l’on dit, le loup est une espèce encore plus remarquable que ce que l’on savait. Il partage avec nous ce qui a longtemps été considéré comme le propre de l’homme : l’altruisme », explique le chercheur, qui précise que «
cet altruisme n’existe que chez très peu d’espèces ». Nous étions le seul primate chassant en groupe et nous sommes toujours proches du loup «
par l’altruisme, le sens social, l’entraide, le côté affectif et les relations sociales », spécifie Pierre Jouventin qui ajoute : «
Cela remet en cause toute la culture occidentale basée sur la séparation entre l’homme et l’animal. À force de considérer que l’homme n’a rien à voir avec les animaux et la nature, et à force de les avoir tellement exploités, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une impasse. En réalité, nous faisons partie de la famille animale. Nous sommes des animaux extraordinaires. »
Le loup partage avec nous
ce qui a longtemps été considéré comme le propre de l’homme : l’altruisme.
Tippi Degré, l’enfant de la savane
Il y a une quinzaine d’années, Tippi fut présentée partout comme « la petite fille qui parle aux animaux ». Ses grandes billes bleues couronnées d’une épaisse frange blonde et ses allures de sauvageonne jouant avec la faune de la savane namibienne avaient suscité l’intérêt des médias du monde entier, et attendri le grand public qui découvrit, à la fin des années 90, la vie extraordinaire de cette enfant. À l’époque, on ne pouvait s’empêcher de la comparer à Mowgli, le jeune héros du
Livre de la jungle de Rudyard Kipling. La différence, c’est que Tippi n’a pas été élevée par une meute de loups mais par ses propres parents, Sylvie Robert et Alain Degré, un couple de photographes animaliers d’origine française, amenés par leur profession à voyager en Afrique australe. Née en Namibie en 1990, celle qui doit son prénom à l’actrice américaine hitchcockienne Tippi Hedren aura, durant ses douze premières années, comme seuls compagnons de jeu les enfants du peuple Bushmen et les animaux sauvages.
Dans le film documentaire,
Le Monde selon Tippi, et sur de nombreux clichés, on la voit du haut de ses 7 ans, caresser un léopard, se promener à califourchon sur une autruche, dormir avec un caracal, empoigner un serpent comme un jouet avec une assurance déconcertante ou encore grimper sur Abu l’éléphant, qu’elle appelle son « grand frère », en se hissant sur sa trompe. Même si certains de ces animaux ont été habitués à la présence humaine, ils n’en sont pas moins dangereux. Pour expliquer son incroyable contact avec le monde sauvage, Tippi, à l’époque, répondait avec aplomb : «
La formule magique, c’est de penser très fort au dieu de l’amour des animaux, et il vous protégera ! »
Aujourd’hui, la petite sauvageonne, devenue une jeune femme «
civilisée par obligation », revient sur son enfance hors du commun : «
J’entretenais un lien très particulier avec les animaux que je positionnais au même niveau que les êtres humains. Pour moi, il n’y avait pas de hiérarchie. Ils étaient mes amis, point. Je ne les craignais pas, j’agissais à l’instinct. Nous communiquions par le regard, comme je le faisais aussi avec les enfants Bushmen, et j’avais parfois l’impression que nous faisions de la télépathie. » Nostalgique de son passé, elle attend de finir ses études de cinéma et d’audiovisuel à Lyon pour s’offrir «
un retour aux sources ». «
Je suis, depuis dix ans, coupée de mes racines et du monde sauvage. J’aimerais vraiment pouvoir me reconnecter à la nature et à la petite fille que j’ai été pour reprendre contact avec mon être profond, aujourd’hui parasité par l’ego et ses pensées envahissantes. Ici, je me sens incomplète et désharmonisée. En ville, tout me paraît artificiel, il y a comme quelque chose qui sonne faux, contrairement à la vie dans la nature qui vous relie à l’essentiel et à l’intelligence de l’univers. Je souhaite de tout cœur retrouver cette pureté originelle. »
Paul Watson, le gardien des mers
Paul Watson est un être d’exception. Certains écrivent, d’autres soignent, lui agit pour la protection du monde marin avec des méthodes de corsaire. Pour cet aventurier au sourire enjôleur et à la poigne de granit, un événement va être déterminant. «
Je ne vois pas pourquoi il serait anormal de risquer sa vie pour protéger des baleines. Après tout, il y a beaucoup de gens qui sont prêts à mourir pour leurs convictions. »
C’est dans cet état d’esprit qu’un matin de juin 1975, il tente l’impensable : en pleine mer, à bord d’un zodiac avec quelques comparses, il se plante face à deux baleiniers russes qui cernent un groupe de huit cachalots. Tel un bouclier humain, il s’interpose entre les pêcheurs et les cétacés en pariant que les harponneurs n’oseront pas tirer. Paul dirige sa frêle embarcation devant les cachalots, en les esquivant au mieux pour ne pas chavirer. Les mastodontes avancent de façon désordonnée. Les cétacés sont épuisés car les pêcheurs russes les obligent à plonger constamment en les poursuivant sans relâche. Il faut tenir bon. Chaque minute qui passe, Paul Watson peut mourir. Harponné par erreur ou tué par les mouvements chaotiques des cachalots. Tout à coup, une vague soulève l’un des mammifères. L’occasion est trop belle, le capitaine du baleinier, sourire aux lèvres, fixe son doigt sur la gâchette et tire. La mort, tendue par un câble d’acier, passe au-dessus de la tête de Paul Watson. La tête explosive du harpon arrache la chair en une détonation sourde. Un bruit que l’on n’oublie pas. Les entrailles du cétacé, déchirées par le métal, se répandent dans la mer. Paul regarde, impuissant et incrédule. À cet instant, le plus gros mâle du groupe se retourne et plonge.
Paul connaît trop les baleines pour ne pas deviner la suite des événements : le mâle attaque toujours le plus petit adversaire. Désormais le zodiac est la cible du cachalot. Le fragile équipage est perdu, face à un immeuble de six étages en colère. La mer semble se soulever. Une fraction de seconde plus tard, Paul comprend que le cétacé est passé sous le zodiac et fonce vers le baleinier russe. Malheureusement, le harponneur est prêt. Il vise le cachalot qui s’est considérablement rapproché. Une double détonation retentit. Celle du harpon qui broie les os, puis celle de la charge explosive qui poursuit son acte destructeur. Le cachalot hurle. Et soudain, Paul Watson aperçoit l’œil du cachalot qui le scrute quelques secondes avant de plonger. Dans un dernier effort, le cétacé se dirige droit vers le zodiac. Il jaillit hors de l’eau. Sa masse terrible monte dans le ciel, il est gigantesque ! Pour Paul Watson, c’est la fin, le corps du cachalot va les engloutir dans sa chute. L’eau, mêlée de sang, ruisselle sur sa tête. Au milieu de cette écume, il voit une fois encore l’œil du cétacé, gros comme son poing. Subitement, Paul sent dans ce regard que le géant a compris le but de leur présence. Le cachalot sait que Paul a tenté de le défendre. Paul lit dans cet œil intelligent, non pas de la haine, mais de la compassion. Alors, pourtant mortellement blessé, dans un ultime effort, rompant son élan d’un coup de queue, le cachalot se laisse glisser à la verticale. Il s’enfonce dans le grand bleu et évite le zodiac miraculeusement. C’est ce regard qui a bouleversé sa vie à tout jamais. Ce jour-là, Paul Watson comprend qu’il consacrera sa vie entière à sauver le monde marin. Ce qu’il réalise depuis près de quarante ans en coulant les baleiniers à quai et en détruisant les filets dérivants, sans qu’il n’y ait jamais eu de victimes à déplorer. Un corsaire sur qui nous pouvons compter.