La crise que nous traversons révèle un bouleversement profond des croyances, chacun se réfugiant dans sa réalité. Après s’être structurée autour des dogmes religieux, politiques et scientifiques, l’humanité a besoin d’inventer un nouveau récit pour changer de paradigme.
« Il faut le voir pour le croire » prétend le dicton populaire. Peut-être bien... car notre définition du réel est intimement liée à nos croyances. Mais peut-être aussi qu’« il faut le croire pour le voir » ? Pour répondre à cette question, il convient tout d’abord de définir ce qu’est la croyance et de l’analyser à la fois sous ses angles philosophique, sociologique, psychologique, neuroscientifique et physique, afin d’en cerner toute la substance dans une approche holistique. D’après les dictionnaires, elle correspond au processus mental expérimenté par une personne qui adhère à l’existence de quelqu’un ou de quelque chose, à une thèse ou une hypothèse, de façon qu’elle les considère comme vérité, indépendamment des faits. Ainsi, les croyances sont souvent des certitudes sans preuve. Il en existe de toutes sortes – religieuses, culturelles, politiques, scientifiques... – formant un ensemble qui permet à chaque individu de définir sa représentation du réel et de lui donner forme par voie de conséquence dans le monde matériel. Quand bien même certains comme les athées se défendent d’avoir des croyances, ils croient quand même en quelque chose. Car ne pas croire, c’est déjà croire !
«
L’homme a besoin d’avoir une vision stable et cohérente de sa réalité et de se doter de moyens pour la contrôler », explique le docteur en neurosciences Sébastien Bohler, pour qui le besoin de sens est une émanation de notre désir de survie. Des recherches nous montrent aujourd’hui que le cortex cingulaire, enfoui dans notre cerveau, nous pousserait sans cesse à chercher un sens à notre existence. «
Déceler du sens autour de nous est si crucial pour notre survie que ces situations où ce sens nous échappe provoquent l’apparition d’une angoisse physiologique aiguë », alerte le neuroscientifique, dénonçant dans son dernier livre
(1) une perte de sens dans nos sociétés rationalistes occidentales.
Notre psychisme en effet a horreur du vide et notre cerveau se plaît à lutter contre l’entropie ou le désordre, car il aime la répétition. Ce qui explique, entre autres, pourquoi la religion a un effet thérapeutique. En organisant le monde et l’Univers selon un ordre et un dessein, et en offrant aux individus des rituels par définition répétitifs, elle agit comme un calmant sur le cortex cingulaire et fait ainsi reculer le niveau d’angoisse (lire l’encadré
Les neurones de la foi). Le psychiatre Carl Gustav Jung reconnaissait déjà en son temps les effets bénéfiques de la croyance en Dieu sur la psyché de l’individu, quand bien même son existence est peut-être illusoire.
Car ne pas croire, c’est déjà croire !
La puissance des dogmes
Comme l’explique Frédéric Lenoir, d’un point de vue philosophique et sociologique, «
l’être humain est le seul animal qui a développé des croyances dans un monde invisible non perceptible par les sens pour donner du sens à son existence, une explication au mystère du monde et dépasser l’angoisse de la mortalité. Dès l’apparition des tombes, il y a 100 000 ans, il y met des symboles de renaissance en enterrant les morts la tête à l’Est, avec de la nourriture ou des armes. Puis à partir du Néolithique, il va construire des édifices religieux pour rendre un culte à des dieux ou déesses invisibles. La religion (du verbe latin religere
) a cette double fonction de donner du sens à travers la reliance à des forces ou des divinités invisibles et de créer du lien social. » Dans le monde antique, les croyances partagées sont nécessaires pour réunir les humains qui vivent dans de vastes cités et ne se connaissent pas, à l’inverse des hommes préhistoriques qui vivaient dans de petites communautés. Toutes les religions répondent avant tout à cette fonction de créer du lien social et politique au sein de vastes royaumes. L’être humain a besoin de croire, de se représenter le réel et de donner du sens à sa vie personnelle, mais aussi collective à travers des croyances partagées.
Selon le philosophe Régis Debray dans son livre
Critique de la raison politique (éditions Gallimard, 1981), il n’y a pas de société humaine sans croyances partagées en un invisible qui nous dépasse et nous transcende. Au fil de l’Histoire, l’humanité s’est structurée autour de trois grands récits. Pendant des milliers d’années, ce fut la religion qui a rassemblé les hommes et les femmes dans toutes les cités et civilisations. À l’époque moderne, dans la partie européenne, avec la crise du religieux, ce besoin d’invisible s’est déplacé sur le politique avec la croyance en la mère patrie. «
Ces croyances structurant la société créent un lien très fort entre les individus qui sont prêts à donner leur vie au nom d’un idéal politique. Puis cet idéal s’est effacé après les deux guerres mondiales atrocement meurtrières et les dérives épouvantables des grandes idéologies communistes et nazies, au profit de la croyance scientifique. La science et la technologie étaient censées nous apporter le bonheur et résoudre nos problèmes. Mais l’épisode de la Covid-19 n’a fait qu’accélérer la crise de confiance que de plus en plus d’individus ressentent envers la science, s’apercevant que de nombreux scientifiques ne sont pas d’accord entre eux. La science apparaît de moins en moins porteuse d’une vérité absolue », analyse Frédéric Lenoir. Aujourd’hui, nous assistons à une remise à plat de ces trois grands récits (religieux, politique et scientifique) et la question est de savoir sur quel socle commun de croyances fonder du lien en Europe. Nous cherchons en effet un quatrième récit vers lequel nous pourrions évoluer.
Qu’est-ce que la réalité ?
Pour le physicien du CNRS Philippe Guillemant, le discernement du réel prend naissance dans un bon équilibre entre le mental et l’émotionnel. Le mental utilise la voie de l’analyse et de la logique, alors que l’émotionnel utilise l’intuition. Et le tout constitue la conscience, qui elle-même va influer sur la réalité. « Comme le mental fait des raisonnements séquentiels, il est obligé de tout simplifier, alors que l’émotionnel passe par un raisonnement holistique avec une approche par le haut et synthétique, donc vibratoire. Face à une situation complexe avec beaucoup d’informations à évaluer, l’approche du réel par le biais de l’intuition est plus certaine que celle du mental, qui est obligé de sélectionner des paramètres parmi une multitude pour faire un raisonnement. L’appréhension d’une situation complexe ne peut se faire que par l’intuition (au sens du résultat de l’expérience), même si elle ne sait pas l’expliquer. L’approche analytique, très restrictive, peut quant à elle aboutir à des mesures absurdes », explique le physicien qui voit des avantages et des inconvénients des deux côtés. Un excès de mental peut conduire au réductionnisme, au dogmatisme et à l’aveuglement, alors qu’un excès d’émotionnel risque de mener au sectarisme et à l’illusion.
Vers un changement de paradigme
Le physicien du CNRS Philippe Guillemant évoque au sujet de la crise de la Covid-19 un changement universel de paradigme impliquant la mort du scientisme dans le basculement d’un ancien à un nouveau monde. Il se positionne contre l’idéologie scientiste qui prétend que la méthode scientifique est la seule voie d’accès à la vérité. «
Le scientisme est un grand conservateur de croyances qui se disent scientifiques, car elles ont fait l’objet de science mais qui sont aujourd’hui réfutées. Pourtant, on continue d’y croire ! » Pour lui, la science est pétrie de croyances et n’est pas plus un chemin vers la vérité que d’autres disciplines qui ne font pas forcément appel au mental, mais à l’émotionnel, et donc aussi à l’expérience. Se connecter à son ressenti est une voie d’accès qu’il convient d’utiliser. La redécouverte de l’intelligence émotionnelle favorise le discernement. «
Car l’appréhension de ce qui est vrai ou réel est avant tout un ressenti. Et le mental empêche de créer du nouveau », précise-t-il encore. (...)