Près de deux siècles les séparent, et pourtant, leurs philosophies ont beaucoup de points communs. Révolutionnaires de la spiritualité à leur époque, solitaires, sans cesse en quête de réponses à l’intérieur d’eux-mêmes, Spinoza et Jung nous surprennent encore aujourd’hui. Frédéric Lenoir répond à nos questions après deux livres sur ces deux auteurs.
En quoi Spinoza et Jung sont-ils deux auteurs majeurs pour vous ?
Ce sont deux penseurs très en avance sur leur temps. Ils ont en commun d’avoir fait des découvertes sur l’être humain qui vont dans le même sens. Ils ont entrepris l’un et l’autre une exploration d’eux-mêmes qui les a menés à des conclusions très similaires. Ce sont tous les deux des visionnaires. Ce qu’ils nous disent sur l’être humain, la manière dont il fonctionne et le sens de son existence est essentiel.
En quoi leurs parcours se ressemblent-ils ?
Il y a à la fois de grands points communs et de grandes divergences. La principale similitude, c’est que l’un et l’autre ont reçu des éducations très religieuses. Spinoza a été élevé dans une communauté juive, il a été scolarisé dans une école d’Amsterdam où il parlait hébreu, apprenait le Talmud, la Torah… Il connaissait la Bible par cœur à l’âge de douze ans, mais il a complètement rompu avec la religion à vingt-trois ans. Il est devenu tellement critique qu’il a même été banni de sa communauté. Il reviendra plus tard à une forme de spiritualité laïque, au-delà de la religion, fondée sur la raison et l’intuition.
Jung a opéré le même cheminement. Son père était pasteur, tout comme ses six oncles, il a vécu dans un milieu très religieux dont il s’est émancipé très brutalement, car il avait le sentiment que tout était faux. Très jeune, il a pressenti que l’Église représentait la mort, c’est un constat très dur ! Il est revenu lui aussi, plus tard, à la spiritualité à travers ses expériences psychologiques. Lorsqu’il a inventé le processus d’individuation, c’était une manière de fonder une spiritualité laïque, qui n’était pas reliée à des croyances ou à des dogmes. Le fait d’avoir l’un et l’autre quitté la religion, d’avoir été très en avance sur leur temps, en a fait des solitaires.
Cette solitude se traduisait aussi par leurs idées...
La philosophie de Spinoza était tellement révolutionnaire que peu d’esprits pouvaient la comprendre. Les idées de Jung étaient également singulièrement en avance sur leur temps : on était dans une époque très scientiste, scientifique, cartésienne. On ne croit alors que ce que l’on peut voir et lui s’intéressait à tous les phénomènes paranormaux : le spiritisme, la transmission de pensée, la synchronicité, la précognition… Selon Jung, ces phénomènes existaient vraiment et il fallait les étudier, malgré les conseils de Freud qui lui disait d’arrêter de s’y intéresser, car cela risquait de nuire gravement à sa réputation. Jung lui aurait répondu : «
Je me fiche de la réputation, ce qui m’intéresse, c’est la vérité. » Il rejoint Spinoza, qui préfère lui aussi la vérité au conformisme intellectuel de son temps. Ce sont deux chercheurs de vérité qui ont assumé une solitude intellectuelle de par l’exigence de leur quête.
Il y a bien une petite différence... notamment dans leurs modes de vie respectifs ?
Oui, elle réside dans le fait que Spinoza est un sage. À travers son mode de vie sobre, il a cherché à mener une vie conforme à sa philosophie. Il voulait vivre simplement, travailler de ses mains, ne pas toucher de rentes (il a d’ailleurs rendu l’argent qu’il avait touché), alors qu’il était pauvre… On sait qu’il était tout le temps affable, joyeux, avec certes un peu d’ironie, mais jamais méchant.
Jung, en revanche, n’était pas un « sage » du tout : c’était un grand vivant qui croquait la vie, qui avait des besoins matériels importants. C'est d’ailleurs pour cela qu’il a épousé une riche héritière. Il pouvait se montrer assez brutal et autoritaire. Il était dur avec les forts, mais doux avec les faibles. Il nourrissait la même intransigeance envers lui-même qu’avec les autres, sauf avec les malades. D’un côté, il y a un grand désir de congruence, et de l’autre côté, un génie avec ses idées, mais dont la personnalité ne se montre pas toujours sympathique ni cohérente…
Je me fiche de la réputation, ce qui m’intéresse, c’est la vérité.
Quand et de quelle manière avez-vous rencontré leur pensée ?
J’ai d’abord rencontré Jung lorsque j’ai lu
Ma vie, son autobiographie. Son étude de la psyché humaine m’a passionné. J’ai rencontré Spinoza plus tard, à l’âge de quarante ans, lorsque j’ai étudié la question du bonheur dans la philosophie. J’ai lu l’
Éthique et cela a été une révélation ! J’ai vraiment trouvé cet homme génial.
En quoi Spinoza vous a-t-il touché ?
Par sa personnalité, son exemple de vie, son intégrité… et aussi par ses idées, sa métaphysique, son éthique et sa philosophie politique. C’est le premier philosophe des lumières, le premier à dire (cent ans avant Voltaire) qu’il faut séparer la politique et le religieux, créer un État de droit qui garantit la liberté de conscience et d’expression. Sa philosophie éthique ne repose pas comme Kant sur la morale du devoir, l’impératif catégorique, ou sur une morale religieuse, mais sur la connaissance de soi. Son désir est d’être dans la joie. Il nous dit que c’est parce que nous agissons bien que nous serons dans la joie la plus grande, en orientant nos désirs de manière bonne, juste, pour nous et pour les autres.