Posons-nous des questions sur nous-mêmes. Suis-je toujours, ou parfois seulement, conscient ? Mieux, suis-je conscient d’être conscient de moi-même ? Gurdjieff constate que nous sommes tous les jours non pas UN, mais un autre, puis un autre et encore un autre par la pensée, la réflexion, l’amour, l’action... éparpillés, « et parts pliées » de nous-mêmes. Il évoque cette énergie perdue à courir après son ombre. Que d’illusions et de désillusions ! D’accord pour le constat, mais alors, comment faire pour ne plus être ballottés ici et là ?

Ouspensky a passé huit ans auprès de Gurdjieff. Dans son livre Fragments d’un enseignement inconnu, paru en 1949, il explique son ressenti face à de telles interrogations. « Je me trouvais, dit-il, en présence d’un problème entièrement nouveau que la science et la philosophie avaient jusqu’ici négligé. L’homme ordinaire est une machine. Pis, une machine endormie ! » Mais comment se réveiller et ne pas remplacer un rêve par un autre ? Ouspensky poursuit : « Tout commence par un arrêt sur image, sur l’image de nous-mêmes, de ce rôle d’emprunt. » S’arrêter pour se voir bouger, gesticuler et ainsi prendre conscience de la mécanicité de nos actes, d’un corps de pantin dont nous ne tirons même pas les ficelles. Déshabiller nos habits – nos habitudes, nos habits rudes.

Le travail auquel nous convie Gurdjieff est la conquête d’un état de conscience de soi afin de vivre pleinement. C’est ce qu’il nomme « la conscience objective ». « Ce sont tous ces “moi” qui vivent en nous, ce sont eux qui se sentent en péril lorsque nous nous éveillons au réel ; et la peur qui les saisit fait naître l’impulsion d’envoyer au diable tout ce qui pourrait faire approcher du réel », dit Gurdjieff.

Qui est Georges Ivanovitch Gurdjieff ?
Né en 1886 en Arménie et mort en 1949 à l’hôpital américain de Neuilly, Georges Ivanovitch Gurdjieff a grandi dans un environnement cosmopolite russe, arménien, turc, grec... Il va voyager jusqu’au Tibet, fréquentant les communautés (même les plus fermées) des descendants des Chaldéens. Son enseignement sera marqué par ces influences occidentales et orientales, l’importance de la musique sacrée, des danses et pratiques corporelles chamaniques. Il s’établit en France et des groupes se forment autour de lui pour pratiquer la « quatrième voie ». Il aura une influence considérable auprès d’intellectuels, de musiciens, tant en Europe qu’en Amérique. Aujourd’hui, beaucoup se réclament de son héritage, et à côté d’un enseignement « libérateur » qui se poursuit coexistent, il faut le signaler, des mouvances sectaires de la mémoire humaine.

Développer la conscience distinctement de ses fonctions

Tous les jours un autre, mais alors, quand sommes-nous nous-mêmes ? Nous le sommes quand nous travaillons à apprendre à voir, à nous exercer par le corps et la conscience du corps pour nous « unifier » et nous « relier ». C’est la pratique constante et appliquée de la « quatrième voie », ainsi dénommée par Gurdjieff et Ouspensky, celle qui inverse les proportions dans le couple endormi/éveillé. Il s’agit de retrouver une « individualité divine solaire », un retour aux sources. C’est, selon Gurdjieff, la seule possibilité de vivre notre totalité, d’expérimenter notre dimension de trait d’union entre le macrocosme et le microcosme, la nature et notre nature. « L’homme est tout à la fois questions et réponses », explique cet autre élève et proche ami de Gurdjieff, J.G. Bennett dans son livre L’énigme Gurdjieff. L’homme est la matière première de ce travail de libération de l’imposture du « paraître être », ce qui peut être réalisé, nous dit Ouspensky, « par un travail quotidien, loin de la seule volonté, de la grâce ou de la dévotion ». Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, portés par une hypnose de masse, mais nous sommes vraiment ce que nous devons être. « La connaissance possède son prix à payer et l’on est soi-même, ce prix », nous rappelle Gurdjieff. Indispensable, poursuit-il, pour « devenir un homme sans guillemets ». « Heureux celui qui ne sait rien de sa situation ; heureux également celui qui est sur la voie de son évolution ; mais malheureux celui qui a reconnu seulement quelques vérités fondamentales, c’est-à-dire celui qui a un germe de conscience. Chez celui-ci la conscience est seulement “punitive”, elle n’est pas encore préventive », dit-il encore.


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