Nous avons dans notre bagage un trésor inestimable, un héritage antique, celui du monde des mythes, peuplé de héros, de légendes et de divinités.
« Leurs aventures symbolisent à la fois les périls de notre conscience et son odyssée vers l’éveil ; elles reflètent le parcours, toujours actuel, de chacun pour accomplir sa quête », énonce Marie-Laure Colonna (1), philosophe et psychanalyste. Rappelons tout d’abord ce que sont les mythes :
« Les mythes nous parlent de la création du monde, non pas comme le font les recherches scientifiques, mais du point de vue de l’évolution de la conscience et de ses modalités terrestres », précise la psychanalyste. Ainsi, toutes les grandes civilisations ont leurs propres mythes de création, qui nous sont relatés entre grandeur et décadence, et parfois même disparition. Comme c’est le cas pour l’Atlantide – un mythe rapporté par Platon dans le dialogue du
Critias – par exemple. Par ailleurs, il semblerait que nous aurions particulièrement à coeur de participer à ces épopées légendaires. D’après l’historien Yuval Noah Harari (2), l’être humain aurait développé une capacité spécifique à mythologiser.
« C’est un atout majeur de l’Homo sapiens sur ses rivaux Néandertal, Homo erectus et les autres. Cinquante personnes peuvent coopérer entre familles et amis, mais pour que des milliers de personnes se fédèrent, il faut tout un réseau d’images partagées, de croyances et de mythes communs, en lien avec le sacré défini par des rituels. » Un talent transmis depuis la nuit des temps par les conteurs de tout poil, troubadours, griots, et plus récemment par les fondateurs de la psychanalyse, qui ont mis en lumière chez les héros antiques – Oedipe, Orphée, Caïn, Abel et bien d’autres – les symboles illustrant les conflits de notre psyché, individuellement, influant de fait collective¬ment sur notre destinée humaine.
Comment cela fonctionne-t-il ?
« Les mythes sont d’immenses poèmes qui rendent compte des symboles animant la culture qu’ils content » , nous explique Marie-Laure Colonna. En d’autres termes, ces légendes héroïques nous guideraient depuis la nuit des temps, via des symboles toujours actifs aujourd’hui. Comme a pu le constater la psychanalyste, au fil de ses expériences cliniques,
« le mythe se recrée perpétuellement de lui-même et rapporte des tréfonds de l’âme du monde le trésor de sagesse et de guérison qui a parfois disparu d’une famille, d’une culture ou de la conscience collective » . Une des voies privilégiées est le rêve archétypique, comme l’a établi le psychanalyste Jung, avec sa théorie de la psychologie des profondeurs. Toutefois, les liens que tissent les mythes avec notre réel sont innombrables et sans cesse renouvelés... Sur le plan de la psyché, il faut retenir que les mystères de l’Univers nous apparaîtraient en fonction de notre degré de conscience.
Les mythes toujours vivants !
Sommes-nous vraiment en manque de mythes ? À l’évidence, notre société occidentale, qui s’illustre encore en majorité par son individualisme et un accent mis sur le rationalisme et les sciences, souffrirait d’un cruel manque de sens, de transcendance, et d’une séparation avec le sentiment antérieur d’appartenance à l’âme de clan. Un drame que pressentait le fondateur du « voyage du héros », Joseph Campbell, qui annonçait déjà en 1946 que notre civilisation occidentale risquait de sombrer dans l’avidité, la violence et l’amertume, faute de retrouver et de développer à nouveau un trésor de symboles unificateurs pour réorienter notre société. Toutefois, Marie-Laure Colonna est plus optimiste. Confortée par ses expériences cliniques, elle porte un regard aiguisé sur les élans collectifs actuels, révélant que les mythes sont bien vivants :
« Les dieux poursuivent inlassablement leur course à nos côtés. »
Prenez Dionysos par exemple, qui a fait son grand retour dans les années 1970 avec la vague hippie. Célèbre dieu du vin et de l’ivresse, de l’extase et des états modifiés de conscience,
« nous lui devons le Flower Power, la pop musique, la libération sexuelle, l’expérience des substances psychédéliques, le goût de la fête et de la transgression… » , énumère Marie-Laure Colonna.
Emblème de la renaissance qui s’abreuve aux forces de la terre, ce fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé, porte haut la bannière des valeurs du vivant, de l’instinct de la nature, qui avaient été évacuées par les générations précédentes. Du point de vue de la psychanalyste :
« Symboliquement, Dionysos est un puissant souffle de vie, une énergie vitale, et une certaine dose de douce folie sans laquelle la vie serait sans saveur » , et plus encore dans les plus noirs moments. C’est toujours lui qui, après les attentats du 13 novembre 2015, a poussé les Parisiens à nouveau en terrasse, dans un sursaut vital, arborant
Paris est une fête, le livre d’Ernest Hemingway, déterminés à célébrer la vie contre la mort. À ses côtés, nous retrouvons également Orphée, héros connu pour avoir tenté de ramener Eurydice du royaume des morts.
« Ce grand poète du monde antique porte comme message, entre autres, l’existence de l’au-delà, ainsi qu’une vision de la conscience humaine liée au symbole, à la poésie » , nous le présente Marie-Laure Colonna.
Ainsi, Orphée présiderait à cette extraordinaire ouverture de conscience aux mondes invisibles, à la reconnaissance des expériences de mort imminentes,
« tout comme notre capacité quasi médiumnique à ressentir les correspondances entre les plans sensoriels et les champs subtils » , ajoute notre experte. Par ailleurs, le mythe d’Orphée est étroitement lié à la nature, au végétal, au minéral. On raconte que
« les pierres mêmes pleurent sur son passage lorsqu’il chante… » Ce héros antique inspirerait ce puissant mouvement collectif pour une conscience éthique et écoresponsable, nous sensibilisant aux cruautés et aux pollutions que l’homme inflige à la nature, avec le courant végan et les manifestations en faveur de la protection de la planète. La psychanalyste est confiante :
« Accueillir Orphée, le poète divin, dans notre psyché et notre monde matérialiste pourrait nous donner une chance de réguler les écarts grandissants entre notre société en proie à la démesure et les trésors dont recèle la planète Terre. »
Les liens que tissent les mythes avec notre réel sont innombrables et sans cesse renouvelés…
Le réveil de la Grande déesse
La Grande déesse est de retour, comme l’illustrent nombre de soulèvements féministes à travers le monde.
« Après 2 000 ans de répression de l’instinct de vie, de l’âme et de la sagesse, la Grande déesse du Soleil Isis de l’Égypte antique insuffle à nouveau son énergie mythique, pour vivifier notre époque des valeurs du féminin » , décode Marie-Laure Colonna.
Inspirées par sa puissante énergie solaire, les femmes sortent de l’ombre, y compris de celle des grands hommes, où l’histoire les avait cantonnées, pour passer à l’action et défendre leurs droits, prêtes à reconquérir leur royaume. Un mouvement qui pourrait bien aussi ouvrir la voie à Osiris, son divin époux lunaire, autorisant enfin les hommes à développer des valeurs d’intériorité. Au premier plan également, la figure mythique de la sorcière, diabolisée et brûlée du XVe au XVIIIe siècles, fait un
come-back retentissant, réhabilitant Hécate, divinité olympienne aux pouvoirs multiples et secrètement vénérée, la nymphe Circé, la fée Mélusine et avec elles toutes les femmes médecins, les guérisseuses, les herboristes…
Symbole de
La puissance invaincue des femmes, titre de l’ouvrage à succès de Mona Chollet, la sorcière des mythes enfourche à nouveau le balai de la réalité, célèbre des rituels, renoue avec les esprits de la nature et l’âme du monde, pour un changement de société. Côté résurgence des mythes, l’ex-professeur de philosophie Dominique Labarrière (3) pointe celui de la Pythie, qui s’incarne avec la militante écologiste suédoise Greta Thunberg, la jeune vierge que tout le monde écoute, pour l’adorer ou la détester :
« Nous sommes devant la toute-puissance de l’Oracle et du discours apocalyptique. La sacralisation associée à la virginité n’est pas sans rappeler la figure mythique de Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans, chef de guerre et sainte, qui avait reçu une mission. »
De Bouddha au mythe d’Indra
Il y aurait actuellement un mythe naissant à l’oeuvre, révélant qu’il y a dans l’humain une possibilité d’éveil, un potentiel de fraternité et d’interrelation avec toutes les autres consciences.
« L’évolution vise immanquablement à cet éveil collectif de la conscience ! » , nous assure Marie-Laure Colonna, appuyant sa théorie sur un très ancien mythe, celui du
Filet d’Indra. Ce célèbre poème sacré est le premier texte du Bouddha après son éveil. Il décrit l’Univers comme l’immense trésor du dieu Indra. Ainsi l’Univers serait une toile, un filet infini, multidimensionnel, dont chaque jointure serait ornée d’une perle étincelante. Chacune d’elles se refléterait dans les autres et refléterait, en elle-même, toutes les autres. En d’autres termes :
« Tout est centre et périphérie dans cet hologramme cosmique, chaque perle infiniment précieuse est unique, et dans le même temps, séparée et interdépendante de l’ensemble » , traduit la psychanalyste. Une fois de plus, les mythes et la réalité se rejoignent ; il pourrait bien s’agir, entre autres, d’une allégorie criante de la toile et de son réseau Internet, manifestation concrète du filet d’Indra, créant une mise en résonance des êtres humains qui, sans ce réseau, ne se seraient sans doute jamais rencontrés.
« C’est une première dans l’histoire de l’humanité » , s’enthousiasme la spécialiste des mythes. Bien sûr, comme l’exige toute quête, un grand péril existe. D’une part, le mythe du filet d’Indra ouvre le champ d’un possible éveil où chaque conscience joyau reflète toutes les autres à l’infini à partir de sa singularité essentielle. D’autre part, l’immense toile d’araignée du Web charrie tout autant les angoisses collectives que nous déversent quotidiennement journaux télévisés et réseaux sociaux, avec les dérives que l’on connaît.
Notre humanité, disait Jung, est comme un jeune géant, ignorant encore les infinies capacités dont elle est porteuse : toutefois, restons confiants dans le possible avènement de ce rêve d’un temple aux vastes proportions, évoqué par le psychiatre américain Edward F. Edinger (1922-1998) :
« Partout un nombre incroyable de gens travaillent à l’édification de colonnes gigantesques. La construction vient juste de débuter, mais les fondations sont déjà là et le reste de l’édifice commence à s’élever. Moi et beaucoup d’autres y travaillons.» À nous de décider si nous souhaitons contribuer à la légende.
(1) Marie-Laure Colonna,
Réenchanter l’Occident, vers un éveil de la conscience individuelle et collective, Éd. Entrelacs, 2019.
(2) Yuval Noah Harari,
Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Éd. Albin Michel, 2015.
(3) Dominique Labarrière,
La mythologie au féminin, Éd. Guy Trédaniel, 2019.