• Inexploré TV
  • Inexploré

Aux
sources
du
chamanisme
mongol

Ils étaient moins de dix en 1990, ils sont aujourd’hui plus de 10000. Après des siècles de persécution et d’oubli, les chamanes refont surface en Mongolie. Quels sont les arcanes de leur spiritualité millénaire ?
Aux sources du chamanisme mongol
Savoirs ancestraux
Kevin Turner s’avança vers Ariyunaa. « Je souffre du dos », lui dit-il. La chamane frémit et voûta les épaules. D’une voix gutturale, un esprit s’exprima à travers elle. « Tu pratiques déjà le chamanisme, et un grand pouvoir t’est venu de l’Himalaya », traduisit l’interprète. Comment le savait-elle? Il n’en avait rien dit ! L’homme sentit la cravache d’Ariyunaa lui caresser le dos puis, dans un hurlement, un coup violent claquer à l’emplacement précis de sa cicatrice, dissimulée sous sa chemise. « Une sorte de boule dure, invisible mais tout à fait sensible, a semblé se briser et s’ouvrir sous ma peau, relâchant toute ma douleur, qui s’est aussitôt dissipée », rapporte-t-il. Son voyage au cœur du chamanisme mongol venait de commencer.


De Gengis Khan aux Soviétiques


Kevin Turner est loin d’être un novice. Né en Arizona, aux États-Unis, celui qui se définit comme un « chercheur spirituel » fit ses premières expériences de sorties hors du corps à l’âge de 4 ans. Cherchant des réponses dans les spiritualités orientales, il étudia en Inde, au Népal, en Asie du Sud-Est, en Extrême-Orient, aux côtés de yogis et de moines, jusqu’à rencontrer l’anthro¬pologue Michael Harner, fondateur de la Foundation for Shamanic Studies (FSS) et concepteur du core shamanism – une approche qui se focalise sur les principes communs à tous les chamanismes du monde, au-delà de leurs aspects culturels. Enseignant et praticien ¬chamanique, formateur à l’Institut ¬Monroe, Kevin Turner vit entre le Japon et l’Indonésie, où il dirige la FSS pour l’Asie. Les pratiques qu’il découvrit en Mongolie, à l’occasion d’une conférence internationale sur le chamanisme, piquèrent sa curiosité. Que vivent ces hommes et ces femmes lorsqu’ils invoquent, guérissent et prédisent, des heures durant, au rythme des tambours, des guimbardes, des grelots, des prières et des chants? Par quels esprits sont-ils traversés? Comment entrent-ils en contact avec eux? Quels mots mettent-ils sur leurs perceptions et sur leurs actions? Invité un an plus tard à un rassemblement de 400 chamanes, Kevin Turner en profita pour participer à des cérémonies, rencontrer des praticiens, plonger dans leurs traditions et tenter de cerner leurs cosmologies et leurs techniques, se retrouvant parfois à devoir prouver sa sincérité et ses capacités, pour se démarquer des étrangers qui ne s’intéressent au phénomène que par exotisme ou par appât du gain.

Dans cette partie du monde, le chamanisme n’a rien d’une mode. Pratiqué depuis des dizaines de milliers d’années, il émergea officiellement en Mongolie au début de notre ère, sous la dynastie Hunnu. « Une légende dit qu’à cette époque, un garçon de 9 ans s’unit avec une louve, engendrant le peuple mongol moderne », indique Kevin Turner. Les chamanes se mirent à jouer des rôles officiels. Au XIIIe siècle, le règne de Gengis Khan assit leur influence. Lui-même chamane, il les consultait dans toutes ses décisions, les incluait dans toutes ses campagnes militaires.

Les chamanes se mirent à jouer des rôles officiels.


L’arrivée de missionnaires lamaïstes renversa la donne. À la fin du XIIIe siècle, le bouddhisme tibétain devint la première force religieuse du pays. Des milliers de chamanes furent marginalisés ou tués, et 400 ans plus tard, leur pratique fut interdite. Le passage en 1924 sous le joug communiste, hostile à toute spiritualité, enfonça le clou. Les derniers chamanes furent persécutés, envoyés au goulag… La chute du bloc soviétique, en 1990, annonça un renouveau. Dans les steppes comme dans les villes, les chamanes refirent surface. La plupart sont fermiers, éleveurs, commerçants ; quelques-uns exercent à plein temps. Tous incarnent une volonté de renouer avec une part essentielle de l’identité mongole.


Des principes universels


Imaginez une yourte dédiée au travail du chamane. Un immense autel, dressé au nord de la pièce. Un feu qui crépite. Des peintures d’aigles ou de loups, de la vodka, du lait, des plumes, des statuettes, des miroirs, des épées, des tambours en peau de cerf ou de chèvre. Pour le chamane, tous ces objets sont chargés d’une intention, d’un esprit et d’une utilité. La nuit tombe, le public arrive. Vêtu de son lourd costume traditionnel, le chamane dispose des offrandes, bat du tambour, marmonne des incantations, se met en mouvement. Il appelle les esprits. Le regard flouté par une coiffe dont les franges lui masquent les yeux, afin de tourner sa vision vers l’intérieur, il se charge peu à peu de leur énergie et de leur pouvoir, jusqu’à fusionner avec eux. « Le battement d’un tambour, le martèlement d’un gong ou la mélopée d’une voix altèrent la conscience de manière très particulière, commente Kevin Turner. Leur tonalité et leur rythme répétitif entraînent les ondes cérébrales vers une fréquence d’environ quatre hertz par seconde, symptomatique de l’état du rêve, où l’on quitte la sphère de l’identité personnelle pour pénétrer celle du transpersonnel », décodée par les chamanes comme le monde des esprits.

L’atmosphère est intense. Une personne avance. En fusion avec ses esprits alliés, le chamane pose un diagnostic, accomplit certains gestes. Coups de fouet, crachat de vodka, cris d’animaux, simulation de vomissements… Les rituels peuvent sembler étranges. Folklore désuet? « Toutes ces pratiques sont porteuses d’un pouvoir spirituel, estime Kevin Turner. Le chamane opère dans de multiples dimensions. Tout ce qu’il dit ou fait y participe. » Quelques minutes, et au suivant. Au gré des besoins, le chamane se sépare de l’esprit avec lequel il avait fait corps pour en convoquer un autre. Les gestes changent, le rythme du tambour et le ton de la voix aussi. Chaque chamane a sa pratique. Aussi bizarre qu’elle paraisse, tout y est très codifié. « Il existe plus de 300 techniques de soins et de divinations chamaniques en Mongolie, mais aucun chamane ne les utilise toutes, souligne Kevin Turner. J’ai d’abord été surpris par leur manque apparent d’uniformité, puis j’ai compris que sous les cosmologies, rites et usages de chacun, se cachaient des principes universels. » Tous font voyager leur conscience vers des réalités non matérielles ; tous invitent leurs esprits alliés à fusionner avec eux ; tous extraient des forces intrusives, restituent des morceaux d’âme perdus, restaurent l’énergie vitale ou aident les âmes errantes à atteindre d’autres cieux. Ainsi, un chamane expliqua à Kevin Turner comment il appelait les morceaux d’âme à revenir dans de l’eau, de la vodka ou une soupe, puis faisait boire celle-ci à son client. Un autre lui apprit qu’il faisait descendre son esprit allié dans sa guimbarde, qu’il aspirait les forces négatives, puis qu’il les expirait dans le feu. Certains, encore, lui indiquèrent qu’ils utilisaient un tambour triangulaire pour chasser les mauvais esprits, un rond pour se connecter aux énergies de la nature, ou un hexagonal pour atteindre d’autres mondes…

Les rituels peuvent sembler étranges.


Entrer en résonance


« Les Mongols distinguent plusieurs types d’esprits », précise Kevin Turner. Puissances célestes, énergies de la nature, personnalités défuntes… « Traditionnellement, les chamanes blancs travaillent avec des esprits transcendants, purement bienveillants », note-t-il. Les chamanes noirs, eux, privilégient l’interaction avec les forces invisibles du monde matériel, qui ont leur propre ego – donc à solliciter avec précaution. « Mais en réalité, beaucoup œuvrent avec les uns et les autres, au gré des besoins », poursuit-il, et considèrent que les différents mondes ne sont pas séparés, mais superposés : « Le mot-clé, c’est résonance. La science a démontré la nature vibratoire de l’univers. Les différents esprits correspondent peut-être à diverses fréquences de ¬l’existence », accessibles à qui se met en état de les capter – à la manière des ondes radio qui occupent l’espace en permanence, mais que nous ne percevons qu’en réglant notre poste sur la bonne fréquence.

Maladie, mariage, études, business, vie familiale : le champ d’action des chamanes mongols est large. Au gré de son voyage, Kevin Turner eut vent de rémissions de cancers, de guérisons de douleurs aux origines inconnues, de récupérations inespérées après un accident… Doté d’une reconnaissance officielle, le renouveau du chamanisme mongol n’est pourtant pas sans dérives. Profitant de la précarité économique du pays, de faux chamanes surgissent, la compétition entre praticiens se fait parfois féroce. Mais si une éthique parvient à s’imposer, la Mongolie pourrait devenir le fer de lance d’une « résurrection mondiale de la plus ancienne forme de spiritualité », espère Kevin Turner. Une spiritualité qui ne s’appuie pas sur un système de croyances, mais sur une expérience pratique. « Toutes les âmes humaines ont la capacité de voyager dans le monde spirituel, dont elles sont issues, plaide Kevin Turner. Essayez par vous-même ; vous serez mieux à même de comprendre ce que vivent les chamanes autochtones et comment ils opèrent dans le monde invisible. S’ils continuent à attirer du monde, c’est qu’ils obtiennent des résultats ! »


Les docteurs de l’âme humaine


Témoins de l’invisible, explorateurs de réalités non ordinaires, messagers des esprits, docteurs de l’âme humaine, les chamanes maîtrisent l’accès à des états modifiés de conscience, qui leur permettent d’entrer en contact avec les esprits, d’interagir avec eux et d’en tirer un enseignement ou une aide, au profit de leur communauté. Ils sont « l’ancre à travers laquelle les esprits travaillent », dit Kevin Turner. Le mot chamane viendrait de la langue toungouse, peuple cousin des Mongols. L’Asie centrale est considérée comme le berceau du chamanisme classique. En Mongolie, on dénombre au moins neuf lignées chamaniques, dont trois particulièrement visibles – les Darkhates, les Khalkhas et les Bouriates.

À
propos

auteur

  • Réjane d' Espirac

    Autrice et réalisatrice
    Réjane d'Espirac collabore à Inexploré par la rédaction de reportages, de récits, d'entretiens, et la réalisation de documentaires. ...
flower

À
retrouver
dans

Inexploré n°34

Alchimie

dernière parution

Alchimie… Le terme sonne comme l’étrange promesse de savoirs oubliés, de pouvoirs miraculeux et de secrets bien gardés. Mythe ou réalité ? Selon les légendes, elle pourrait transformer le plomb en or, rendre immortel… Mais quelle est la véritable histoire de l’alchimie ?
Longtemps confondue avec l’occultisme, les recherches récentes montrent qu’elle est bien plus que cela, beaucoup la considérant même comme le précurseur de la chimie moderne. Et si la quête de la pierre philosophale était une quête universelle et éternelle, celle de percer les mystères de l’univers et de la conscience ?
Plongée au coeur d’un monde plus vaste qu’il n’y paraît.

flower

Les
livres
à
lire

Voir tous les livres

Les
articles
similaires

  • Emerson - Une étincelle de la divinité pour irradier le monde
    Inspirations

    « Rien en dehors de toi-même ne peut t’apporter la paix. Rien ne peut t’apporter la paix hormis le triomphe des principes », prévient Ralph Waldo Emerson. Principes passés de mode, aujourd’hui désuets ? Pas si sûr. Mais de quels principes ...

    6 février 2022

    Emerson - Une étincelle de la divinité pour irradier le monde

    Lire l'article
  • Vivre la nuit de Pâques dans le mystère de la résurrection
    Savoirs ancestraux

    En 2021 comme en 2020, la crise de la Covid-19 empêche les célébrations pascales d’avoir lieu normalement. Cet article nous invite à découvrir le déroulement classique d’une vigile pascale, afin de vivre l’expérience telle qu’elle est habituellement. Narration d’une veillée ...

    1 avril 2021

    Vivre la nuit de Pâques dans le mystère de la résurrection

    Lire l'article
  • Sidobre au pays des merveilles
    Lieux mystérieux

    Issus du plus grand massif granitique d’Europe, les rochers du Sidobre, aux formes étranges, semblent défier la gravité. En nous reliant avec l’Histoire, ils inspirent de belles légendes et incitent au voyage intérieur.

    3 octobre 2018

    Sidobre au pays des merveilles

    Lire l'article
  • Je ne suis pas mort...
    Au-delà

    Isabelle de Roux, membre du Réseau INREES, nous a quittés le 19 janvier dernier. La nouvelle nous a tous profondément bouleversés. Nous étions à quelques jours d’une réunion importante du Réseau, et nous nous faisions une joie de ces retrouvailles. ...

    7 février 2012

    Je ne suis pas mort...

    Lire l'article
  • Guillaume Musso : aux portes de la mort
    Au-delà

    En six ans, Guillaume Musso a vendu 7 millions de livres, il est l’un des auteurs les plus lus en France. Il a rencontré le succès avec Et après, paru en 2004, qui relate l’expérience de mort imminente, l’EMI, du ...

    13 août 2011

    Guillaume Musso : aux portes de la mort

    Lire l'article
  • L’harmonie n’est pas le contraire du chaos
    Art de vivre

    Dans son nouveau documentaire Du chaos à l’harmonie, Sébastien Lilli retrace la saga du vivant et les lois fondamentales qui régissent l’Univers. Un film qui prend tout son sens dans le saut de conscience en cours. Entre science et spiritualité, il invite à ...

    31 décembre 2020

    L’harmonie n’est pas le contraire du chaos

    Lire l'article
  • Antique réincarnation
    Au-delà

    Métempsychose, transmigration des âmes, continuum de conscience... De la Grèce antique à l'Égypte ancienne, en passant par l'Inde millénaire, la notion de réincarnation, vieille comme le monde, épouse différentes formes. Retour vers le futur des vies antérieures.

    10 juillet 2016

    Antique réincarnation

    Lire l'article
  • Le fil rouge du destin
    Art de vivre

    Voici une légende populaire d’Asie, originaire de Chine, mais très présente aussi dans le folklore japonais. Il est dit que les couples sont préalablement choisis par un dieu, et reliés à leur naissance par un fil invisible de soie rouge.

    23 mars 2022

    Le fil rouge du destin

    Lire l'article
Voir tous les articles

Écoutez
nos podcasts

Écoutez les dossiers audio d’Inexploré mag. et prolongez nos enquêtes avec des entretiens audio.

Écoutez
background image background image
L’INREES utilise des cookies nécessaires au bon fonctionnement technique du site internet. Ces cookies sont indispensables pour permettre la connexion à votre compte, optimiser votre navigation et sécuriser les processus de commande. L’INREES n’utilise pas de cookies paramétrables. En cliquant sur ‘accepter’ vous acceptez ces cookies strictement nécessaires à une expérience de navigation sur notre site. [En savoir plus] [Accepter] [Refuser]