«
Le réel, c’est quand on se cogne », affirmait
Jacques Lacan. Bouillonnant
durant l’enfance, entraîné par
les jeux et l’ouverture inhérente à cette
période de la vie, l’imaginaire, indispensable corollaire
de la créativité, perd de son éclat à l’âge
adulte. En cause, nos conditionnements, éducatifs
et culturels, ainsi que nos freins personnels, tissés
de peurs et de manque de confiance en soi.
Du pouvoir des rêves à la visualisation créatrice,
ouvrons grand les portes de l’imagination pour raviver
ce souffle, capable de stimuler nos dons artistiques
et de faire vibrer le quotidien. La créativité
se niche aussi dans les détails : une recette improvisée,
une fête impromptue, un bouquet ensauvagé,
une balade au hasard. À votre imagination !
Matière à songer
«
L’homme a du génie lorsqu’il rêve », affirmait le
non moins génial cinéaste Akira Kurosawa. Depuis
la nuit des temps, les rêves sont considérés
comme des sources d’inspiration, de puissants outils
de créativité ; de l’art à la science, en passant
plus intimement par le développement de l’être.
Cette ouverture magique, véritable traversée du
miroir, permet un angle de vue décalé sur la réalité,
les événements, les phénomènes. Que de
destins, d’oeuvres et d’inventions ont trouvé tout
ou partie de leur inspiration dans la « levure » du
rêve ; de
La Divine Comédie de Dante à
Ulysse de
James Joyce, de la théorie de la relativité d’Einstein
au choix de « carrière » de... Descartes, père
pourtant du rationalisme ! Sur un plan créatif plus large, le rêve, véritable soupape, libère
une énergie vitale formidable.
Cet harmonisateur
fait bien plus que répéter ou
classer. Il s’avère puissamment créatif, témoignant
en cela d’une complète réorganisation cérébrale.
En insérant de la créativité et de la fantaisie dans
le scénario nocturne (les portes s’ouvrent toutes
seules, l’argent tombe du ciel...), le rêve ouvre la
voie à plus de flexibilité et d’inventivité dans le
fil du quotidien. Tout comme pour le génie artistique,
il arrive que le génie onirique flirte avec
le surréalisme. Mais cette exubérance créative aurait
un sens ! En effet, pour le professeur Jacques
Montangero, de l’université de Genève, auteur de
nombreuses études sur le sujet, le mode d’expression
délirant du rêve atteste que le cerveau en apprentissage
sous-tend une phase d’exploration et
de tâtonnements. Cette rumination serait d’une
créativité débridée parce qu’elle agglomère et réorganise
des éléments puisés dans le vaste stock de
souvenirs et l’inventaire des émotions. En entremêlant
les fils de ces matériaux, le rêve tisse une
trame inattendue, saugrenue à première vue, en
quête de résolutions inédites. Le rêve aurait donc
un rôle de stimulation de la créativité, d’où son
aspect chaotique et abracadabrantesque, alors
qu’il est plus structuré qu’il n’y paraît – autrement
dit, il se met à simuler un monde fictif dans
lequel les événements se déroulent, telle une « r
épétition
générale », comme aime à dire Stephen
Laberge, l’un des pionniers de l’étude scientifique
du rêve lucide.
Cette créativité ébouriffante est
une manière de rompre avec les routines. D’où
les « eurêka » nocturnes. Pour éveiller le rêve et profiter pleinement de
son génie créatif, on peut utilement le convier
et, pourquoi pas, l’orienter. En s’appuyant sur les
techniques d’induction antiques, « demandons »
à nos rêves : de répondre à une problématique,
d’inspirer des pistes créatives sur un sujet précis.
Pour plus d’efficacité, on peut écrire la demande
ou l’orientation souhaitée, en la résumant par une
phrase précise ou un postulat simple. Pour que le
rêve (nous) enseigne, une option est de le consigner
dans un carnet dédié. Tout comme écrire son
journal intime nous aide à saisir le sens et la cohérence
de notre existence, tenir une chronique
régulière de ses rêves est à même d’offrir un outil
créatif d’évolution et de réalisation. Certains se
sont ainsi composés, au fil du temps, un véritable
« Noctal », comme l’appelle la neurologue Isabelle
Arnulf, responsable du laboratoire de sommeil à
l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière : un journal de nuit
des rêves.
L’imagination au pouvoir
Nous avons à notre disposition une formidable
capacité pour nous aider à créer et matérialiser ce
qui nous tient à coeur – une oeuvre, un projet, un
changement de cap... Notre imaginaire, car c’est
bien de lui qu’il s’agit, contient le mot image, anagramme
de magie.
Le rêve tisse une trame
inattendue, saugrenue à
première vue, en quête de
résolutions inédites.
Cette dernière, féconde, s’appuie
sur notre fabuleuse faculté de visualisation.
Par la grâce de nos neurones miroirs, étudiés de
près par les neuroscience, on sait à présent que
visualiser quelque chose (une scène, un projet,
une intention, etc.) a une action tangible ; la zone
cérébrale associée s’active de la même façon que
si nous réalisions concrètement cette chose. «
La
visualisation créatrice est la technique qui utilise
l’imagination afin de réaliser ses désirs. Elle n’a rien
de nouveau, d’insolite ou d’étrange puisque chaque
jour, à chaque instant, vous vous en servez. C’est la
puissance naturelle de l’imagination, l’énergie créatrice
fondamentale de l’univers à laquelle vous avez recours constamment, que vous en soyez conscient
ou non », explique Shakti Gawain, auteure d’ouvrages
sur le sujet.
Dans le cas de la visualisation
créatrice, l’imagination permet de créer une image
précise de ce que l’on désire voir se produire, se
créer, puis de porter régulièrement attention à
cette image ou idée, lui fournissant une énergie
positive jusqu’à ce qu’elle devienne une réalité
objective. Tout comme les enfants, maîtres dans
cet art, on peut également incarner (en mouvement,
en danse libre, en dessin, en écriture) ce que
l’on souhaite créer à travers le « faire comme si ».
Quand nous faisons « comme si » – en dansant,
par exemple, notre voyage du héros, en écrivant,
en dessinant ou en mettant en scène notre quête
comme si elle était réalisée –, nous avons accès à
la dimension symbolique. On s’autorise à ce que
cela soit du domaine du possible ; que l’on puisse
s’imaginer et se représenter l’objet de notre désir.
La métaphore corporelle ou artistique convoque
de puissantes énergies créatrices et laisse des traces
dans la biologie profonde, jusque dans les circuits
neuronaux du cerveau. L’image prend vie !
Improviser pour plus d’inventivité
La créativité ne relève pas que de l’art. Elle imprègne
et dynamise toute la vie, en la connectant à
son étincelle créatrice. Or, la routine et les conditionnements
brident notre créativité naturelle, si
vivante lorsqu’on est enfant, avant le « polissage »
du système éducatif et de la vie en société. Nous
avons tous le souvenir d’avoir bâti des mondes
imaginaires, des royaumes merveilleux, faits de
branches, de plumes et de cailloux...
L’inspiration
créative
surgit de l’inédit,
elle naît de l’imprévu.
Improviser –
à travers, par exemple, la pratique de l’improvisation
théâtrale, de la danse libre ou encore du
jeu – déploie notre être spontané et active notre
cerveau préfrontal, synonyme d’inventivité et
d’agilité. Des ressources si nécessaires dans notre
monde en mutation. Ces approches nous ouvrent
sur l’infini des possibles et la source vive de la créativité, qui rejaillit ensuite sur la vie courante. On
découvre alors, à travers la mise en jeu du « je » en
improvisation, des idées et des solutions originales
capables d’aiguiser notre inventivité, asphyxiée par
les contingences du quotidien. L’improvisation,
qu’elle soit initiée par l’une des techniques évoquées
ou qu’elle ensemence simplement le quotidien
(en cuisine, par exemple, terrain rêvé de l’improvisation),
nous invite à plonger dans l’émerveillement
de l’inconnu, à se laisser surprendre
par la richesse de ce qui émerge spontanément.
Léa Chapellier, formatrice en théâtre improvisé
pour des publics variés, propose un exercice tout
simple, accessible à tous : ne rien faire ! «
En pratique,
il s’agit d’être en observation, à l’arrêt. Laissez
monter un mouvement spontané, sans rien précipiter,
puis faites une nouvelle pause et attendez qu’un autre
mouvement naturel advienne. L’idée est de laisser aller
le corps là où il veut (aller) », explique-t-elle.
C’est le meilleur moyen de défricher des nouvelles
voies. En impro, ce qui se joue est une métaphore
de la vie et l’improvisation, une clé pour la transformer.
Par nature, le nouveau chasse l’ancien :
tout ce qui tourne en boucle et crée du « même »,
figés que nous sommes dans des schémas hérités
le plus souvent de blessures remontant à l’enfance.
N’oublions pas que l’inspiration créative
surgit de l’inédit, elle naît de l’imprévu. C’est en
expérimentant les choses « autrement », à travers
l’instinct et l’intelligence de la spontanéité, que les
ressources s’éveillent, que les solutions émergent
et qu’au final, le changement s’opère. Une clé est
de s’appuyer sur la puissance et la précision de
l’intention, à poser au départ des explorations (en
danse libre, en improvisation théâtrale, etc.). En
favorisant la libre association de mouvements, de
sensations, d’émotions ou encore d’imaginaires,
les approches improvisées initient un dialogue
avec l’inconscient, propice à l’éveil de l’intuition.
L’ennui créatif
N’oublions pas un outil précieux pour nourrir
notre créativité : l’ennui. Nos emplois du temps
surchargés (adultes comme enfants) et l’hyper connexion ont eu la peau de ce génial ferment de
l’imaginaire. «
Nous savons que le cerveau peut se
modifier à grande vitesse. Ce que nous ignorons, c’est
ce qui se passe quand il n’y a plus de temps de récupération
cérébrale », explique le psychiatre Antoine
Pelissolo. Les plages d’ennui, à l’image d’une page
blanche, laissent l’espace et donnent du souffle à
l’imaginaire. Loin d’être accessoire, l’imaginaire,
par la créativité qu’il déploie, nous permet de sortir
de nos ornières. «
C’est notre meilleur outil »,
soutient la psychologue et psychanalyste Diane
Drory, spécialiste des troubles de la petite enfance,
qui constate une alarmante perte de l’imaginaire
chez les jeunes générations qui ne parviennent
plus à créer, imaginer, se raccrochant à leur univers
virtuel. Or, cet imaginaire fertile se construit
quand on a du temps pour penser... et on pense
quand on s’ennuie. Alors, rêvez, visualisez, improvisez,
mais ennuyez-vous aussi !
Ensemble
on va plus loin
Les traditions chamaniques de partage de
rêve et la pratique du rêve éveillé ont inspiré
la cocréation en intelligence collective, à
travers le Cercle de rêve. On peut décliner
cet outil puissant au travail, en association,
en famille. En pratique, une première
personne pose, en mots, les racines du «
rêve », du projet à concrétiser : réorganiser
une entreprise, changer de vie, créer un
spectacle... Cette personne s’exprime
au présent, comme si le rêve était déjà
manifesté : « Dans mon rêve, je vois... » Puis,
à tour de rôle, chacun apporte sa vision au
songe collectif. Chaque intervention est
courte, puissante. Plusieurs tours de parole
s’enchaînent, jusqu’à sentir que le rêve est
abouti. Une personne note et répète le tout à
l’issue du partage, pour que chacun entende
le fil du rêve collectif. La force de ce dispositif
est que le rêve de l’un ensemence celui de
l’autre, et l’ensemble devient très créatif !
L’énergie de la vision partagée s’inscrit ainsi
déjà dans la matière.