Quelques gouttes d’eau de rose. Ainsi commence la Sama, la danse giratoire des soufis – popularisée par les derviches tourneurs. « Le parfum symbolise la présence de ce que l’on peut ressentir sans le voir ni le saisir », décrypte la chorégraphe et danseuse iranienne Rana Gorgani. La musique, elle aussi, représente cet impalpable. « Sama veut dire “audition spirituelle” », rappelle-t-elle. Le danseur doit donc d’abord s’engager dans une écoute attentive. « Soyez prêts à entendre et à recevoir, soyez-le vraiment, dit Rana Gorgani à ses élèves. La musique finira par vous parler, votre corps suivra. La danse incarne cet élan universel vers un au-delà. »

Vêtus d’amples robes claires, le talon gauche vissé au sol, les danseurs apprivoisent la rotation. Exit les repères habituels, l’extérieur devient flou, le monde défile autour de soi. « Ne cherchez pas à voir, ne fixez pas le sol », recommande l’enseignante. La moindre pensée parasite, et l’on trébuche ; la priorité est de parvenir à se centrer. « Vous devez trouver votre axe, celui qui vous permettra de puiser dans le sol la force de garder l’équilibre et d’accéder à la légèreté, confirme l’enseignante. On n’atteint pas le lâcher-prise et l’unité en oubliant ce que l’on est, mais en l’acceptant et en le dépassant. » Tourner, comme aiment le faire spontanément les enfants. Tourner comme les électrons dans la matière, comme les planètes dans l’univers. Tourner, « atome parmi les atomes, tout au milieu du tout ». Tourner vers la gauche, « du côté du cœur, dans le sens des planètes ». Tourner dans un cercle, sur soi-même, comme l’aiguille d’un cadran solaire... « Tout est lié à une vision cosmique, indique Rana Gorgani. Ces symboliques sont essentielles, car elles donnent du sens à la voie », elles l’ancrent dans la recherche de ce qui nous relie.

À force de répétition, de présence, le pas devient automatique, le mouvement plus fluide, le défilement visuel moins perturbant. Petit à petit, le corps entre en résonance avec la musique ; les ondes cérébrales, le geste, le souffle, le rythme cardiaque se synchronisent. Dans cet état d’être, une force advient. Les bras se placent d’eux-mêmes, tantôt ouverts vers l’absolu, tantôt réunis près du visage ou dans le dos, tantôt l’un levé, la paume tournée vers le ciel pour canaliser l’énergie et la grâce, l’autre pointé vers le sol, pour les redistribuer... « Faites ce qui vous vient, sans juger, en conscience, encourage Rana Gorgani. Le tour n’est que la conséquence de ce que vous recherchez. » Tourner, encore et encore. « Ne vous arrêtez pas, enjoint l’enseignante. La seule chose qui peut vous arriver, c’est de tomber ou de vomir. Si cela vous empêche d’aller plus loin, la route sera courte ! » Persévérer, traverser la perte de repères, le cœur qui s’emballe, la tête qui tourne, la nausée qui affleure, la fatigue qui ronge, les émotions qui surgissent, le carcan limitant des peurs et des réflexes. Devenir le témoin de soi-même, se rendre compte que les pensées vont et viennent, qu’il existe un moteur plus profond et plus fiable... « La rose est le symbole des soufis parce qu’elle a des épines ! sourit Rana Gorgani. La plénitude ne se donne pas, elle s’explore et se conquiert. »

Une force plus vaste

Plus ils tournent, plus les danseurs ont l’air absorbé. Sur leurs visages, les masques de l’effort et de l’expression sociale s’estompent. En leur for intérieur, une stabilité, un alignement s’installent. « Cette justesse d’être a un impact, note Rana Gorgani ; on touche à autre chose », de l’ordre de l’envol. Autour du danseur semble se déployer, presque palpable, son âme ou son aura. « J’avais l’impression, tout en étant pleinement présent, de m’émanciper de mon corps », témoigne un participant. Alors qu’ils ne cessent de tourner, certains ont l’étrange impression que tout se fige, ou de flotter. D’autres ressentent le monde basculer, une dimension s’ouvrir, les frontières se dissoudre.
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