Elle est l’une des plus grandes poétesses américaines. Recluse volontaire, Emily Dickinson sonde par la fenêtre et les élans de son âme l’immensité des mondes. Hantée par la mort et la nature, traversée de fulgurances mystiques et d’une ironie vivifiante, sa poésie aussi libre qu’incisive détonne par sa modernité folle. Bienvenue dans le mystère Dickinson !
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Beaucoup de Folie, c’est le bon sens au sommet du divin. Femme incandescente sous le corset d’un XIX
e siècle figé par le puritanisme, elle est aussi excentrique qu’extatique. D’une intelligence puissante et d’une sensibilité d’écorchée vive (on la qualifierait aujourd’hui d’hypersensible), elle n’en est pas à un paradoxe près. D’aucuns la disent « fêlée » ; or cette Américaine est l’un des grands esprits éclairés de son temps, quasi invisible de son vivant. «
S’enrouler dans de minuscules circonvolutions d’un cerveau, si vaste pourtant qu’il contient le Ciel avec des poèmes pour étoiles », témoigne Claire Malroux, traductrice de son œuvre. Emily Dickinson a écrit près de 1 800 poèmes… dont seuls douze (ou sept, selon les sources) ont été publiés de son vivant dans le
Springfield Republican, journal de Samuel Bowles.
Après sa mort, en 1886, sa sœur Lavinia trouve ses poèmes, rassemblés en cahiers cousus main. Il se raconte que mêlant prosaïque et émerveillement, Emily écrivait des fragments de sa poésie céleste sur des sacs de farine et de sucre, témoins de sa vie domestique… Le premier volume de ses œuvres est publié quatre ans après sa disparition. Il rencontre le succès, la rendant immortelle. Mais ce n’est qu’en 1955 que l’intégralité de sa poésie grandiose s’offre au monde, éditée par Thomas H. Johnson qui classe par numéros ses poèmes sans titre. De vie à trépas, elle passe de l’anonymat à la gloire, considérée comme le plus grand poète des États-Unis, au coude-à-coude avec Walt Whitman. D’aléas biographiques en mythes, Emily Dickinson demeure une énigme, lovée dans le brouillard de sa légende. C’est ce qui en fait toute la beauté. La fascination.
Résistance poétique
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Stupéfiant cœur humain, qu’une syllabe peut faire trembler », dissèque cette anatomiste des émotions. Son cœur, lui, commence à battre le 10 décembre 1830. Emily Dickinson, vagabonde immobile, naît et meurt au même endroit, à Amherst, bourgade calviniste de l’austère Nouvelle-Angleterre (Massachusetts). Elle appartient à une éminente famille. Père avocat siégeant au Congrès, sévère et aimant, mère psychologiquement vulnérable… On la dit proche de son frère aîné, Austin, et de sa cadette, Lavinia. L’époque et la région sont secouées par des mouvements de ferveur religieuse, contre lesquels Emily se rebelle. Cette visionnaire à la santé fragile, guère encline à s’éloigner de son domicile, fait peu d’études, mais trouve dans les livres – de la Bible à Shakespeare, en passant par la mythologie ou encore les sœurs Brontë et Ralph Waldo Emerson – la substantifique moelle qui nourrira son génie. Son écriture passera avant tout le reste. Refusant par poésie interposée d’être tenue, comme la majorité, «
au bout d’une chaîne », celle qui s’habille tout de blanc ne se marie pas (même si au mitan de sa vie un mariage est envisagé avec le juge Otis Phillips Lord). Au regard de sa correspondance poétique, elle aura vraisemblablement aimé Sue (Susan Gilbert), sa belle-sœur. Dix ans avant sa mort, Emily reçoit de l’immense poétesse Helen Hunt Jackson, qui fait partie des rares visiteurs qu’elle laisse entrer chez elle, cet appel pressant : «
Vous êtes un grand poète – et vous faites du tort à vos contemporains de ne pas chanter à voix haute. » Qu’elle se rassure : de nos jours, sa voix résonne avec force et vigueur ! Comme le revendiquait Christian Bobin, «
lire et écrire sont deux points de résistance à l’absolutisme du monde » : pour conjurer les affres de notre temps, nous avons faim de beauté et d’émotion à fleur de plume ! Toujours est-il qu’aujourd’hui, la poésie d’Emily retentit de Paris à New York. Beaucoup de jeunes filles aux États-Unis vouent un culte à Dickinson. Alors que film et série dépeignent son destin hors norme
(1), elle inspire nombre d’artistes et poètes, de Mylène Farmer à Rupi Kaur, jeune auteure du best-seller poétique
Lait et miel qui dépoussière le genre… comme l’a fait Emily Dickinson.
Ce monde n’est pas une conclusion.
Le feu à l’âme
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Emily a, depuis des années, élevé entre elle et le monde une clôture de lin blanc », poétise Christian Bobin dans
La dame blanche, livre consacré à cette solitaire qui l’a tant inspiré. «
La Société est pour moi une torture », déclare Emily en 1871
The Homestead, « la maison de mon père », comme elle aime l’appeler, devient son refuge, qu’elle ne quitte plus à partir de la trentaine, scrutant la vie depuis sa chambre sanctuaire où elle écrit des milliers de vers et une abondante correspondance, « l’âme pressée contre le carreau de la fenêtre ». Fantasque, il lui arrive d’orchestrer ses apparitions dans sa demeure comme des représentations théâtrales, surgissant vêtue de robes immaculées, les bras chargés de lys blancs. On imagine cette recluse volontaire
« emmurée ». Au contraire, libérée, elle est d’une grande intensité intérieure. Au lieu d’y étouffer, Emily montre que le plus petit espace est infini. Comme si entre les murs de sa demeure, tout son être était chauffé à blanc, l’ouvrant à l’intégralité de
ce qui se déploie dans le visible et l’invisible. «
Oses-tu voir une âme en incandescence ? Alors blottis-toi sur le seuil », clame-t-elle.
L’épée sous la plume
Cette liberté choisie se lit entre les lignes de sa prose. Son style vif, novateur, se moque de l’académisme. Il égrène des majuscules aléatoires, une ponctuation sauvage. Ce qui donne une écriture
«
explosive et spasmodique », comme elle la décrira. Énigmatiques tels des koan zen, ses paroles elliptiques touchent au cœur et livrent des vérités aussi foudroyantes que ce Shakespeare qui, dit-elle, lui a «
apporté plus de connaissances qu’aucun être vivant ». Lucide, clairvoyante même, cette sibylle manie la plume comme une épée pour trancher la tête à l’absurde, pourfendre les compromissions et transpercer le voile de la réalité. Ainsi, «
perce-voir » l’au-delà des apparences. Voilà peut-être ce qui la rend réfractaire à l’idée de marchander sa poésie, comme on le découvre dans son poème 788 : «
La Publication – c’est la Vente aux enchères / De l’Esprit Humain […] / Mais réduire à un Prix l’Esprit Humain / Est Infâme. » Sa conscience aiguë joue également de l’émerveillement enfantin et de la féerie (à l’image de ce merle à «
cravate rouge » qui traverse un poème) pour déjouer «
l’extrême nudité, l’intensité fragile et l’ironie sans nom de l’acte d’exister », dixit l’écrivain Pierre Nepveu. Espiègle, elle fait de la dérision et de la facétie ses remèdes à la mélancolie. À propos de la renommée, elle aura ces fameux vers, passés à la postérité : «
I’m Nobody ! Who are you ? » En français : « Je suis Personne ! Qui êtes-vous ? / Êtes-vous – Personne – Aussi ? / Alors nous ferions la paire ? / Ne dites rien ! Ils en parleraient – vous le savez ! / Quel ennui – être – Quelqu’un ! / Quelle banalité – telle une Grenouille – De dire son nom – tout au long de Juin – Au marais béat ! »
L’abeille et la mort
Traversée de paraboles et de métaphores, la poésie d’Emily Dickinson est ciselée pour résister à l’éternité. Elle y parle aussi bien de l’ange que de l’abeille ou du moucheron, elle qui trouve dans la nature la preuve d’une réalité supérieure. « Ses poèmes sont tour à tour incantations, sortilèges, comptines, jeux d’enfants, marelles jamais inquiétées par la mort qu’elle interpelle et tutoie, qu’elle regarde bien en face pour s’en détourner, émerveillée par un coucher de soleil, par le vol d’un roitelet. Elle semble appartenir tout autant au végétal, au minéral, à l’enfance, à la vieillesse, au masculin, au féminin, au divin », écrit Lou Doillon(2) en préface du (sublime) ouvrage édité par Diane de Selliers, où la poésie de Dickinson vibre au diapason de la peinture moderniste américaine. La mort, qui hante toute sa vie avec la perte d’êtres chers, lui est familière. Elle la transcende allègrement dans ses poèmes où l’angoisse métaphysique (elle parle de noyade, de crucifixion, de pendaison, de guillotine…) voisine avec l’exaltation de conscience : « Mourir – sans Mourir / Et vivre – sans la Vie / C’est le Miracle le plus ardu / Qu’on propose à notre Foi. » L’immortalité lui est naturelle. « Ce monde n’est pas une conclusion », clame son poème 373. Le 15 mai 1886 s’ouvre ainsi un nouveau chapitre grandiose pour Emily Dickinson, qui décède de la maladie de Bright, un dysfonctionnement des reins. Fantasque jusqu’au bout, elle exige, dit-on, que son cercueil, blanc bien sûr, soit sorti par les fermiers du coin et porté à travers jardin et champs jusqu’au cimetière. Et d’éviter ainsi la banale route bâtie par les hommes… Une allégorie de sa vie ! Pour entrer dans son univers, il nous reste sa poésie… ou un voyage jusqu’à sa demeure d’Amherst, devenue musée.
Divine Emily
Emily Dickinson a une spiritualité singulière. Contrairement à sa famille, elle ne fréquente pas l’église, la nature est sa cathédrale. « Certains suivent le Sabbat en allant à l’église – Je le suis, en restant à la Maison », écrit-elle. Mystique, elle entretient les moments d’absolu, même s’ils frayent avec le vertige du néant. Son âme, incandescente jusqu’à l’extase, évoque à Christian Bobin le destin de Thérèse d’Ávila.
À son image, exaltée, probablement morte vierge (diton), elle brûle d’un feu intérieur qui confine au désir charnel. Cette passion exulte dans The Master Letters, si énigmatiques que l’on n’a jamais réellement su qui était ce « maître » destinataire de sa poésie enflammée (un jeune homme décédé, un maître spirituel, un
correspondant… Dieu ?). « Un amour si vaste qu’il l’effraie, se ruant à travers son petit cœur – chassant le sang
et la laissant défaillante et blanche dans les bras de la rafale. » La « reine recluse » était aussi une femme flamme.