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Aucun coin de la terre n’a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l’enthousiasme. » En écho à Maupassant, ils sont nombreux à conspirer dans un bouillonnement créatif pour transmuter la crise et cocréer la Venise de demain. Loin du cliché d’une ville-musée, Venise érigée en « capitale de la durabilité » est à la pointe des enjeux contemporains. Savino, Muriel, Ruggero, Emma... Ils nous font part de leur engagement dans ce laboratoire du futur.
Venise la verte
Régénérer Venise exige de réinventer le lien à la nature, dans ce subtil écosystème lagunaire. Cette fibre verte passe par l’alimentation.
Du potager à l’assiette
L’un des défis de la durabilité est de renforcer une ceinture alimentaire à haute valeur nutritive et écologique, notamment à Sant’Erasmo. Depuis le XIII
e siècle, cette île-jardin est le potager de Venise. Savino Cimarosto me fait croquer une feuille de blette arc-en-ciel. «
Le goût est plus parfumé, grâce au sel des sols qui fait ressortir les saveurs », s’émerveille-t-il. Avec son épouse Ilaria, il a créé i & s Farm, cinq hectares cultivés en agroécologie et agriculture régénérative. «
C’est unique dans la lagune ! » Savino incarne la transition : en 2016, ce
project manager récupère des terres agricoles héritées de ses parents, laissées en friche. Le couple se forme auprès de Luca Conte, agroécologue et spécialiste de la culture biologique.
Savino me montre ses mains de travailleur de la terre : «
Le travail est dur, mais je suis en amour ! Nous produisons des aliments de qualité pour une Venise durable. » Une boutique amène le potager au cœur de la ville. G.P. Cremonini, lui, est une figure locale – passer une heure avec lui revient à rencontrer la moitié de Venise ! Après l’aventure du Riviera, « restaurant omnivore » qu’il a dû céder suite aux difficultés économiques post-inondations et Covid, ce chef musicien s’est engagé dans le projet « Osti in Orto ». Il met en relation des restaurateurs adeptes de produits locaux et des producteurs de légumes installés sur quatre hectares à l’abandon depuis trente ans sur Sant’Erasmo. «
La terre a eu le temps de se bonifier ! Nous cultivons des produits typiques de la lagune : la (vraie) trévise, des haricots Meraviglia di Venezia, l’asperge Montina... » Ce projet est un acte politique, une manière de s’insurger contre l’hyperspéculation qui gangrène l’âme de Venise. «
Cette folie incroyable qui a mené à bâtir un rêve de pierre sur l’eau doit survivre ! Venise n’existe pas que pour les selfies, c’est une ville vivante », conclut-il.
Cuisine et communauté
De retour après un stage au Noma (Copenhague), le chef vénitien Marco Bravetti a créé TOCIA!. «
Ceci n’est pas un restaurant... Plutôt un hub interactif qui diffuse une autre vision de la cuisine, un brin anarchique », concède cet autodidacte. L’idée est de déconstruire le rituel du repas pour réunir de manière créative les gens autour d’une nourriture éthique et authentique. Le nom est symbolique : «
Tocio en vénitien signifie “sauce”. C’est un manifeste : une sauce inventée à base de poisson fermenté, sur le modèle du garum antique, et mise au goût du jour en open source
: chacun peut y ajouter des ingrédients. Le goût est évolutif et collaboratif, organique et complexe. » L’impératif « Tocia! » invite à plonger le doigt dans la sauce : à déjouer la norme et s’engager dans un activisme transformateur.
Venise la futuriste
On l’imagine tournée vers le passé, mais Venise, ville en constant devenir, a le rare talent de cultiver la tradition en regardant vers l’horizon.
Un humanisme d’avenir
La Sérénissime a une longue tradition de l’humanisme. Aujourd’hui, la transition appelle un humanisme faisant alliance avec l’intelligence du vivant. À l’image d’
Ocean Space, lieu d’exposition et plateforme collaborative où chercheurs et artistes planchent sur le futur des océans. Lors de ce reportage, j’ai assisté à l’inauguration des Procuratie Vecchie, bâtiment de 12 000 mètres carrés sis sur la place Saint-Marc, fermé au public depuis... 500 ans ! Superbement restauré par l’architecte David Chipperfield, ce palazzo abrite The Human Safety Net, fondé par Generali, propriétaire des lieux. Cette fondation vient en aide aux plus vulnérables et accueille des débats internationaux mêlant ONG, citoyens, artistes, universités, autour des enjeux sociaux et durables. «
Les procurateurs s’occupaient autrefois des veuves, orphelins et défavorisés. Pour nous, c’est un bel hommage à l’histoire et à l’identité de ce bâtiment d’y avoir The Human Safety Net qui œuvre pour l’inclusion sociale », confie Emma Ursich, sa directrice. Sur le plan éducatif, les choses bougent à Venise, pour un éveil de conscience précoce. Les Petites Lumières proposent ainsi des ateliers de philo en milieu scolaire. «
Les cercles de philosophie sont un prétexte pour échanger. Une école de la Vie », souligne Esmeralda de Barros, leur instigatrice. Quant à l’association SUMus, elle a pour projet une école « de l’esprit et de la main » : «
Il s’agit d’élever l’esprit, de favoriser les potentiels et revaloriser l’habileté manuelle. Décloisonner pour devenir musicien agriculteur, par exemple », dixit Hélène Molinari.
Hub de l’innovation
Ville attractive, au confluent des cultures, Venise a tous les atouts pour conjuguer innovation, coopération et transition. Un centre de biomimétisme marin, agrégeant des acteurs hétérogènes (universités, armée, start-ups, jeunes, artistes), est en projet. De son côté, l’université Ca’Foscari crée un hub de l’innovation : VeniSIA (acronyme de Venice Sustainability Innovation Accelerator), sous la houlette de Carlo Bagnoli.
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Ce projet est né après l’Acqua Alta de 2019 et la pandémie... La ville à l’arrêt a eu l’effet d’un électrochoc : il nous faut agir pour que Venise survive (sachant qu’elle se vide de ses habitants, suite à la pression touristique et immobilière). Comme je suis professeur de stratégie, j’ai imaginé des solutions incitatives pour attirer des travailleurs nomades. » L’idée de cet accélérateur est de créer une émulation, locale et internationale, autour des enjeux de soutenabilité, au cœur de Venise. Une manière aussi de contrecarrer le tourisme éphémère, car ces travailleurs nomades (et voyageurs au long cours) contribuent à la vie locale.
Artisanat « connecté »
Malgré sa virtuosité, le savoir-faire artisanal (tissage, verre de Murano, dentelle de Burano...) est mis en péril par les souvenirs
made in China qui inondent les artères touristiques. Face à cette menace, les métiers d’art se réinventent. Cet artisanat « connecté » symbolise une créativité inspirée qui redonne ses lettres de noblesse au savoir-faire vénitien, en l’accordant aux goûts d’aujourd’hui et aux aspirations de demain. Il en est ainsi des créations du maître verrier Giovanni Nicola qui « perpétue le souffle de ses ancêtres », et de Muriel Balensi, perlière, qui œuvrent en chœur à Murano. Les œufs alchimiques qu’ils cocréent tissent un lien vibratoire entre la matière et l’invisible, et sont consacrés à des soins quantiques dans des séminaires dédiés aux
Champs alchimiques. Valeria Boncompagni, joaillière de génération en génération sur la place Saint-Marc, enseigne son art à l’école et propose des ateliers ouverts à tous, dans sa joaillerie. «
Je ne suis pas contre la technologie, mais les mains sont connectées au cœur. Lorsque les gens expérimentent par eux-mêmes cet art, ils pleurent. Je fais donc ça pour défendre les artisans et Venise, mais surtout pour offrir cet émerveillement : l’émotion qui redonne confiance aux gens, dans l’incertitude de cette époque. » L’émerveillement... Voilà ce qui relie ces acteurs de la transition à Venise. Ensemble, ils tissent un présent inestimable : un futur possible !
Venezia Reborn
« La clé pour que Venise renaisse est de redéfinir le narratif, car il façonne le réel », clame Ruggero Romano, avec la fougue de ses 25 ans. C’est le message de Venezia Reborn*. Son film vise à réunir la communauté vénitienne (et internationale), jeunes en tête, autour d’une autre vision de la ville, innovante, positive, inspirante. Ce storyteller a découvert l’impact social du film au Canada, où il a vécu cinq ans au milieu d’inégalités criantes lui donnant l’envie de s’engager. « Si Venise meurt, toutes les villes peuvent mourir. Si elle renaît, toutes les villes peuvent renaître. Cette fin de cycle est une opportunité ! » À la confluence de ce qui (é)meut les acteurs de la transition, Ruggero montre Venise telle qu’on ne l’a jamais vue : infiniment belle, mais surtout vivante, intergénérationnelle, engagée.
* Voir veneziareborn.com
Merci à l’association SUMus pour la mise en lien avec les acteurs locaux.