Lors d’une conférence autour de son dernier ouvrage
La blessure, le grand reporter de guerre Jean-Baptiste Naudet témoigne d’une présence envahissante, un « fantôme » qui, à son insu, le pousse encore et encore à prendre des risques dans des zones de conflit, parfois même au péril de sa vie et de sa santé mentale. Tant et tant qu’il décide, pour s’en sortir, d’explorer la piste familiale… Il découvre le grand amour caché de sa mère Danièle, un jeune sergent de vingt ans à qui elle était fiancée, et qui fut tué dans le djebel algérien pendant une opération de ratissage en 1960. « La blessure » est celle de cette femme qui ne se remettra jamais de cette disparition, gardant ses lettres et sombrant dans la folie. Un récit poignant, bouleversant, qui soulève des questions essentielles. Et si, pour d’autres également, cherchait à s’exprimer la mémoire d’ancêtres, de héros de guerre décédés tragiquement et oubliés ? Et si, derrière ces épisodes transgénérationnels, personnels, aux allures extraordinaires, se cachait une autre perspective, celle de la paix, peut-être même collective ?
Un fantôme, vraiment ?
Le terme de fantôme n’est en rien une fantaisie littéraire, ou un personnage réservé aux enfants, mais un terme qui va de pair avec un phénomène particulier, celui d’être hanté littéralement et dépossédé de son libre arbitre. Un phénomène mis au jour par la psychogénéalogie, dans les années 1970, par Nicolas Abraham et Maria Torok. De quoi s’agit-il ?
« Le non-dit transgénérationnel, que l’on appelle un fantôme, est en relation avec un traumatisme qui n’a pas pu être élaboré en son temps, pour différentes raisons », répond le psychanalyste transgénérationnel Bruno Clavier.
« Toutefois, le traumatisme seul ne fait pas le fantôme... Mais le secret, l’absence de pensée, la sidération qui l’accompagnent, créent une injonction pour les générations suivantes », ajoute-t-il. Il y a alors une sorte d’expulsion de l’émotionnel lié au traumatisme, qui va être repris par un descendant, dont la tâche inconsciente consiste à l’élaborer, pour « libérer » ce fantôme... et la lignée. Les fantômes de guerre ont été largement évoqués par la fondatrice de la psychogénéalogie Anne Ancelin Schützenberger, principalement sur le plan de la santé. Son cas traité le plus célèbre est celui de Camille, qui tousse tout le temps ; la manière dont elle en parle fait penser à une « loyauté familiale invisible » liée à un événement tragique. Forte de son expérience des symptômes post-traumatiques de guerre, la thérapeute vérifie une série d’hypothèses historiques possibles et remonte la piste. C’est seulement à la lumière de croisements complexes entre différents événements ayant trait à la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande que surgit le maillon psychogénéalogique : un grand-père asthmatique, décédé dans un sous-marin, en poste avec le grand-père, héros de guerre oublié, du compagnon de Camille ! Comme si leur rencontre avait été le déclic pour faire resurgir la mémoire de guerre de leurs deux ancêtres. Difficile à croire, et pourtant ! Impossible, en peu de lignes, d’embrasser les enjeux si mystérieux autour de ces phénomènes. Ce qu’on peut en retenir est que les loyautés invisibles et la transmission transgénérationnelle d’un traumatisme sont aussi souvent liées à des événements historiques. Chacun rejoue un rôle personnel dans la résurgence de la mémoire collective !
Le non-dit transgénérationnel, que l’on appelle un fantôme, est en relation avec un traumatisme.
Des répétitions historiques
Il existe différents types de « fantômes ». Dans le cas des mémoires de guerre, sont impliqués à la fois des fantômes familiaux, mais aussi des fantômes « collectifs », dans un entremêlement subtil et quasi implacable.
« Ce sont des répétitions historiques à dates dites “anniversaires”, qui engagent une communauté, un pays, une nation », explique Bruno Clavier. Ces dates sont fortement marquées par les nombreuses années, qui répètent ces cérémonies officielles.
« Pour exemple de ces fantômes, le 10 avril 2010, l’avion présidentiel polonais se crashe vers Smolensk, avec près d’une centaine de cadres et militaires de haut rang qui se rendent à la commémoration du massacre de Katyn ; dans la même région, entre avril et mai 1940, la police soviétique avait assassiné des milliers de cadres et intellectuels constituant l’élite de la Pologne », développe Bruno Clavier. Curieuse répétition, près de 70 ans après… Ces événements sont reliés à des fantômes de type « historique », porteurs de mémoires traumatiques liées à des événements collectifs tragiques, voués à se répéter.
« Tout comme c’est le cas pour les fantômes familiaux, sans un travail d’élaboration collective, il peut y avoir la création collective inconsciente des conditions qui mènent au retour de ce que l’on redoute tant du passé », répond le psychanalyste. Les exemples sont légion !
Une transmission inconsciente
Ce « fantôme de guerre » se transmet comme une trace, dans l’inconscient d’un descendant, du secret inavouable d’un ou plusieurs de ses ancêtres. Il se manifeste par des voies distinctes, par exemple la voie somatique, la mémoire corporelle, comme c’est le cas pour Camille et son asthme, ou encore pour David. Bruno Clavier relate le cas de ce jeune homme de trente ans qui se retrouve avec le bassin bloqué, un beau matin de mars, sans raison apparente organique.
« Des recherches dans son arbre généalogique vont mettre à jour la trace d’un ancêtre mort d’une salve de balles dans le bassin, en mars 1915. » Le symptôme va permettre de retrouver sa mémoire et d’honorer cet ancêtre « oublié » de tous. Le fantôme peut également s’exprimer par la voie psychique et engendrer des passages à l’acte, comme pour Jean-Baptiste Naudet, poussé à son insu, par cette présence, à flirter avec la mort. Des accidents tragiques, à dates anniversaires, peuvent également signaler sa présence. Pour Anne Ancelin Schützenberger, avec les fantômes de guerre,
« tout peut partir en fumée » et les maisons peuvent brûler. C’est ce qui lui est arrivé le 6 juin 1944, jour du débarquement allié, dans la France occupée. Loin de tout, dans le Massif central, alors que la future thérapeute et sa famille se croyaient en sécurité, la maison a pris feu. Ils ont tout perdu, sauf la vie. Un événement qu’elle rattache à l’incendie perpétré à Moscou en 1812 par le général Rostopchine, pour faire peur à Napoléon et l’obliger à rebrousser chemin. Une partie de sa famille maternelle est d’origine russe et la maison a été brûlée. Un signe flagrant, pour elle, d’une loyauté invisible, dont elle va nourrir sa recherche sur la compréhension de l’inconscient dans les répétitions d’événements marquants. Il n’y a ni hasard ni fatalité, seulement notre histoire qui cherche à s’exprimer, encore et encore.
Quel message le fantôme, au travers de ces symptômes, répétitions et événements tragiques, chercherait-il à nous transmettre ?
« Beaucoup d’entre nous souffrent de deuils non faits, que ce soit sur le plan personnel, familial, transgénérationnel et culturo- national… », répond Bruno Clavier. Ces deuils non faits, pertes et traumatismes divers non élaborés, sont en psychogénéalogie des tâches inachevées qui restent en mémoire et nous taraudent parce qu’elles ont besoin d’être complétées et terminées. D’après Anne Ancelin Schützenberger,
« elles travaillent, se ruminent et se transmettent de génération en génération ». Il est important de clore toute
gestalt, tout travail commencé et inachevé. Le fantôme aurait alors pour mission de mettre à jour un secret, le traumatisme de la lignée, pour achever le deuil, pour une libération de cette mémoire et que l’impact ne se transmette plus de génération en génération.
Le fantôme aurait alors pour mission de mettre à jour un secret.
Vers une libération individuelle et collective
Avons-nous tous des fantômes de guerre ? Pourquoi s’en préoccuper ? La réponse de Bruno Clavier est glaçante :
« Quand on regarde les bilans de pertes humaines de la Première Guerre mondiale, les chiffres sont si élevés qu’il est difficile de se les représenter réellement. Ils s’élèvent à environ 18,6 millions de morts... » Il hésite alors avant de livrer ceux de la Seconde Guerre mondiale, le conflit le plus meurtrier de l’histoire, avec plus de 60 millions de morts à travers le monde.
Il ne s’agit pas tant de se plonger avec effroi dans un comptage morbide, mais bien de prendre conscience de l’importante probabilité de transmission transgénérationnelle qui en découle. Pourquoi ne pas mobiliser les ressources à notre portée pour guérir ces mémoires de guerre ?
« Pour un individu, expose Bruno Clavier,
c’est l’élaboration du traumatisme qui permet qu’il ne fasse pas “fantôme” à une génération suivante », et entreprendre un travail psychogénéalogique permet de comprendre ce qui se passe et de terminer la
gestalt. Quel deuil non fait, quel ancêtre cherche à attirer notre attention ? Il faut du temps et de nombreuses plongées dans le passé pour y voir clair et libérer ces mémoires.
Quant aux fantômes collectifs, peut-on éviter qu’ils refassent surface ?
« Pour la collectivité, l’importance des commémorations, des rites, des cérémonies publiques est cruciale. C’est ce qui distingue par exemple le statut du génocide juif, qui a eu droit à une reconnaissance officielle, tandis que le génocide arménien est encore en quête de la sienne. » À ce titre, on peut observer qu’au-delà du chaos apparent, certaines initiatives vont dans ce sens. Les cérémonies d’hommages aux victimes ont tendance à se multiplier de par le monde. Ainsi, le 5 décembre 2016, des vétérans américains demandent pardon aux Indiens à Standing Roch pour les massacres perpétrés par leurs ancêtres. En février 2008, le premier ministre australien présente ses excuses officielles aux aborigènes. Le 12 Juin 2008, le Canada demande solennellement pardon aux peuples autochtones. Autant de lueurs d’espoir sur ce chemin difficile d’affranchissement des mémoires de guerre, pour donner à voir le monde de demain, un monde en paix !