La purification du karma est-elle simplement une affaire d’actions justes,
ou requiert-elle une foi inébranlable ancrée dans le cœur ? Alors que les traditions spirituelles du monde abordent le concept de dévotion sous différents angles, une vérité universelle émerge : la nécessité d’une profonde connexion intérieure.
«
Si la pratique de purification du karma n’est pas empreinte de foi et de dévotion, elle s’assimile parfois à une forme de bricolage », prévient d’emblée Alain Grosrey, chercheur, spécialiste de philosophie indienne et d’histoire des idées. Pour s’ouvrir à la grâce par le salut ou atteindre l’éveil par la libération, selon les termes de notre tradition spirituelle ou religieuse, il faudrait entretenir une forme de foi, qui est à distinguer de la croyance provenant du mental et suscitant des émotions. «
La croyance peut être vraie ou fausse et donner lieu à du fanatisme, au contraire de la foi qui se situe à un autre niveau : celle-ci relève de l’expérience personnelle et ne peut être remise en question. Elle est une conviction profonde qui requiert une ouverture du cœur », nous explique pour sa part Philippe Cornu, ethnologue, spécialiste du bouddhisme.
Deux écoles, selon les religions
Quand nous nous inclinons dans la dévotion, est-ce notre ego qui s’efface ou notre âme qui s’illumine devant plus grand qu’elle ? La question de la foi se pose, celle de la confiance en un invisible qui nous dépasse aussi. «
La présence du sacré devient manifeste lorsque l’ego fléchit. Et les expressions de la dévotion – méditations, prières, offrandes rituelles, prosternations, etc. – n’ont de sens et de portée qu’à partir du moment où l’ego les reconnaît comme leviers spirituels », affirme Alain Grosrey qui met en parallèle la notion de libération
dans les traditions orientales avec celle de salut dans les religions du Livre. Il y a dans la loi de causalité et de responsabilité individuelle du karma une dimension universelle que l’on retrouve dans toutes les spiritualités. «
Toutefois, il est à ne pas confondre avec le destin qui exonère de la responsabilité individuelle, précise le chercheur.
Le karma dépend de nous : en aidant à éliminer les obstacles et à cultiver des qualités positives comme la compassion, la patience et la sagesse, les voies d’éveil offrent des outils de purification. A contrario, le destin s’apparente davantage à une force cosmique ou divine qui détermine le cours des événements : ne dépendant pas de nous, il nous est impossible de le purifier par nos actions. »
Une différence fondamentale se dessine entre les religions théistes qui admettent l’existence d’une ou de plusieurs divinités (christianisme, judaïsme, islam, hindouisme) et les autres traditions spirituelles (bouddhisme, taoïsme, confucianisme) qui se réfèrent davantage à l’esprit. «
Dans les religions théistes, la bénédiction est considérée comme une faveur, accordée par une force extérieure, une grâce divine (baraka dans l’islam, berakha dans le judaïsme). Le pratiquant va l’invoquer par des rituels, des prières ou des supplications. Il va faire appel à la toute-puissance d’une divinité plutôt qu’à la seule force en soi », explique Alain Grosrey. Ce que confirme Philippe Cornu : «
Le bouddhisme insiste sur la compréhension, la clarté de connaissance intérieure,
alors que le christianisme met l’accent sur la dévotion et le salut extérieur. » Chez les chrétiens, le rituel est une expérience utilisant des outils, tels que la prière ou la méditation, pour maintenir une ouverture et un contact avec le divin. Chez les bouddhistes, la méditation est aussi un espace d’ouverture, mais plutôt pour favoriser l’émergence des qualités propres à la véritable nature de notre esprit.
Des intercesseurs
Dans les traditions bouddhistes, la bénédiction est comprise comme un « rayonnement » émanant de la nature éveillée de la réalité ou d’un être. «
Notre monde étant considéré comme illusoire, il existe une réalité plénière que certains êtres éveillés vont pouvoir nous révéler, à l’image des bodhisattvas dans le bouddhisme du Grand véhicule », souligne Alain Grosrey. Ces derniers désignent des individus retardant leur propre libération pour aider les autres à s’éveiller. «
En se manifestant à vous, ils vont vous montrer que vous avez en vous les mêmes qualités qu’eux. Ils sont un reflet de vous-même. La vraie dévotion est de comprendre qu’il n’y a pas de séparation avec l’esprit de sagesse du maître », ajoute Philippe Cornu. Cette idée se retrouve dans diverses
traditions spirituelles. Chez les chrétiens, la dévotion conduit à réaliser les qualités du Christ. Dans le soufisme, le prophète Muhammad, archétype du serviteur de Dieu, est toujours présent dans le cœur de ses fidèles. Si l’islam interdit de représenter Dieu à travers une image via une photo, une icône ou une statuette, les hindouistes, bouddhistes et chrétiens en sont friands. C’est une façon pour les pratiquants de se relier à leurs modèles, qu’ils soient vivants (à l’exemple du dalaï-lama) ou morts (à l’exemple de Jésus-Christ), voire imaginaires.
La voie de la dévotion n’est pas exempte d’un effort personnel. Elle demande une volonté de recevoir la grâce. Dans le bouddhisme, les disciples doivent montrer « l’anneau de la dévotion » pour être tirés par les bodhisattvas vers l’éveil. Ou nos saints chrétiens, arrivés au terme de leur purification, montrent un engagement et une détermination sans faille avant d’être pris en exemple ou comme des intercesseurs par les fidèles et atteindre le salut. «
Il y a l’idée d’une aimantation : un aimant peut attirer un clou en raison de son champ magnétique. Symboliquement, cette aimantation induit une ouverture permettant à la bénédiction de s’effectuer, puis à la grâce de se manifester », précise Alain Grosrey qui a vécu deux expériences de mort imminente à la suite d’une forme grave de Covid en 2021. «
Face à la souffrance et à l’angoisse que provoquent les embolies et la suffocation, je reconnais avoir eu besoin de la grâce pour m’en sortir. Les bouddhistes verraient peut-être dans cette épreuve une façon de réparer une dette karmique. Survivre m’a demandé un effort considérable, en même temps qu’un abandon et une acceptation de la mort. »
Quand nous nous inclinons dans la dévotion, est-ce notre ego qui s’efface ou notre âme qui s’illumine devant plus grand qu’elle ?
Une réelle disposition intérieure
La plupart des témoignages d’expériences de mort imminente se recoupent, à quelques différences près, en fonction de l’appartenance culturelle et religieuse : après avoir vu sa vie défiler pour faire le bilan de ses actes positifs et négatifs, la personne se sent rassurée par ce qu’elle nomme en général « un pur amour ». Cette notion est omniprésente dans les voies de purification du karma. Elle est au cœur du message chrétien et de la voie qui mène à la grâce et au salut de notre âme. Dans l’islam, le fidèle a confiance dans la miséricorde divine pour le sauver. Dans certains courants de l’hindouisme, une dévotion sincère et une relation d’amour (
bakhti) à l’égard d’un dieu d’élection permettent au fidèle de purifier son cœur et d’atteindre la libération (
moksha). Dans le bouddhisme,
«
la dévotion, c’est l’amour pour la réalité éveillée qui brille au-delà des concepts et des fabrications mentales », ajoute Alain Grosrey.
Une fois l’ignorance dissipée advient l’expérience libératrice, celle de la véritable nature de l’esprit. «
Il
n’est pas question de la fusion dans un grand tout, mais
d’atteindre un état où l’on est définitivement affranchi de la conditionnalité des phénomènes composés », souligne Philippe Cornu. C’est ainsi que les bouddhistes se libèrent de leur karma, par eux seuls, même s’ils reçoivent l’appui d’un guide. Dans le christianisme, Dieu ne nous libère pas de notre karma, mais nous donne la force nécessaire pour nous en libérer, analyse le père Brune, auteur d’un ouvrage sur les liens des différentes religions avec le karma. Il insiste sur notre rôle de coopération avec le Christ pour notre salut : «
Le Christ ne peut pas faire tout le travail à notre place. Il ne peut pas nous sauver sans nous. » Dieu peut nous délivrer de notre karma, nous sauver, à partir du moment où il y a une conversion intérieure. Contrairement aux idées reçues, «
le salut ne nous vient pas de l’extérieur. Il ne vient pas non plus de nous seuls. Il nous vient de l’intérieur, parce que Dieu s’est fait intérieur à nous », conclut le père Brune.