Marie-Christine Maurel est docteure en biologie moléculaire et biochimie, spécialiste d’archéobiologie moléculaire. Elle consacre toute son activité aux travaux de recherche sur les origines de la vie sur Terre. Également titulaire d’un DEA de philosophie des sciences, elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont
Les origines de la vie(1), un petit précis éclairant et accessible, et récemment
Xénobiologie, vers d’autres vies, en collaboration avec l’astrophysicien Michel Cassé
(2).
« D’où vient la vie ? » Cette question semble tellement immense ! Est-elle scientifique
ou philosophique ?
Je pense que c’est d’abord une question enfantine. « D’où je viens ? Comment je suis venu ? » C’est une question que tous les enfants se posent, soit ouvertement, soit en la gardant pour eux et en fouillant le monde. Ils ont quelques notions sur la manière dont leur propre corps est venu sur Terre, mais pour eux cette question est aussi liée à la vie, à la nature à laquelle ils se sentent liés – il faut voir leur rapport très fort aux animaux, combien ils adorent se promener dans les forêts, les jardins. Cette question fondamentale chez l’être humain est ensuite évacuée au profit d’autres activités... Moi, je ne l’ai jamais abandonnée ! On peut chercher les origines de la vie dans toutes les directions, je pense qu’on n’aura jamais complètement la réponse. Pour déterminer d’où l’on vient, il faudrait déjà connaître ce qui est là... Or on n’a identifié que 15 % du vivant actuellement présent sur Terre. On ignore infiniment plus de choses qu’on n’en connaît.
Peut-on situer un « avant » et un « après » l’apparition de la vie ? Comment fait-on la différence entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas ?
On reconnaît le vivant au fait qu’il est indissociable de son environnement et de ses liens avec les autres êtres vivants. Même notre corps est dépendant des cellules bactériennes qu’il porte, dix fois plus nombreuses que nos propres cellules, ou des virus, cent fois plus nombreux... La vie, c’est l’ensemble de toutes les relations établies entre les êtres vivants : une définition à laquelle, je pense, tous les scientifiques adhèrent aujourd’hui. À l’origine, des molécules organiques se sont associées pour former « quelque chose » capable de se répliquer – c’est-à-dire de se reproduire – et d’échanger avec l’environnement au travers d’un métabolisme, qui est la capacité à prendre des éléments de l’extérieur et à en rejeter vers l’extérieur. On ne peut pas savoir quelle forme a pris ce premier « quelque chose » : on essaie de le circonscrire dans la définition d’un « compartiment » qui se réplique et qui échange, mais on ne peut même pas dire s’il formait un compartiment, comme une cellule. Les viroïdes, de plus en plus étudiés, n’ont aucune enveloppe : c’est une simple molécule d’ARN capable de se répliquer une fois qu’elle a pénétré une cellule hôte. Est-ce du vivant ? Vous le voyez, les critères de démarcation entre vivant et non-vivant sont assez flous...
Est-ce que la définition de la vie pourrait passer par son contraire ? Serait vivant tout ce qui peut mourir ?
Est-ce que tous les organismes vivants meurent ? La notion de mort est très anthropocentrée ; la mort, c’est ce que nous voyons parce que ça nous arrive, mais c’est à mettre en rapport avec le temps. On connaît des séquoias qui ont plus de 4 000 ans ; est-ce qu’un jour ils mourront ? Ni vous ni moi ne le saurons... Les tardigrades sont capables de rester sans aucune activité de réplication ni de métabolisme, et cependant, ils ne sont pas morts, ils sont en cryptobiose... Il suffit de rajouter une goutte d’eau pour qu’ils reprennent une vie métabolique : certains se sont « réveillés » après 24 000 ans
(3). Lorsqu’on cherche à comprendre les origines de la vie, il faut complètement changer d’échelle...
L’échelle de la vie est donc celle de la planète ?
De la planète, et même de son environnement... La vie telle qu’on la connaît est le résultat de processus qui se sont mis en place sur Terre il y a environ 3,4 milliards d’années, à partir des molécules qui étaient là. Pour aboutir au vivant, il a fallu la contribution de tout ce qui était sur Terre, en provenance de l’espace (on trouve de l’eau et un acide aminé, la glycine, dans les comètes), des fonds sous-marins, de l’atmosphère, de l’eau, des minéraux, et qu’entre toutes ces molécules des échanges très particuliers se produisent... L’eau a été essentielle à ces échanges, 90 % de la vie s’est passée dans l’eau, et on attribue un rôle important à l’argile, qui favorise la rencontre entre les molécules : quand elle se dessèche, ce qui était absorbé dans la boue est réuni pour donner une molécule un peu plus sophistiquée que la précédente. Il a fallu un processus très évolutif pour que l’information se transmette entre les molécules, jusqu’à ce que les métabolismes se produisent. Ce processus n’est plus à l’œuvre aujourd’hui, on ne peut donc pas l’observer : les organismes vivants d’aujourd’hui, produits de l’évolution et de la sélection naturelle, ont depuis longtemps « mangé » les tout premiers !
Et pourtant, une part de la recherche consiste à tenter de recréer de la matière vivante à partir de la matière inerte ?
Une part de la recherche sur les origines de la vie, qu’on appelle la « xénobiologie », essaie de reproduire en laboratoire des processus élémentaires pour reconstituer les « briques élémentaires » du vivant. Synthétiser les acides aminés qui constituent les protéines ou les bases azotées qui constituent l’ARN ou l’ADN, on y parvient : dans les laboratoires aujourd’hui, les choses sont très avancées. Cependant, on fabrique ces composés dans des conditions quasi artificielles où les molécules sont très pures : ce sont des constructions. On ne saura jamais quelles étaient exactement les vraies conditions de la Terre primitive, malgré le travail considérable des géochimistes et des astrophysiciens, et cela biaise notre réflexion.
Si l’on parvenait en laboratoire à recréer exactement les conditions qui régnaient sur Terre, verrait-on la vie naître d’elle-même ?
C’est l’idée de l’expérience de Miller, en 1953, fondatrice pour la recherche des origines de la vie. Miller cherchait à proposer l’idée que l’atmosphère primitive était très réductrice. Dans son ballon, il a soumis de l’eau, du méthane, de l’ammoniac à la décharge électrique, et après quelques jours, il a obtenu des acides aminés en tous points semblables à ceux qui nous constituent. Tout le monde s’est dit : « Formidable ! On va pouvoir recréer la vie en laboratoire avec ça », sauf que la géochimie et l’astrophysique nous ont appris que la composition de l’atmosphère primitive n’était pas du tout celle-ci. C’était en 1953, nous sommes en 2022 : nous avons des quantités de résultats passionnants, mais nous n’avons toujours pas réussi à reconstituer les conditions de la Terre primitive.
Si on ne peut l’observer, peut-on déduire ou imaginer ce qu’il s’est passé, le dater ?
Le problème est que nous n’en avons pas de trace directe. La Terre s’est formée il y a 4,5 milliards d’années. Les traces de vie directes les plus anciennes dont on dispose, les plus vieux fossiles, ne datent que de 540 millions d’années. Cependant, il semblerait que très tôt, aux alentours de 3,4 milliards d’années, des choses se soient passées : nous disposons de traces indirectes, les stromatolithes, qui ressemblent à des couches de pierre issues de l’activité de ce que nous nommerions aujourd’hui des bactéries... Mais quel était le métabolisme de ces « bactéries » ? Il n’a rien à voir avec le métabolisme oxygéné, puisqu’à l’époque il n’y avait pas d’oxygène disponible sur Terre, c’était probablement un métabolisme différent, à base de fer, ou de méthane... On peine également à décrire ces phénomènes, car des événements de grande échelle n’ont cessé de modifier l’environnement durant des milliards d’années.
Les mouvements de la Terre elle-même ont-ils contribué à façonner le vivant ?
Il y a, entre la planète et la vie qu’elle porte, des interactions très puissantes. Sur les échelles de temps qui nous intéressent, l’environnement est très mouvant : les tremblements de terre, la tectonique des plaques, les éruptions volcaniques se produisent en permanence, et le vivant en subit les conséquences. Grâce aux fossiles, on a pu identifier depuis 540 millions d’années cinq extinctions extrêmement massives, au cours desquelles 80 à 90 % des organismes vivants existant sur Terre ont disparu. Mais la vie l’a emporté, et les 10 % restants à l’issue de ces événements géologiques ont investi de nouvelles niches écologiques et donné naissance à d’autres organismes...
Ne pourrait-on pas alors « remonter » le fil de l’évolution, de façon logique, pour retrouver les origines du vivant ?
C’est l’hypothèse de LUCA (
Last Universal Common Ancestor), un algorithme proposé par des phylogénéticiens. Il est élaboré à partir des molécules actuelles du vivant : celles qui vous constituent, celles des arbres, des bactéries... Les bases de données qui rassemblent les « similitudes » entre ces molécules permettent de converger vers un tronc commun, le putatif ancêtre des formes de vie connues. Cette construction s’avère surtout très utile pour étudier les formes de vie nouvelles que l’on découvre : beaucoup d’organismes ne se rattachent en rien aux molécules que l’on connaît ! Pour découvrir un ancêtre commun, il faut connaître toute la famille, et on n’en est qu’au b.a.-ba de l’identification des organismes vivants. L’expédition Tara Oceans a rapporté dans les laboratoires des tonnes d’informations et de nombreux organismes pour l’instant non identifiés. L’arbre du vivant, qui représente les 15 % du vivant que l’on connaît, est d’une diversité immense et ne cesse de se complexifier – on parle d’ailleurs plutôt de « buisson du vivant » aujourd’hui. Depuis le milieu du XX
e siècle, la recherche explose, on a des résultats absolument extraordinaires... Mais on prend surtout la mesure de ce que l’on ignore ! Autrefois, il y avait des gens qui se disaient « savants », qui faisaient autorité ; aujourd’hui, tous les chercheurs vous diront que plus on cherche, moins on sait de choses.
(1)
Les origines de la vie, Marie-Christine Maurel, éd. Pommier, 2017.
(2)
Xénobiologie, vers d’autres vies, Marie-Christine Maurel et Michel Cassé, éd. Odile Jacob, 2018.
(3) Étude du Soil Cryology Laboratory (Russie) parue le 7 juin 2021 dans
Current Biology.