La Kabbale est la mystique juive construite sur l’herméneutique des textes bibliques et l’ésotérisme porté par les lettres de l’alphabet hébreu. Elle serait née à Alexandrie entre les IV
e et II
e siècles av. J.-C. Le premier livre connu de la Kabbale est le
Séphèr Yètzirah (le « livre de la formation », sous-entendu : du monde) écrit sans doute à Alexandrie, dans la proximité de Shiméon bar Yo’haï, au I
er siècle de l’ère vulgaire, et dont le plus vieil exemplaire connu remonte au IV
e siècle de notre ère. On retrouve ensuite l’ouvrage
Séphèr ha-Bahir d’Abraham de Posquières et de son fils Ytz’haq l’Aveugle, rédigé en Provence à la fin du XI
e début du XII
e siècle. Puis la Kabbale migra vers l’Espagne où elle trouva son apogée dans le
Séphèr ha-Zohar rédigé par Moïse de Léon au XIII
e siècle, qui fut le terreau du travail de Moïse Cordovero, d’Isaac Louria, d’Abraham Aboulafia et d’Abraham Cohen de Herrera, le maître de Spinoza.
Aujourd’hui, plusieurs courants s’inspirent de ces différents auteurs et peuvent présenter des divergences. Au sein du judaïsme, les rapports entre le courant kabbalistique et le rabbinisme ne furent pas toujours cordiaux : à certaines époques, les grands kabbalistes étaient quasiment tous des rabbins, tandis qu’à d’autres, le rigorisme orthodoxe s’est opposé au mysticisme ésotérique. Enfin, ce que l’on appelle la « kabbale chrétienne » est une imitation italienne de la mystique juive, apparue à la Renaissance sous la plume de Pic de la Mirandole, notamment…
La prière est le chemin
La Kabbale enseigne que le monde matériel est une manifestation de réalités spirituelles profondes. Elle avance que le Divin se révèle à travers dix émanations hiérarchisées appelées les sefirot (les « figures »), qui forment l’arbre de vie. L’étude des sefirot et de leurs 22 liens (comme les 22 lettres de l’alphabet hébreu) permet de mieux comprendre la création et la place de l’homme dans l’Univers, notamment par effet de miroir, les qualités représentées se trouvant également en l’humain. L’Univers aurait été créé d’une manière très complexe (cf. le livre biblique de la Genèse), mais avec des moyens de le décoder, notamment grâce aux multiples indices laissés par le Divin. Les lettres associées aux chiffres et l’agencement de ceux-ci entre eux sont autant d’énigmes qui éclairent le pratiquant. Ainsi, la prière prend parfois la forme de méditations sur les noms divins, les lettres hébraïques et les concepts des sefirot dans cette tradition.
Marc Halévy, grand spécialiste de la Kabbale, rappelle que «
la prière, c’est quelque part un synonyme de méditation, car c’est se donner le temps de regarder plus loin que ce qu’on voit à l’intérieur ou à l’extérieur de soi, de manière à se rapprocher de quelque chose qui est le grand tout que moi, j’appelle le Divin ». La Kabbale est donc une herméneutique dont la compréhension profonde des enseignements spirituels permet à l’humain de se rapprocher du Divin, grâce à l’étude. Pour Marc Halévy, la Kabbale en soi peut être vue comme une prière : «
Ce chemin est une manière de se rapprocher de ce qui est ineffable et qui englobe tout le reste. Donc, quelque part, l’étude kabbalistique est en soi une prière, non pas dans le sens d’une récitation qu’on débiterait mécaniquement, mais au sens du rapprochement avec l’essentiel. Cette étude n’est pas qu’une prière, elle en est tout le cheminement. Alors, en fait, cheminer, c’est prier dans sa spiritualité. »
L’intention est primordiale
Lorsque quelqu’un prie, il ne s’agit pas seulement de réciter des paroles, mais de diriger son cœur et son esprit vers Dieu avec une intention pure. C’est pourquoi, dans la Kabbale, l’intention (en hébreu
kavvanah) est primordiale. Plus encore, il est recommandé d’effectuer des mitsvot (pluriel de
mitsvah, terme qui signifie
« commandement » ou « obligation »). Il s’agit d’une pratique prescrite par la Torah, consistant notamment à faire une bonne action ou un acte de charité. C’est un moyen de se rapprocher de Dieu et de vivre en accord avec Sa volonté. Les
mitsvot sont également vues comme des moyens de sanctifier la vie quotidienne et d’apporter des valeurs spirituelles dans le monde, de l’améliorer en quelque sorte. «
Toute personne qui accomplit une mitsvah
prie ou dirige son esprit vers le Divin, crée par là même un malakh [un « message », NDLR]
, qui constitue comme une part de l’homme qui s’étendait jusqu’au monde supérieur. Un tel malakh
est relié dans son essence à l’homme qui l’a créé. Il continue cependant de vivre globalement dans une autre dimension de l’existence, à savoir dans le monde de la formation [
Olam Yètzirah, NDLR] », explique le rabbin Adin Steinsaltz
(1). Ainsi, les effets positifs d’une
mitsvah se prolongent au-delà de l’immédiateté de notre monde matériel, et provoquent des transformations fondamentales. «
Avant l’accomplissement de chaque mitsvah
, on doit dire certains mots à haute voix. Ces mots ont pour but de faire descendre un grand flux depuis les mondes supérieurs afin que s’illuminent nos âmes […] grâce à la capacité qu’ont les êtres humains – créatures dotées du libre arbitre – de changer l’ordre fixe. C’est comme si notre monde était une tour de contrôle à partir de laquelle les dix sefirot dans leurs différentes combinaisons peuvent devenir opérationnelles », ajoute le spécialiste.
La réparation
L’objectif ultime de la Kabbale est l’union de l’âme avec le Divin, la compréhension de la nature de Dieu, et ceci peut se produire dans un processus de « réparation du monde ». Les kabbalistes croient que chaque individu a le potentiel d’atteindre un état de conscience supérieur et de contribuer au bien-être collectif. Pour cela, chacun chemine en
Techouvah (retour, repentance, regret), c’est-à-dire en se retournant sur son passé pour le « rectifier ». L’âme agit grâce au corps (son palais), représenté symboliquement dans son essence et les capacités associées âme-corps que sont les sefirot. L’âme se déploie dans le monde matériel et doit y découvrir des essences supérieures occultées, «
des éléments du Divin originel et informel. C’est en s’unissant à ces forces que l’âme accomplit sa tâche de Tikkoun – correction, réparation – et en les élevant, elle s’élève elle-même », enseigne le rabbin Adin Steinsaltz. La notion de
Tikkoun est cependant typique de la Kabbale de Louria, une voie messianique qui est loin de faire l’unanimité des kabbalistes. Étudier l’arbre des sefirot est un guide pratique pour cette route, «
chemin tracé pour le séjour de l’âme dans le monde », commente le rabbin. Les êtres humains ont la responsabilité de réparer et d’améliorer le monde (voire d’« accomplir » le monde et le mener à sa plénitude), en s’efforçant de corriger les injustices et de promouvoir la paix, par exemple. Sur le plan personnel, cela implique de rectifier ses propres actions, de faire repentance et de s’engager dans des pratiques qui favorisent la croissance et l’accomplissement spirituels. Sur le plan communautaire, cela inclut les efforts pour améliorer la société, en dépassant toutes les idéologies politiques et en visant l’accomplissement en plénitude de l’humain, en parfaite harmonie avec le monde alentour et les lois divines. En œuvrant pour réparer le monde, les individus doivent également chercher à se rapprocher du Divin et à contribuer à l’achèvement du processus créatif. C’est une approche holistique et éthique de la vie, ancrée dans les valeurs de justice, de compassion et de responsabilité éthique.
« Le plaisir se prend, le bonheur se reçoit, mais la joie se construit par l’accomplissement
du cheminement. » Spinoza
L’union dans la joie
La prière kabbalistique – ou le chemin – vise à atteindre un état de
dvekut, c’est-à-dire l’adhésion au Divin, la transcendance de l’état individuel de séparation pour s’unir au Divin. Et c’est dans cette union que les deux, humain et Divin, évoluent. Dans la théorie de la Kabbale – et il s’agit là de l’une de ses particularités –, Dieu n’est pas « parfait ». C’est ce qu’explique Marc Halévy :
«
Le Divin et l’humain ont quelque part besoin l’un de l’autre et doivent s’unir, se réunir, c’est essentiel. Et je vais reprendre un mot qui est utilisé dans les cultures chrétiennes, dans un autre sens. Il faut créer une communion (cum munire
: “construire ensemble”), s’unir et construire. Là, on peut trouver le fondement le plus fort de la notion de prière, c’est quand il y a co-construction entre l’humain et le Divin. Le Divin n’est pas parfait et il est en train d’évoluer. Il doit aller au bout de lui-même. Il est en quête de son propre accomplissement, et pour pouvoir effectivement s’accomplir, il a engendré des objets. » Dieu a engendré l’homme, sorte d’émanation de Lui, chargé lui-même de se réaliser pour contribuer à l’accomplissement du tout. Cette idée implique un partenariat. Les êtres humains sont invités à participer activement à la création et à la transformation du monde. Cette notion souligne la responsabilité humaine dans la réalisation du potentiel divin à travers des actions positives et éthiques. «
“Il faut prier comme si tout dépendait de Dieu et il faut agir comme si tout dépendait de nous [Ignace de Loyola, NDLR]”.
C’est-à-dire que quelque part, la notion de “Divin” est un attracteur qui permet à tout ce qui vit de s’accomplir le plus pleinement possible », résume Marc Halévy. Ainsi, ce qui sera la boussole du « bon chemin », ce qui sera la récompense immédiate n’est autre que l’avènement de la joie, ainsi que le décrivait Spinoza. «
Il disait :“Le plaisir se prend, le bonheur se reçoit, mais la joie se construit par l’accomplissement du cheminement.” Voilà, on est présents, de retour, à cheminement égal, prière égale, prêts à aller vers le rapprochement au Divin », conclut le kabbaliste dans la joie.
(1)
La rose aux treize pétales, Adin Steinsaltz, éd. Albin Michel, 2021.