Dans l’histoire des cultures et des religions coexistent deux visions, l’une faite de cycles
et l’autre de linéarité, auxquelles on pourrait rajouter une variante qui prend ses racines
dans le futur, avec le christianisme… Comment concevoir la philosophie du temps, est-ce
une boucle éternelle, un fil tendu ou une promesse d’avenir ?
L’observation de la nature montre qu’elle fonctionne en grande partie par cycles qui se répètent. Le jour succède à la nuit. Les saisons passent pour recommencer chaque année. Mais cette observation peut aussi suggérer une forme d’irréversibilité, induisant l’idée d’un début et d’une fin inéluctable. Les étoiles, de même que n’importe quelle cellule vivante sur notre Terre, naissent et meurent définitivement afin de laisser la place à d’autres, à moins que l’on croie en la vie après la mort ou aux cycles de la réincarnation, selon la culture à laquelle on appartient. Que le vivant disparaisse complètement ou se transforme, comment l’être humain organise-t-il son rapport au temps ? Tic, tac, tic, tac… Sur l’horloge que nous avons inventée, l’aiguille tourne et revient inlassablement au même endroit. Est-ce à dire que l’histoire se répète ? Pris dans un système de cycles, sommes-nous condamnés à revivre sans cesse la même chose ? Ou bien à avancer d’un passé vers un futur, en passant par un présent, au fil d’un calendrier linéaire ?
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Le monde a organisé son temps à partir de deux visions qui coexistent sans forcément s’opposer, contrairement à ce que l’on peut lire çà et là : le temps cyclique (passé, présent, futur qui se répètent) et le temps linéaire qui présente forcément une forme d’irréversibilité (passé, présent, futur qui se succèdent) », nous explique le philosophe Bertrand Vergely. L’une ne va pas sans l’autre, les deux formant une sorte d’équilibre, très bien décrit dans les années cinquante par « le mythe de l’éternel retour » de l’historien des religions Mircea Eliade qui s’est inspiré du concept nietzschéen : quand il y a irréversibilité, il y a éternel retour pour conjurer justement cette dernière, et quand il y a éternel retour, il y a forcément irréversibilité. «
L’irréversibilité vient s’inscrire dans un mouvement circulaire. Ce qui est apaisant pour l’être humain, dont la principale source d’angoisse est la mort. Même si nous allons vieillir et mourir, se développe avec les religions l’idée que nous allons nous régénérer et pouvoir vivre à nouveau, sous une forme ou sous une autre », souligne Bertrand Vergely, qui travaille sur la question du temps depuis de nombreuses années.
Le temps n’est plus une donnée objective liée à la nature, mais un cadre intellectuel personnel subjectif qui permet de structurer notre activité.
Appropriation humaine du temps
Dans sa façon d’organiser le temps, l’être humain s’est calqué sur la répétition des cycles de la nature observés depuis des millénaires, comme l’ont fait les premiers chamanes, les civilisations méso-américaines (Mayas, Aztèques ou Olmèques), jusqu’aux peuples grec, perse et égyptien de l’Antiquité. Notre calendrier grégorien, dérivant du calendrier romain créé en 753 avant Jésus-Christ, a été conçu suivant l’observation du mouvement de la Terre autour du Soleil : 365,25 jours pour faire une année, elle-même divisée en deux ou quatre saisons. Les jours et les mois sont quant à eux déterminés en fonction de l’alignement de la Lune, de la Terre et du Soleil. Mais si chacun de ces cycles implique bien une forme de répétition, la fin de chacun d’entre eux entraîne aussi une forme de dissolution qui finit par annoncer un renouveau, pour se répéter encore et encore : après la nuit surgit le jour, après l’hiver surgit le printemps, etc. Ainsi, le calendrier affiche chaque année sa fin pour recommencer d’une manière quasi identique dans sa forme (à part les années bissextiles), mais forcément différente dans son contenu, en fonction des individus et des événements.
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Le temps historique naît en se basant non plus sur les cycles de la nature, mais sur ceux de l’activité humaine », observe Bertrand Vergely. Il se découpe en époques ou en âges. Chez les Occidentaux, les quatre grandes périodes de l’histoire sont représentées sur une frise : Antiquité, Moyen Âge, Modernité et époque contemporaine. Les hindouistes et les bouddhistes visualisent sur une roue la conception védique du temps cyclique des quatre âges ou
yugas (or, argent, bronze et fer), qui se termine par une forme de décadence sur le plan humain, avant de recommencer. L’individu, et non plus l’Univers, se trouve désormais au centre du temps. «
Le temps n’est plus une donnée objective liée à la nature, mais un cadre intellectuel personnel subjectif qui permet de structurer notre activité », explique Bertrand Vergely. Une question peut alors se poser : le temps de notre histoire est-il le temps réel ? Le philosophe Paul Ricœur, qui introduit le temps du récit, le distingue du temps vécu. Le premier se définit en fonction d’un avant et d’un après ; il dépend du calendrier, de la succession des générations et de la notion de trace dans le passé. Le second est « notre temps », défini en fonction d’un maintenant. Il est le temps vécu, personnel.
Révolution du temps prophétique
À ces deux possibilités de penser le temps (temps cyclique et temps irréversible), Bertrand Vergely en distingue une troisième, révolutionnaire, mais souvent assimilée à la seconde dans les livres d’histoire. En effet, elle comporte également une forme de linéarité, mais inversée : le temps prophétique (futur, passé, présent qui se succèdent). Cette vision a pris une formulation scientifique, grâce, essentiellement, à la relativité d’Einstein : c’est l’ouverture vers un avenir qui crée le temps présent. «
On sort du cadre habituel de la vie et de la mort, du début et de la fin, grâce à une donnée totalement neuve. On n’est plus dominé par le passé, mais par le futur. On ne va plus vers la mort, mais vers une création à venir », analyse le philosophe. En réalité, cette vision n’est pas complètement nouvelle, puisqu’elle prend ses racines dans le prophétisme juif et le christianisme, à partir du moment où ce n’est plus l’Univers, mais l’être humain qui se positionne au cœur du récit. En opérant une rupture avec le passé et en induisant que rien n’est inéluctable, que tout peut changer, nous sortons à la fois de la ronde incessante de la répétition et de celle de l’irréversibilité. Il y a dans cette vision une notion d’espérance qui est intéressante, selon le philosophe et historien des religions Frédéric Lenoir : «
Dans le temps cyclique, l’être humain ne fait que revivre des processus éternels (naissance, croissance, décrépitude et éventuellement renaissance, selon les cultures) pouvant créer chez lui une forme de fatalité. Alors que dans cette vision nouvelle, l’avenir apporte quelque chose de mieux que le présent. Il devient le point focal. » Dans la Bible, Dieu promet au peuple hébreu de lui donner une terre nouvelle où couleront le lait et le miel. En exil, les Juifs attendent le Messie censé les libérer et leur apporter un paradis terrestre. Au V
e siècle après Jésus-Christ, cette idée est reprise par saint Augustin qui annonce une évolution sur Terre sous la houlette de l’Église, jusqu’à la réalisation de la Cité de Dieu.
Cette vision prophétique du temps s’est laïcisée au XVIII
e siècle avec des penseurs tels que Turgot ou Condorcet. Ce ne sera plus grâce à la foi, mais grâce à la raison, via la politique, la science et la technologie, qu’un progrès inéluctable des sociétés humaines pourra avoir lieu. Cette idéologie chère à la modernité a été démentie au XX
e siècle par la réalité des guerres, de la Shoah, de Hiroshima et du goulag, pour réapparaître récemment avec le transhumanisme, selon l’analyse de Frédéric Lenoir. «
Grâce à la science et à la technique, nous espérons une nouvelle forme d’immortalité sur Terre en augmentant l’être humain (puces, implants, etc.) pour qu’il ne vieillisse plus, ne souffre plus, ne meure plus… On reprend cette idéologie d’espérance dans un monde parfait et meilleur situé dans l’avenir, grâce à un progrès cumulatif des technologies. Et si la Terre ne suffit plus, cet avenir pourrait se situer ailleurs, dans l’espace. »
Le danger de cette projection dans le futur serait d’en oublier que l’être humain fait partie de la nature, qu’il ne lui est pas extérieur. Dans notre conception du temps, l’idéal serait donc de trouver une forme d’équilibre : rester reliés aux cycles de la nature tout en visant l’évolution. Car vivre des cycles ne veut pas forcément dire ne pas progresser. Tout comme vivre dans l’espoir d’un avenir meilleur ne signifie pas pour autant oublier le passé et ne pas en tirer parti…
Temps sacré et temps profane
Frédéric Lenoir contraste le temps sacré circulaire et extraordinaire avec le temps profane linéaire et ordinaire. Le premier est marqué par des traditions revisitant les mythes. Il fusionne passé, présent et avenir grâce aux rituels. Bertrand Vergely suggère que son omission constante dans notre ère moderne intensifie le sentiment stressant d’une course vers l’avant.