Paris, septembre 2015. Entre deux heures de cours, Luna, 17 ans, attend son amie Charlotte sur un banc, à côté d’une fontaine. De celle-ci, elle voit sortir un petit garçon, trempé, en tenue de bain. Elle le regarde. Il esquisse un mouvement, comme pour vérifier qu’elle le voit bien, puis s’approche d’elle.
« Tu n’as pas froid ? Tu veux ma veste ? Que fais-tu là en maillot ? Où sont tes parents ? », demande la lycéenne. L’enfant lui donne son nom, son âge, lui dit d’où il vient, lui apprend qu’il fait partie d’une fratrie de triplés.
À ce moment, Luna voit Charlotte arriver. Elle tourne son regard vers elle. Quand elle retourne la tête, l’enfant s’est envolé.
« À qui tu parles ? », lui demande son amie.
« Le petit garçon, tu ne l’as pas vu ? », panique Luna.
« Quel petit garçon ? rétorque son amie.
Tu parlais toute seule. » Seule une flaque d’eau, sur le banc, atteste que Luna n’a pas rêvé. Son sang se glace.
« T’es toute blanche, lui dit Charlotte.
Que se passe-t-il ? » Luna s’enfuit vers le lycée, s’enferme dans les toilettes une vingtaine de minutes, puis court jusqu’à chez elle. Son père est là. Elle lui raconte tout. Pragmatique et ouvert, il entre sur un moteur de recherche Internet les renseignements dont elle dispose. Des articles apparaissent, relatant la mort accidentelle dans une piscine, l’été précédent, d’un petit garçon. L’âge et le prénom correspondent, comme les autres informations. La lycéenne n’est pas folle... Mais la situation n’a pas de quoi la rassurer.
« J’aurais presque préféré que mon père ne trouve rien sur le Web ! », lance-t-elle. Que lui arrive-t-il ? Dans quel monde vient-elle de mettre un pied ?
« Un bruit de papier froissé »
Les jours qui suivent sont chaotiques. Elle ne revoit plus le jeune défunt, mais d’autres se présentent. Elle devient pour eux
« comme un phare dans la nuit ». Certains lui apparaissent chez elle, d’autres au lycée,
« en plein devoir sur table ». Le fantôme d’un jeune homme de 19 ans s’invite dans sa chambre un soir, un casque de moto à la main.
« Il était mort dans un accident de la route », précise-t-elle. Elle cite les prénoms, raconte les histoires, comme elle parlerait de ses copains de lycée.
« Sur le moment, je ne me rendais pas compte que c’était bizarre, ponctue-t-elle. Il me fallait quelques minutes pour comprendre le décalage entre ma perception et la réalité. » Les morts défilent, Luna fait ce qu’elle peut.
« C’était trop, trop vite, je n’allais pas bien, je perdais le contrôle. » La lycéenne n’a pas la moindre idée de la façon d’aider un défunt à s’envoler vers d’autres cieux. « Chante », lui dit l’un d’eux. Intuitivement, elle se met à utiliser sa voix pour« changer de niveau vibratoire . D’un coup, les âmes disparaissent,
« dans un bruit de papier froissé ». Que se passe-t-il ? Elle n’est pas sûre de vouloir le savoir.
« À quoi ça me sert de voir des fantômes, de percevoir les auras ou d’avoir les mains qui brûlent ? clame-t-elle. Si je parle aux morts à 17 ans, qu’est-ce qu’il va m’arriver quand j’en aurai 30 ? »
« Rien de glamour »
Luna vit une sale période : peu avant que s’annonce sa médiumnité, son père a fait un burn-out et sa mère s’est découvert une tumeur au sein ; son meilleur ami meurt d’un cancer ; elle doit passer le bac à la fin de l’année. Pour la soutenir, son entourage tend à idéaliser ses perceptions et l’incite à
« faire quelque chose de son don », mais cette injonction l’oppresse.
« Ces capacités n’ont rien de glamour, peste-t-elle.
On me dit : c’est magnifique. Non ! » Elle se sent incomprise. Ses parents lui conseillent des lectures, la mettent en contact avec des adultes dotés de perceptions extrasensorielles. Luna apprécie leur écoute et leurs conseils, mais comprend
« qu’on ne peut pas vraiment apprendre des autres », que c’est à elle de
« faire le chemin ».
À ses copains, elle ne peut parler. Seule Charlotte peut tout entendre, car elle est elle-même dotée de drôles de ressentis qui lui ont valu de la part d’un psychiatre une prescription médicamenteuse.
« Depuis l’enfance, j’ai l’impression d’être différente, souligne Luna, mais là,
c’était le pompon. Mes piliers s’écroulaient, j’étais perdue, tout en ayant l’impression de devoir être forte. » Elle décide de partir à Bali, pour passer trois semaines aux côtés d’un maître spirituel. Celui-ci la rassure :
« Tu fais ce que tu veux de tes perceptions ! Ce n’est pas un devoir, c’est un choix. Tu peux t’en couper, ou les mettre au service de ce qui t’intéresse. Il y a des artistes ou des profs de maths connectés ! »
Elle devient pour eux comme un phare dans la nuit...
Nouvelle génération
Brimer, pour ne pas marginaliser ? Encourager, au risque de forcer le trait ? Marie-Françoise Neveu connaît ces dilemmes. Psychologue clinicienne et psychothérapeute depuis plus de trente ans, elle accompagne des enfants qu’elle nomme simplement « actuels », pour ne pas leur coller d’étiquette.
« Il ne faut pas les considérer uniquement par le prisme de leurs compétences particulières, mais les laisser être des jeunes comme les autres, en revenant toujours à ce qui est bon pour eux », estime-t-elle. Disposer de ce type de perceptions ne les met pas sur un piédestal et ne leur confère pas un « pouvoir ».
« Ces capacités sont l’indice d’autres dimensions du monde, pas une fin en soi ! », rappelle-t-elle. À ses yeux, ces jeunes sont simplement symptomatiques d’une nouvelle génération, plus sensible, plus
« cerveau droit », plus ouverte à d’autres plans de conscience. « Je les ai vus se multiplier dans leur diversité et dans leur puissance », témoigne-t-elle.
La psychologue se souvient par exemple d’un petit garçon, capable d’éteindre par le regard une bougie posée sur son bureau, ou de percevoir des événements se déroulant à l’autre bout de la ville.
« Il y avait aussi cette fillette de 15 mois, raconte-t-elle.
Un couteau traînait sur ma table. Elle a voulu s’en saisir. J’ai posé ma main dessus et je l’ai éloigné. » Mademoiselle en fut contrariée. Elle s’est plantée sur ses pieds et a bandé ses muscles. Son visage s’est figé dans un rictus très particulier et elle a poussé un cri.
« Soudain, le couteau était dans ses mains, rapporte la psychologue.
Des coups comme ça, elle nous en a fait plein. »
Une grande maturité
La question, en tant qu’adultes, n’est pas de croire ou non en ces capacités, mais d’en reconnaître la possibilité, et d’accompagner ces enfants sur le chemin de leur épanouissement, en les aidant à gérer les difficultés liées à leurs potentiels.
« Comme cette fillette de 8 ans qui faisait du vélo dans une allée, commente Marie-Françoise Neveu.
Quand elle a vu une vieille dame traverser au loin, elle a pensé : “Pousse-toi grand-mère”... La vieille dame, a priori
sans raison, a fait un vol plané ! » S’ils font preuve d’une grande maturité,
« parce qu’ils disposent d’un niveau de conscience et d’une vue d’ensemble largement supérieurs à la moyenne », tous ne se comportent pas en petits bouddhas. Se sentant en décalage avec une société dont ils ne comprennent pas le manque d’amour, l’individualisme, l’injustice, le matérialisme ou l’indifférence, ils peuvent sombrer dans la dépression, ou devenir très agressifs.
Ce sont des enfants insécures, qui manquent d’ancrage...
« Ce sont des enfants insécures, qui manquent d’ancrage », confirme Marie-Françoise Neveu. Le rôle de l’adulte, alors, est de poser un cadre, assez clair pour qu’ils bénéficient de sens et de repères, et assez large pour qu’ils épanouissent leurs qualités particulières.
« Ce qui demande, en tant qu’adulte, de travailler sur soi », poursuit la psychologue. Car si nous ne nous sommes pas débarrassés de nos
« vieilles casseroles » et n’avons pas guéri
« notre propre enfant intérieur », nous ne serons pas à même d’accueillir leur différence et de les accompagner
« avec souplesse et créativité », face notamment au manque d’ouverture des institutions médicales ou éducatives, et à la faiblesse des réseaux d’information et de soutien.
Garder confiance
Depuis son séjour à Bali, Luna se sent plus sereine, plus ancrée. L’enseignant spirituel lui a rappelé que sa pensée était créatrice, qu’elle attirait ce dont elle avait peur, qu’elle devait faire confiance, et qu’elle avait en elle la capacité de réguler ses ressentis et de poser ses limites, par son intention.
« Il m’a aussi appris à monter d’un cran mon niveau vibratoire, pour être davantage dans la lumière », explique-t-elle. Depuis, elle ne voit plus les morts.
« J’ai aussi pris conscience que ces difficultés étaient là pour me faire grandir », analyse-t-elle – du haut de ses 17 ans. Nettoyer,
« tout vider ! », descendre bas pour pouvoir monter haut…
« Je ne comprends toujours pas ce monde mais je le regarde davantage, conclut-elle.
J’observe le ciel, les gens, j’apprends à y voir ce qu’il y a de beau, j’accepte d’être dans la réalité. » Que fera-t-elle de ses perceptions ? Elle ne le sait pas encore.
« Pour l’instant, j’ai surtout envie que les choses s’apaisent, confie-t-elle.
Je veux me laisser du temps pour assimiler, je ne suis pas pressée de voir ce qui viendra après ! » Déjà, pourtant, elle commence à soigner, à recevoir des messages pour autrui.
« Au moins, sourit-elle,
je suis utile aux vivants. »