Une phase d’émergence (XIᵉ-XVᵉ siècle)
« Hatha-yoga » est devenu aujourd’hui l’une des dénominations les plus populaires du yoga postural moderne ; il présente pourtant une histoire et des caractéristiques bien spécifiques. Au risque de la simplification, on peut distinguer trois moments, des origines jusqu’à l’orée de la période moderne : une phase de formation et de développement correspondant à la composition des premiers répertoires (XI
e-XIV
e siècle) ; une phase de synthèse qui voit le rassemblement des techniques et la composition de la
Hatha-Pradīpikā (XIV
e-XV
e siècle) ; une phase de diversification au cours de laquelle les pratiques, en particulier les postures, se multiplient (XV
e-XVIII
e siècle).
Quelques-unes des techniques répertoriées et décrites dans les textes de hatha-yoga existaient bien avant leur composition. Elles appartiennent ou s’apparentent aux procédés ascétiques (
tapas) répandus dans le monde indien depuis une époque reculée. Diverses sources anciennes font allusion à des exercices tels que le maintien du corps dans des positions ou conditions très inconfortables, le contrôle du souffle, le jeûne, etc. Certaines évoquent, ponctuellement et en dehors de toute référence explicite au yoga, des pratiques comme la position inversée, la suspension du souffle ou la compression périnéale, que l’on retrouvera comme autant de signatures caractéristiques du futur hatha-yoga. Pourtant elles ne sont ni décrites ni même citées dans les
Yogasūtra et leurs commentaires, les tantras et les autres textes anciens contenant des descriptions du yoga. Quoi qu’il en soit de leur origine et de leur ancienneté, c’est seulement avec la constitution du corpus des textes de hatha-yoga qu’elles deviennent des techniques de yoga à part entière et sont exposées méthodiquement.
Le sens de haṭha
Haṭha signifie « force, violence », sans doute une manière de dire qu’à la différence d’autres types de yoga, les techniques de
haṭha exercent sur le corps une contrainte, censée agir avec force sur l’organisme. Les effets espérés sont expliqués diversement : il s’agit tantôt de retenir les fluides sexuels dans le but d’allonger la vie et d’empêcher la mort, tantôt d’inverser le sens habituel de circulation des souffles afin notamment d’activer le feu digestif, tantôt encore d’éveiller et de stimuler l’énergie vitale identifiée à une forme divine. Dans les premiers textes mentionnant le
haṭha comme une forme de yoga, celui-ci apparaît aux côtés de trois autres formes de yoga,
mantra-, laya- et
rāja-yoga, dont les caractéristiques sont respectivement la récitation de mantras, des pratiques de concentration très simples, et la pure méditation. Ces méthodes impliquant peu le corps charnel contrastent avec les techniques de
haṭha requérant un effort physique soutenu.
Le
Yoga-Bīja, « la graine du yoga » (XIV
e siècle), donne du mot
haṭha une interprétation symbolique, reprise dans d’autres textes ultérieurs. Il attribue à la syllabe
ha le sens de « Soleil » et à la syllabe
ṭha celui de « Lune » : le
haṭha est ainsi défini comme « le yoga du Soleil et de la Lune ». Cette étymologie sans fondement linguistique renvoie à l’utilisation des deux astres comme symboles dans les descriptions de différentes techniques. Par exemple, dans la « purification des canaux » (
nāḍīsodhana), qui consiste à faire passer l’air alternativement par une narine puis par l’autre, la narine droite est dite solaire et la narine gauche lunaire. Selon une autre symbolique courante, la Lune représente le réceptacle du nectar d’immortalité se trouvant dans la tête, et le Soleil le feu digestif dans l’abdomen. Dans les conditions d’existence ordinaires, le nectar qui s’écoule peu à peu de la « Lune » est consumé dans le « Soleil » jusqu’à épuisement. Les techniques de
haṭha visent précisément à inverser le mouvement naturel d’épanchement et à préserver le nectar.
La pratique, préoccupation essentielle
À la fin du I
er millénaire, même s’il est l’objet de longs exposés dans quelques textes indiens (par exemple dans certains tantras et
purāṇa), le yoga n’y apparaît que comme un élément parmi d’autres, aux côtés ou en complément notamment de spéculations métaphysiques et de pratiques rituelles ou dévotionnelles, n’accordant que peu de place aux techniques elles-mêmes. Celles-ci deviennent, à partir du début du II
e millénaire, le sujet principal d’une littérature nouvelle, sous la forme de répertoires qui les classent et les décrivent de façon systématique. Tout en se rattachant chacun à des courants religieux ou des lignées de maîtres différents, les textes de ce corpus centrent leur propos sur l’expérience. De philosophie et de théologie, il n’est question qu’incidemment, quoique le but déclaré de la pratique soit la libération de l’âme, et que le vocabulaire emprunte çà et là aux doctrines spéculatives. Au fil des siècles, le contenu des textes s’étoffe et s’enrichit par l’accumulation et la multiplication des techniques, et par l’intégration progressive d’éléments issus de diverses traditions. Bien que ces textes, en particulier les plus anciens, n’utilisent pas systématiquement cette dénomination, l’ensemble des savoir-faire qui y sont décrits finit par être désigné sous le nom de
haṭha. Ainsi naît le hatha-yoga.
Trois traités, la
Hatha-Pradīpikā (notée ensuite
HP), « Lumière sur le
haṭha » (ou
Haṭha-Yoga-Pradīpikā comme on l’appelle communément), la
Śiva-Saṃhitā, « le traité de Shiva », et la
Gheraṇḍa-Saṃhitā, « le traité de Gheraṇḍa », ont été publiés dès la fin du XIX
e siècle sur la base d’un nombre restreint de sources. Longtemps la connaissance du hatha-yoga est restée limitée à l’analyse de ces trois textes. Ce n’est qu’au cours des deux dernières décennies que le champ de l’étude scientifique s’est élargi. Les découvertes récentes ont largement remis en question la vision qui a prévalu durant le siècle passé et permettent d’esquisser une évolution du hatha-yoga au cours du temps, depuis ses origines jusqu’à la période prémoderne.
Comme c’est souvent le cas dans la littérature indienne en bien des domaines, les traités de hatha-yoga présentent des passages parallèles, absolument ou presque identiques, preuve qu’ils se sont constitués par emprunts successifs. Certains d’entre eux, en particulier la
HP, semblent n’être que des compilations d’extraits de textes antérieurs, parfois légèrement adaptés pour mieux correspondre à un contexte religieux particulier. S’ils se copient entre eux, ils divergent parfois sur les objectifs assignés aux pratiques décrites et se distinguent souvent par leur orientation religieuse, shivaïte, vishnouïte ou
śākta (adorateurs de divinités féminines), mais aussi bouddhique ou jaïna : on peut pratiquer les mêmes exercices et en rendre compte différemment selon l’environnement théologique et le cadre conceptuel. Mais de façon générale, leurs auteurs n’accordent qu’une place secondaire aux considérations métaphysiques et à l’orientation religieuse.
Le hatha-yoga semble s’adresser à tous les êtres humains sans distinction de religion, de caste ou de sexe, qu’ils soient maîtres de maison ou membres de communautés ascétiques. Bien qu’il soit né et se soit développé vraisemblablement dans les milieux ascétiques, il est possible que des maîtres de maison l’aient également pratiqué, ainsi que l’attestent certains passages. Cela expliquerait que, d’une part, les austérités les plus rigoureuses, couramment pratiquées par les ascètes mais incompatibles avec la vie dans le monde, ne lui aient pas été intégrées, et que, d’autre part, l’état de libération y soit conçu dans le corps et dans l’existence présente, non comme un état au-delà du monde.
Contrôle respiratoire et « sceaux »
Tout en reprenant des procédés déjà connus de traités antérieurs, ces nouveaux textes s’en distinguent nettement par la description d’autres propositions qui peuvent de ce fait être considérées comme spécifiques du hatha-yoga : des postures autres que des assises, des méthodes de contrôle du souffle très particulières, et surtout des techniques appelées
mudrā (« sceau »). Si les postures et les contrôles du souffle sont encore peu développés (il en sera question plus longuement dans la
HP), l’usage des sceaux est sa marque caractéristique dès ses débuts, même si le terme
mudrā ne lui est pas spécifique. En effet, dans le contexte rituel tantrique, il indique un geste accompli par l’officiant, d’une main ou des deux, pour représenter symboliquement un objet, un animal, une action ou autre, à un moment défini du culte, généralement dans le but de procéder à une offrande ou d’exercer un pouvoir magique. Mais les
mudrā du hatha-yoga diffèrent des sceaux tantriques puisqu’ils n’impliquent pas – ou pas uniquement – les mains, mais d’autres parties du corps, voire le corps tout entier. Contrairement au yoga moderne souvent réduit à des exercices posturaux, le hatha-yoga est davantage centré sur les sceaux et le contrôle respiratoire qui leur est associé.
La première description identifiée de procédés caractéristiques de
haṭha figure dans l’
Amṛta-Siddhi, « l’obtention du nectar d’immortalité », un texte du bouddhisme tantrique (Vajrayāna) daté du XI
e siècle, qui décrit trois « sceaux » caractéristiques du hatha-yoga :
mahāmudrā, mahābandha et
[mahā]vedha, visant à faire monter le souffle dans le canal central du corps subtil. Ce texte n’emploie pas le terme
haṭha et, contrairement aux traités ultérieurs, s’étend longuement sur le cadre théorique sous-tendant ces pratiques, lequel considérait la visualisation de divinités, fréquente dans le bouddhisme tantrique, comme inefficace pour atteindre la libération.
Les plus anciens textes décrivant une forme de yoga sous le nom de
haṭha sont l’
Amaraugha-Prabodha, « l’éveil du flot de nectar d’immortalité » dont la recension brève date du XII
e siècle, et le
Dattātreya-Yoga-Śāstra, « le traité de yoga de Dattātreya » du XIII
e siècle. Le premier, d’obédience shivaïte, semble avoir puisé directement dans l’
Amṛta-Siddhi et adapté son contenu à un public non bouddhiste en gommant les traits spécifiquement bouddhiques ou en y substituant des notions plus familières aux adorateurs de Shiva. Quant au traité de Dattātreya, même s’il rend hommage à Vishnu au début et à la fin, son contenu paraît tout à fait neutre sur le plan religieux. Il insiste sur le fait que le
haṭha s’adresse à tous, quelle que soit l’orientation religieuse, et que seule compte la pratique pour atteindre la réalisation. Ces deux textes décrivent non seulement le
haṭha mais également trois autres formes de yoga, le
mantra-, le
laya- et le
rāja-yoga, dont les deux dernières sont ultérieurement intégrées au
haṭha.
Le hatha-yoga, carrefour de traditions diverses
La composition par emprunts aux textes antérieurs a pour effet la formation de typologies et l’accumulation progressive des techniques. Aucune typologie cependant ne réussit à s’imposer et chaque texte structure son exposé à sa façon. Ainsi Dattātreya présente deux traditions du hatha-yoga : la première, « enseignée par Yājñavalkya et d’autres », reprend la typologie des huit auxiliaires (
aṣṭāṅga) des
Yogasūtra, tandis que la seconde, celle de « Kapila et des autres adeptes (
siddha) », est fondée sur la pratique des sceaux (
mudrā). De façon générale, la typologie des huit auxiliaires des
Yogasūtra est peu utilisée dans les textes de hatha-yoga. Ce n’est qu’à la période prémoderne (XVI
e-XVIII
e siècle) que le yoga des
Yogasūtra et le hatha-yoga seront considérés comme ne faisant qu’un.
De la seconde tradition de ce dernier, évoquée par Dattātreya, celle des sceaux yogiques, le texte dit que, différant de la première par la pratique, elle produit néanmoins les mêmes effets. Les textes postérieurs effacent dans leur typologie la distinction entre les sceaux et les autres techniques. Ainsi la
HP, comme nous le verrons, répartit les techniques en quatre groupes : les postures, le contrôle du souffle, les sceaux et la méditation.
L’exemple le plus représentatif de l’accumulation progressive des techniques et de l’intégration dans le hatha-yoga de conceptions issues de traditions diverses est fourni par l’évolution de la série des sceaux. Les plus anciens sur les trois décrits dans l’
Amṛta-Siddhi, et repris dans la recension brève de l’
Amaraugha-Prabodha : mahāmudrā, mahābandha et
[mahā]vedha. Dattātreya, dans son traité, en ajoute huit ; trois portent le nom technique de
bandha, « verrou » ou « ligature » :
mūlabandha, uḍḍiyānabandha et
jālandharabandha. Un autre texte contemporain, le
Gorakṣa-Śataka, « les cent strophes de Gorakṣa » (XIII
e siècle), décrit les trois
bandha et y adjoint un quatrième sceau, non cité par Dattātreya: le
śakticālana, « la mise en mouvement de la déesse », destiné spécifiquement à éveiller la
kuṇḍalinī, « l’enroulée », représentation de l’énergie (
śakti) divine universelle sous la forme d’un serpent femelle lové sur lui-même dans le bas du corps.
D’autres textes de cette période, tels que le
Viveka-Mārtaṇḍa, « le Soleil du discernement » (XIII
e siècle) ou la
Khecarī-Vidyā, « la connaissance de
khecarī » (XIV
e siècle), décrivent également quelques-uns des sceaux cités précédemment. Tous, soit un total de dix, se retrouvent dans la
HP (XV
e siècle). La multiplication des techniques ne s’arrête pas là : la
Śiva-Saṃhitā (probablement légèrement antérieure à la
HP) décrit un sceau supplémentaire, le
yonimudrā, et, à une époque nettement plus tardive, la
Gheraṇḍa-Saṃhitā (XVIII
e siècle) en décrit un total de vingt-cinq.
Le développement de la littérature du hatha-yoga ne s’est pas fait sans une altération des matériaux textuels, involontaire au délibérée, au point de rendre certains passages incompréhensibles. Par exemple, alors que les noms des sceaux demeurent identiques, leurs descriptions présentent des divergences parfois considérables d’un texte à l’autre. L’exemple de
śakticālana, (« la mise en avant de la déesse (
śakti) », est le plus significatif. Le
Gorakṣa-Śataka semble décrire la méthode authentique, consistant à envelopper la langue d’une étoffe et exercer une traction par ce biais afin d’éveiller la
kuṇḍalinī. Cette pratique a dû sombrer dans l’oubli car, selon la
HP, plus tardive, ce sceau se réalise au moyen d’une compression directe de l’abdomen.
Les différentes traditions qui ont mis au point ces techniques ou se les sont approprié ont exprimé diversement les buts poursuivis et les effets attendus. La synthèse qui s’opère au fil du temps de la littérature du hatha-yoga conduit progressivement à un recouvrement des buts des sceaux les uns par les autres qui les rend aujourd’hui difficiles à dissocier et à attribuer clairement à telle ou telle origine.
Un de leurs premiers objectifs est la préservation du sperme (
bindu), préoccupation importante dans les milieux ascétiques astreints à la chasteté : l’émission de semence est conçue comme une perte d’énergie vitale conduisant inéluctablement à la mort, et sa préservation comme l’accumulation de l’énergie vitale menant à l’immortalité. Selon la physiologie mystique qui prévaut dans les textes de hatha-yoga, la semence n’est autre que le nectar d’immortalité contenu dans le réceptacle lunaire à l’intérieur du crâne, et qui, s’écoulant continuellement vers le bas, est soit consumé dans le feu abdominal soit éjaculé. Selon une autre explication, les sceaux visent à faire monter le souffle
apāna siégeant dans le bas du corps, afin qu’il active le feu digestif situé dans l’estomac, s’unisse au souffle
prāṇa siégeant dans le haut du corps et crée ainsi un flamboiement intense dans le corps. Ces deux premiers buts se recouvrent dans la mesure où le souffle
apāna, gouvernant toutes les émissions par le bas du corps, contrôle justement l’émission du sperme. La remontée du
bindu coïncide avec celle du souffle. Un troisième objectif, d’origine clairement tantrique, est l’éveil de la
kuṇḍalinī et sa montée dans l’axe central du corps qui conduisent à son union avec Shiva au sommet de la tête. Cette union est suivie soit de sa dissolution en Shiva, soit de « l’ondoiement » du corps par le nectar d’immortalité résultant de l’union, avant le retour de la
kuṇḍalinī à son emplacement d’origine. Toutes ces interprétations reposent sur des représentations du corps très éloignées du corps biologique décrit objectivement par l’anatomie et la physiologie. On parle alors de corps « yogique » ou « imaginal », assemblage complexe et varié de
cakra (« roues »), de
nāḍī (« canaux »), de
granthi (« nœuds »), etc., parcouru par toute une série de
prāṇa (« souffles ») ou de
vāyu (« vents »), et support de manifestations divines innombrables (
śakti,
kuṇḍalinī, etc.).
La quinzaine de textes formant le corpus ancien du hatha-yoga, composés entre le XI
e et XV
e siècles, le présente comme un ensemble de techniques corporelles à visée sotériologique. Intégrant des éléments issus des traditions antérieures, ascétiques ou tantriques, le hatha-yoga s’en distingue par l’accent posé sur les postures autres que les assises, les méthodes de contrôle du souffle, et surtout les méthodes d’activation de l’énergie vitale appelées « sceaux ». Discipline éminemment pratique, il se situe en dehors du ritualisme et de la théologie, et rejette les formes extrêmes de l’ascétisme. À l’issue de cette période ancienne, une large synthèse s’opère avec la composition de la
HP au milieu du XV
e siècle, qui marque l’aboutissement du processus antérieur de formation et de développement de cette discipline, et qui ouvre de nouvelles perspectives.
Les quatre yogas selon Dattātreya (Dattātreya-Yoga-Śāstra)
Dattātreya dit : « Ô brahmane ! le yoga est de plusieurs types. Je vais te l’expliquer en totalité. Il y a le mantra-yoga, le laya-yoga, le hatha-yoga et le quatrième, le rāja-yoga, qui est le meilleur des yogas. (…) Je vais en présenter les détails si tu désires les entendre.
Le yoga des formules (mantra-yoga)
Un homme intelligent répète une formule (mantra) quelconque, accompagnée de l’imposition des phonèmes sur le corps, en vue de la réalisation : cela est appelé yoga des formules. Même un pratiquant de faible niveau est qualifié pour le yoga des formules. À condition de le pratiquer durant douze ans, il obtient généralement la sagesse, et le succès consiste en pouvoirs tels que la capacité à prendre la taille d’un atome. Le pratiquant de niveau inférieur, à l’intelligence limitée, se consacre à ce yoga car le yoga des formules est considéré comme le plus bas des yogas.
Le yoga de la dissolution (laya-yoga)
Le yoga de la dissolution, qui est la dissolution de l’esprit (citta), est réalisé par des techniques spécifiques. Ādinātha [Shiva] a enseigné quatre-vingts millions de techniques spécifiques. (…) Mais je ne peux pas les présenter toutes en détail. Je vais en expliquer quelques-unes, simplement, comme étant des pratiques naturelles.
En se tenant debout, en marchant, en dormant, en mangeant, jour et nuit, on médite sur le vide : c’est une technique enseignée par Ādinātha. Une autre consiste simplement à placer le regard sur le bout du nez. Une autre, la méditation sur l’arrière de la tête, vainc la mort. Une autre technique consiste simplement à placer le regard entre les sourcils. Et celle qui consiste à le placer sur le front au-dessus des sourcils est considérée comme meilleure. Une excellente dissolution de l’esprit consiste à placer le regard sur le gros orteil gauche ou le droit. Être couché sur le sol sur le dos comme un cadavre est aussi considéré comme une excellente technique : si on la pratique dans un lieu inhabité, en étant détendu, on atteint le succès en yoga.
Śaṅkara a enseigné de nombreuses techniques spécifiques de cette sorte. C’est précisément cela le yoga de la dissolution dans lequel la dissolution de l’esprit est produite par ces multiples techniques et d’autres. Puis écoute le hatha-yoga.
Le hatha-yoga
Les réfrènements (yama), les observances (niyama), puis la posture (āsana), le contrôle du souffle (prāṇāyāma) en quatrième, le retrait des sens (pratyāhāra) en cinquième, puis la fixation (dhāraṇā), la méditation (dhyāna) en septième et l’absorption (samādhi) en huitième qui procure un fruit équivalent à tous les mérites : tel est le yoga aux huit auxiliaires qui fut enseigné par Yājñavalkya et d’autres.
Mais Kapila et les autres adeptes (siddha) pratiquèrent le haṭha de la façon suivante : [mahāmudrā, mahābandha et mahāvedha,] khecarīmudrā, jālandharabandha, uḍḍiyānabandha, mūlabandha, viparītakaranī, les trois que sont vajrolī, amarolī et sahajolī.
Je vais définir ces techniques et indiquer comment elles doivent être pratiquées spécifiquement.
[Les strophes suivantes détaillent les huit auxiliaires, de yama au samādhi.]
Sānkrti ! Je t’ai enseigné la voie des anciens sages sous la forme du yoga aux huit auxiliaires. Ensuite je vais indiquer la doctrine de Kapila et des autres adeptes. La différence est une différence de pratique, mais le fruit est exactement le même.
[Les strophes suivantes détaillent les différents sceaux, mahāmudrā, etc.]
Le yoga royal (rāja-yoga)
On doit pratiquer le yoga à l’aide de toutes les techniques qui viennent d’être présentées, au moment opportun. Alors survient le yoga royal. Assurément il n’apparaît pas sans elles. Le succès en yoga ne vient pas des seules instructions théoriques, mais uniquement de la pratique. Ayant développé ce yoga royal supérieur qui permet de soumettre tous les êtres à sa volonté, le yogi peut tout accomplir, ou ne rien faire, agissant selon son bon vouloir. Puisque l’œuvre du yogi est “achevée” par le yoga royal, ce stade est “l’achèvement” qui procure les fruits de la jouissance et de la libération.
Je t’ai tout enseigné, ô brahmane ! Pratique le yoga, Sānkrti ! »
Traduction originale de J.-M. Creisméas.
Yoga, l’encyclopédie, ouvrage collectif sous la direction de Ysé Tardan-Masquelier, éd. Albin Michel, 2021, p. 293 à 300.