La nuit tombe sur les hauteurs de Karangasem. Au caquètement des poules se mêlent les grésillements d’une radio et les rires des enfants. Sous l’auvent de sa maison, Mangku Swija appuie sur le dos de Lisa, intensifiant progressivement les pressions. Allongée sur une natte en paille, l’adolescente endure la douleur en silence.
« J’ai parfois l’impression qu’il va me transpercer ! », rapporte-t-elle. Mais l’homme est expert. À 75 ans, l’œil vif, le port digne, le geste précis et la poigne solide, voilà près de trente-cinq ans qu’il exerce. Dos bloqués, hanches luxées, poignets fracturés… Mangku Swija est connu pour sa capacité à soigner de ses mains les maux osseux et musculaires.
« Je n’ai jamais rien étudié, explique-t-il. C’est juste un feeling. Un don des dieux ! Quand je touche quelqu’un, je sais ce que je dois faire. » Les dieux, le guérisseur les côtoie au quotidien. En balinais,
mangku signifie « prêtre ». Il est le chef spirituel de sa communauté. Tous les quatre jours, il s’occupe de Lisa. De son ventre, d’abord, pour l’assouplir. De son dos, ensuite. De ses mollets et du creux de ses genoux, enfin. Avec les pouces ou les pieds, le long des côtes puis de la colonne vertébrale, aux endroits où il sent qu’il doit agir – s’attardant notamment sur la vertèbre qui a vrillé. Il appuie, il masse, il tape. Parfois, ça craque.
« La première fois, j’ai été tentée d’intervenir ! témoigne Astrid Dollinger, la mère de l’adolescente.
Mais j’ai compris que je devais laisser faire. Quand on croise son regard, on sait qu’on peut lui faire confiance. » À l’observer, on a aussi l’impression qu’il écoute le corps et dialogue avec lui. Comme pour le tranquilliser, lui faire passer un message…
Dix ans de combat
« Que fait cette grande blonde ici ? », s’étonnent les Balinais. Sa peau blanche et juvénile ; la main brune et experte du guérisseur ; deux destins qu’un jeu de synchronicités a fini par lier. Tout commence il y a dix ans, lorsqu’un médecin scolaire détecte chez Lisa un début de scoliose. L’enfant a 6 ans, elle habite à Strasbourg avec sa sœur aînée et ses parents. Rendez-vous est pris avec un spécialiste alsacien des scolioses infantiles. La déformation atteint déjà dix-huit et vingt degrés d’angulation, et risque d’évoluer rapidement. Pour tenter de la contenir, la fillette devra porter un corset dit de Chêneau… vingt-trois heures sur vingt-quatre, jusqu’à la fin de sa puberté. Lisa est atterrée. La contrainte est si forte qu’au début, la douleur est presque insoutenable.
« Je n’arrivais pas à respirer, mon corps hurlait » , confirme-t-elle. Elle finit par s’habituer, mais sa personnalité change. Exit le « petit clown » au rire communicatif. Le corset est son bagne. Lisa se replie dans sa bulle. Elle ne peut plus porter que des pantalons à taille élastiquée.
« Tout le monde avait beau être plutôt prévenant, à chaque rentrée scolaire, j’avais peur des regards », confie-t-elle. Nouveau coup au moral quand le médecin, après lui avoir interdit la gymnastique, lui demande d’arrêter le volley ‒ « [sa] soupape, [sa] passion » ! La déformation est de plus en plus prononcée. Son bassin a basculé. Au niveau de son omoplate droite, une gibbosité est apparue. Lourd tribut esthétique, en plus de la fatigue, de l’incapacité à rester droite sur une chaise ou à marcher sans douleur plus d’un quart d’heure… Que lui reste-t-il ?
« Comme un koala, je mange et je dors », se dévalorise-t-elle. Pour Astrid, la période est également une épreuve. Accablée par le diagnostic, elle gère d’abord l’urgence, puis trouve l’énergie de prendre du recul.
« Jamais les médecins ne se sont intéressés personnellement à Lisa, tempête-t-elle. En rendez-vous, ils parlaient d’elle comme si elle n’était pas là ! » L’enfant essaie la réadaptation fonctionnelle, sans résultats probants. N’y aurait-il pas d’autres pistes ? Mais par où commencer, vers qui se tourner ?
« Parfois, je me sentais seule au monde », avoue Astrid. Elle serre les dents. Une intuition ne la quitte pas : la solution se trouve du côté d’une approche plus holistique, qui ne traite pas l’individu comme une mécanique.
« Il m’arrivait de dire que j’allais débarquer en Thaïlande avec ma fille et trouver quelqu’un pour m’aider ! », sourit-elle. En décembre 2014, à force de recherches, elle déniche un Heilpraktiker en Allemagne. Tous les quinze jours, il travaille sur les énergies de Lisa, assouplit son dos, soulage ses vertèbres… Dès le premier entretien, il lui conseille de quitter définitivement son corset. Délivrance ! Mais l’orthopédiste ne l’entend pas de cette oreille :
« Folie ! », dit-il à Astrid. Que faire, qui croire ?
Décembre 2015 : les courbures de sa colonne dépassent désormais les cinquante degrés. Pour éviter que la déformation entraîne des problèmes respiratoires et perfore un organe, les médecins conseillent la pose de tiges de métal le long de son rachis.
« Cette opération pouvait sauver ma fille, mais je la trouvais d’une telle violence ! », indique Astrid. Un espoir naît de sa rencontre à Strasbourg avec une masseuse balinaise : il y aurait sur son île des guérisseurs à même, peut-être, d’aider Lisa. Le Heilpraktiker, de son propre aveu, a atteint ses limites, alors pourquoi pas ? Le père est contre : hérésie, vaines dépenses ! Mais Astrid garde le cap, et Lisa est partante.
C’est
juste un feeling. Un don des dieux ! Quand je touche quelqu’un, je sais ce que je dois faire.
Direction Bali
Bali, Indonésie… Une île qu’on dit « des dieux », où le quotidien pulse d’un rapport intime aux forces de l’univers. Pas une maison sans autel, pas un village sans trois ou quatre temples.
« Pour nous, les esprits étaient les premiers habitants, explique le photographe Dwi Kresnantaka. Nous cohabitons. Nous leur laissons un espace dans nos habitations, nous leur déposons des offrandes, pour nous assurer leur protection. » Même bousculée par son ouverture touristique, cette terre exhale autant de douceur que de puissance. Aussi ingénue qu’envoûtante, elle a le charme d’un chat qui joue avec une pelote de laine dans un rayon de soleil, puis file l’instant d’après, attiré par une force obscure… Quand les langues se délient, tout le monde ici connaît quelqu’un capable de dialoguer avec les esprits, de lire dans les âmes, de deviner l’avenir, de soigner par ses mains ou de résister en état de transe à des coups de poignard.
« Le mot-clé est ‘‘taksu’’ », commente le praticien chamanique Kevin Turner, auteur de divers articles sur les guérisseurs balinais
(1). Le
taksu, c’est l’inspiration divine, la capacité d’un individu à s’abandonner complètement à son art, à fusionner avec les esprits et à se laisser guider par eux – de manière imperceptible ou plus spectaculaire.
« Plus la fusion est forte, plus les esprits peuvent s’exprimer, plus le pouvoir conféré est important », poursuit Kevin Turner. Maux physiques, troubles psychiques, déséquilibres énergétiques, sorts, possessions : à chaque guérisseur sa spécialité et sa façon d’agir. Dans un pays où les hôpitaux publics manquent de moyens, où la médecine privée est hors de prix et la foi vivace, ils restent sollicités.
« Attention aux charlatans, prévient Dwi Kresnantaka, ceux qui ont un don ne peuvent normalement ni le refuser ni le monnayer. C’est leur karma d’aider. » Été 2016 : Astrid et ses filles débarquent pour quatre semaines à Bali. Elles n’ont aucun contact de guérisseur, mais Lisa y croit. La providence lui donne raison. Le premier chauffeur qu’on leur recommande n’est pas disponible ; le deuxième non plus, mais il envoie son neveu, nommé Made.
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