Empiler des cubes ou faire des châteaux de cartes nous a appris dès le plus jeune âge deux lois essentielles de la mécanique : pour que « ça tienne », il faut rester aligné sur la verticale… et éviter les courants d’air ! Si la structure d’un arbre ou d’un corps humain se fondait sur l’empilement d’éléments solides pour se tenir debout, elle serait donc bien vulnérable. Les arbres tortueux accrochés aux falaises, les danseurs ou les acrobates, qui fascinent par leur art de défier la verticale tout en gardant leur équilibre, nous démontrent que la structure vivante a développé un tout autre rapport à la gravité.
Lorsque l’on pense à l’anatomie de notre verticalité, à ce qui nous fait tenir debout, c’est immédiatement notre squelette qui nous vient à l’esprit, et particulièrement l’alignement de notre colonne vertébrale, comme si notre corps n’était qu’un « meccano » d’os soigneusement empilés, protégés par une enveloppe de chair. Si vous êtes invité à vous « tenir droit », il y a des chances que vous vous immobilisiez, verrouilliez les genoux et tentiez d’aligner vos vertèbres le plus verticalement possible, avec application, comme les cubes de votre enfance. Voilà, vous tenez debout. Espérons qu’il n’y ait pas trop de vent, ou que vous ne vous trouviez pas dans un train qui va bientôt freiner…
Vers le concept de tenségrité
Si un archéologue retrouve un jour votre squelette et époussette vos os, ils seront peut-être toujours alignés dans l’ordre où vous les avez laissés, mais aucun d’entre eux ne sera en contact avec son voisin. Si votre découvreur décide de vous remettre à la verticale pour vous exposer, comme le beau spécimen du XXI
e siècle que vous êtes, ce sera à partir d’un sac d’os numérotés, avec force fil de fer pour vous redonner forme ! La vérité de notre structure est ailleurs… Nos os ne forment pas un solide. Ils sont espacés, et reliés. Le miracle qui nous fait tenir debout n’est pas l’empilement de solides ou leur « alignement ». Il réside justement dans leur séparation et leur interrelation. C’est ce maillage de tissus flexibles, périssables, qui va vous permettre de ne pas chuter quand le train freinera, de tenir debout, et de préserver vos précieux os.
Pour que les sciences physiques expliquent ce mystère mécanique, il aura fallu attendre particulièrement longtemps… Le principe de construction qui donne au vivant sa capacité à répondre à la gravité, et à retrouver la verticale face aux forces extérieures, n’a été recréé qu’au début du XX
e siècle. Par un biologiste ? Non, par un artiste russe, Karl Loganson, puis par des architectes, qui s’affrontent d’ailleurs pour la paternité du concept en 1949. Aux États-Unis, Richard Buckminster Fuller l’a appelé « tenségrité » tandis qu’en France, David Georges Emmerich popularise ce système sous le nom de « systèmes autotendants ». Qu’ont-ils mis au jour ? Un principe constructif qui, en reliant des éléments solides et des éléments flexibles par un jeu d’opposition de forces, permet de créer un volume stable, déformable, mais à mémoire de forme, qui ne présente pas de continuité rigide, et dont le centre de gravité peut se situer dans le vide… Le dôme géodésique en est le premier emblème.
Seul un modèle de forces qui s’exercent en même temps dans toutes les directions, un modèle tensègre, explique les exploits du corps humain.
Des molécules aux galaxies
On peut désormais construire sur ce principe des structures légères, très résilientes aux forces contraires. Depuis les années 1980, c’est le laboratoire mixte du CNRS et de l’université de Montpellier, le Laboratoire de Mécanique et Génie Civil (LMGC) qui s’en est fait une spécialité. De nombreux artistes plasticiens se sont emparés de cette découverte, rivalisant d’ingéniosité pour ériger des structures câblées, élastiques, dans lesquelles des solides semblent flotter. À quoi ressemblent-elles bien souvent ? À des structures moléculaires, à des galaxies, à des systèmes planétaires, à des motifs mathématiques et géométriques que l’on retrouve aussi bien sous un microscope au cœur des processus vivants que dans les représentations sacrées d’anciennes cultures… Pour autant, elles répondent à des modèles mathématiques si complexes que leur adaptation à une contrainte ne peut être calculée à l’avance : la somme des comportements de chaque partie ne permet pas de modéliser ce qui se passera pour le tout. Les parties travaillent en synergie, avec une créativité constante dans la réponse à l’environnement.
Depuis l’émergence de la physique quantique, la mécanique pouvait passer pour une vieille dame qui n’avait plus rien à découvrir. Avec la tenségrité, elle redonne le vertige. Quel est l’impact de cette découverte sur la compréhension du vivant ? Potentiellement immense… Et encore balbutiante. À partir des années 1970, les chercheurs Stephen Levin et Donald Ingber recherchent ce modèle dans le vivant, le premier à l’échelle macroscopique en prenant les os pour éléments rigides, le second à l’échelle microscopique, cellulaire. Le concept de « biotenségrité » voit le jour. Pour Stephen Levin, notre corps est une structure autoportante, autotendante, tensègre. La structure continue des tendons, ligaments, fascias et muscles serait la part flexible qui permet au squelette de se tenir et de se mouvoir. Il prouve qu’aucune structure fondée sur la vision mécanique classique du « bras de levier » dans laquelle la réponse à une force est linéaire, ne peut expliquer les exploits des danseurs, acrobates ou haltérophiles : seul un modèle de forces qui s’exercent en même temps dans toutes les directions, un modèle tensègre, explique les exploits du corps humain.
De nouvelles forces à l’œuvre
Dans cette nouvelle vision de l’anatomie, nos os sont des structures compressées qui flottent dans le champ de tensions créé par les muscles et les fascias. Tout s’y trouve en continuité, en synergie, avec des fonctions mécaniques différentes. La structure des fascias est la plus réactive : elle capte et véhicule l’information sur les forces extérieures qui s’exercent, et en lien avec le système nerveux et l’oreille interne, par contraction et étirement, réagit pour adapter instantanément la posture, et initier le juste mouvement. Lorsque le train freine, tout le système de forces mécaniques à l’œuvre dans votre corps s’adapte mécaniquement : la force est absorbée, et le mouvement de retour à l’équilibre est instinctif. On comprend également, grâce à ce modèle, comment la compression, le traumatisme ou le déplacement d’un tissu conjonctif au genou peut créer mécaniquement une tension ou une compression à la mâchoire ! Le modèle tensègre est au cœur de l’intérêt porté au fascia, et à des pratiques de rééquilibrage fonctionnel comme l’ostéopathie, la fasciathérapie, la méthode Feldenkrais ou le Rolfing.
Lorsqu’on pense à se « tenir debout », que le cerveau entre en jeu, on a tendance à penser solide, à rigidifier sa posture, à bander les muscles : satané néocortex. Le concept de tenségrité nous enseigne que notre corps « sait » tenir debout, retrouver son équilibre, et que la clé de l’adaptation et de la posture juste n’est pas dans la rigidité, mais dans la souplesse. Et ça, ce n’est pas nouveau… Les arts martiaux enseignent depuis des millénaires, souvent dans la lenteur, une perception de soi et de son corps comme d’un champ mécanique capable, par la pleine conscience du relâchement et de la juste tension, de développer des forces qui dépassent la capacité musculaire : pensez à ces frêles vieux maîtres capables de casser des briques d’un revers de main. Les danseurs le savent aussi : s’élever, c’est voler de l’énergie au sol, et plus on est délié, plus on saura en puiser. Le yoga, le qi gong, la pratique ancestrale du massage témoignent de l’intuition humaine très ancienne qu’assouplir, délier, distinguer les parties, accroître l’amplitude du mouvement, en somme travailler sur la flexibilité de la structure du corps, est la clé de l’équilibre et de la force.
Du côté du microcosme, la tenségrité s’applique également à de nouveaux champs de recherche. Emmanuel Farge (Mécanique et génétique du développement embryonnaire et tumoral, Institut Curie-Inserm) a publié des travaux qui montrent, chez l’embryon de mouche drosophile, que certains gènes sont « mécanosensibles ». La recherche sur les aspects mécaniques du fonctionnement cellulaire bat son plein, et ouvre la voie à des « mécanothérapies » qui restent encore à découvrir. Comme pour toute grande découverte, un élan nous pousse à chercher et à voir la tenségrité partout… Elle est un modèle mécanique parmi d’autres, et aucun modèle n’explique tout ! Elle est surtout un modèle qui permet de se percevoir soi-même comme une structure intelligente, équilibrée, résiliente, et de trouver sa juste posture dans la souplesse et le mouvement.