Quand « incompréhension » rime avec « souffrance »
Les expérienceurs tels que Nicolas souffrent souvent d’un manque
de compréhension de la part des autres et de leur incrédulité. Enfants,
ils sont facilement l’objet de moqueries de la part de leurs camarades,
alors que les adultes les prennent pour de doux rêveurs, quand ce n’est
pas pour des fous !
« C’est vers l’âge de 7 ans que j’ai commencé à remarquer que
j’étais différent des autres… En discutant avec mes copains, je me suis rendu compte
qu’ils ne vivaient pas la même chose que moi. Auparavant, je pensais que tout le
monde pouvait sortir de son corps. Ce vécu me semblait tout à fait normal jusqu’au
jour où j’ai commencé à me poser des questions… Peu à peu en grandissant, je me suis
demandé si tout cela n’était pas dû à mon imagination… » Pour s’assurer qu’il ne
rêvait pas, Nicolas s’est mis à vérifier méticuleusement les informations
qu’il ramenait de chaque OBE
(expérience hors du corps). À partir de 13-14 ans, c’en était presque
devenu obsessionnel :
« Un jour, lors d’un de mes “moments d’absence” en classe,
j’ai vu mon père construire un petit muret censé maintenir une butte de terre dans le
jardin. En rentrant chez moi, j’ai pu constater que le travail avait bien été fait…
Après un certain nombre de vérifications de ce style, je n’ai plus douté que mes sorties
de corps étaient bien réelles ! »
Au collège, Nicolas a fini par accepter sa différence, mais il continuait
d’en souffrir, car très vite, il avait compris qu’il ne pourrait parler
à personne de ses expériences « extraordinaires » :
« Un jour, un professeur a
demandé aux élèves de ma classe de présenter leurs “dons”. J’ai répondu que je pouvais
voir ce qui se passait dans d’autres endroits… Évidemment, ça a suscité des rigolades
de la part de mes camarades. Ils m’ont dit : “Arrête de raconter des bêtises !” Alors
tout de suite, j’ai lâché l’affaire. J’ai préféré ne pas insister, ne pas faire de vagues
et j’ai enchaîné sur une autre anecdote moins “bizarre”… Quelque temps plus tard,
j’en ai parlé à mon professeur de mathématiques. Il m’a répondu que je rêvais et que
si, par malheur, je n’en avais pas l’impression, il valait mieux que j’en parle à mon
médecin. À partir de là, j’ai compris que je ferais mieux de me taire… Les adultes ne
me comprenaient pas, les enfants encore moins. Je déclenchais chez ces derniers deux
types de réactions : soit ils me prenaient pour un menteur, soit pour une sorte de sorcier
ou d’espion. Dans le deuxième cas, ils préféraient carrément m’éviter, car ils pensaient
que je savais trop de choses sur eux… »
Les adultes ne me comprenaient pas, les enfants encore moins.
Dans la mesure où il ne cadre pas avec ce que la société considère
comme « possible » ou « normal », un EMC non ordinaire tel que l’OBE
constitue avant tout pour beaucoup d’expérienceurs un bouleversement
profond et parfois même un réel traumatisme. D’un côté, si les expériences
débutent dès l’enfance, comme pour Nicolas, ils doivent accepter leur
différence. De l’autre, si les phénomènes commencent à l’âge adulte, ils
ne comprennent pas ce qui leur arrive et ont peur de perdre la raison.
Pourtant, mis à part les expériences à contenu négatif, un EMC non
ordinaire – notamment une OBE – n’est en général pas perturbant en
lui-même. Au contraire, ces états sont même souvent décrits comme très
agréables, mais ce sont toutes les questions qu’ils suscitent qui peuvent
être très déstabilisantes. Qu’est-ce que c’était ? Pourquoi est-ce arrivé ?
Pourquoi à moi ? Est-ce que cela va se reproduire ? Suis-je en train de
devenir fou ? Sans réponses, les expérienceurs tombent souvent dans
l’inquiétude, voire dans les angoisses et le déséquilibre. En réalité, c’est
l’ignorance et le déni de notre société par rapport à ces phénomènes
qui sont à l’origine de la perturbation ressentie par les témoins. Quant
à Nicolas, s’il a eu peur de basculer dans la folie à plusieurs reprises, ses
questionnements ne l’ont heureusement jamais totalement submergé.
Pourtant, c’était un garçon très « mental » et cela depuis l’enfance :
« Alors
que certains me considéraient comme un rêveur, d’autres me reprochaient d’être trop
cérébral. C’était plutôt paradoxal ! À 16 ans, je me suis demandé si je n’étais pas fou.
J’avais l’impression que mes deux réalités se dissociaient (dans mon corps et hors de
mon corps). Une période de doute terrible s’est installée : est-ce que je vivais vraiment
cette réalité ? Ou bien, est-ce que je “créais” cette réalité ? Cette torture mentale a duré
jusqu’à ce que je reprenne confiance grâce à une relation affective. En m’apaisant au
niveau sentimental, j’ai retrouvé peu à peu le calme intérieur. Dans le même temps, j’ai
consulté un psychologue scolaire. Après avoir écouté ce que je vivais, il m’avait conseillé
de me recentrer sur du concret : mes études, la lecture… Il m’avait encouragé à faire
travailler ma réflexion pour renforcer mon ancrage. » C’était un très bon conseil.
Alors que son mental lui faisait frôler la folie à travers un questionnement
sans fin, c’est aussi grâce à lui que Nicolas a pu s’ancrer dans la
réalité du monde matériel. Quand on prend conscience de son propre
mental, on peut le « voir » dysfonctionner et donc apprendre à le maîtriser
dans ses moments de dérapage. Mais entre les deux, il faut parfois que
quelque chose vienne faire « diversion » pour que les pensées « toxiques »
s’arrêtent : dans son cas, ce fut une rencontre amoureuse.
Je vivais mes expériences dans mon coin, tout seul.
Très jeune, Nicolas avait pris la décision de ne pas parler de ses OBE
et d’écouter les histoires des autres en silence. À sa timidité naturelle et
à cette capacité est venue s’ajouter à l’adolescence son homosexualité
naissante, qui a probablement aussi contribué à l’inhiber socialement.
Mieux valait ne pas se faire remarquer :
« Au collège, j’avais un cercle d’amis,
mais je ne me confiais pas facilement. Je vivais mes expériences dans mon coin, tout
seul. Je n’en avais pas honte, mais je ne m’en vantais pas non plus. » À 16 ans, il a
enfin réussi à prendre un peu de recul et à mettre des mots sur ce qu’il
vivait :
« Au lycée, j’ai commencé à en parler davantage autour de moi. Le paranormal
et la magie avaient envahi le cinéma et la littérature. Cette tendance faisait écho à ce
que je vivais. Certains copains avaient plus ou moins admis mon don “bizarre”, mais
ils y voyaient surtout un moyen d’en tirer un petit profit, par exemple, en me demandant
d’aller voir ce qu’il y avait au menu du self ! Et comme je ne me trompais jamais, j’ai
fini par être pris au sérieux… » Dans sa famille, cependant, le sujet n’était
jamais évoqué et il a fallu du temps pour que l’on reconnaisse enfin sa
« différence » :
« Durant mon enfance, mes parents étaient dans le déni de ce que je
leur racontais… “Il nous dit des bêtises… il s’invente un monde.” Ce n’est qu’une fois
que je suis devenu adulte qu’ils ont cherché à faire des recoupements et qu’ils ont pris
conscience de mes capacités. Mais pour eux, le puzzle a vraiment pris forme depuis que
vous vous intéressez à moi. Que mon cas soit étudié dans un cadre scientifique me rend
plus crédible à leurs yeux… Mais, on n’a jamais trop discuté de tout ça ensemble. Dans
ma famille, on parle rarement de nous et de nos ressentis, juste de faits concrets… »
Une carapace presque parfaite
Nous avons tout de suite perçu en Nicolas une hypersensibilité,
pourtant, celle-ci était bien dissimulée. En effet, il semblait coupé de
ses émotions, en tout cas dans certains domaines, et nous étions parfois
étonnés par son manque apparent de compassion. C’était comme si
certains sujets ne le touchaient pas, comme s’il ne se sentait pas concerné.
Souvent même, il prenait le contre-pied par rapport à un événement
tragique en utilisant l’humour noir, ce que nous avons vite interprété
comme un réflexe de protection. Avec le temps, nous avons compris
qu’il s’était fabriqué une solide carapace pour évoluer dans un monde
matériel qui lui semblait hostile. Cette attitude instinctive lui avait probablement
été nécessaire pendant une période de sa vie. Mais il n’y avait
pas que ça. Nicolas avait grandi dans un environnement familial qui
n’était pas propice à l’expression des sentiments. C’est sans doute pour
cette raison qu’il ne nous avait pas révélé son homosexualité dès nos
premières rencontres, peut-être aussi par peur de notre jugement :
« Dans
ma famille, les secrets sont nombreux. Mon homosexualité était taboue. Je l’ai révélée
à mes parents à l’âge de 17 ans seulement. Pourtant, j’avais tout fait pour qu’ils
l’apprennent avant. À l’époque, c’était difficile d’en parler ensemble. Bizarrement, elle
m’a été plus difficile à gérer que mes OBE, car elle a eu davantage de répercussions :
la colère de mon père, la tristesse de ma mère, ses pleurs, etc. J’ai grandi au sein d’une
famille plutôt classique et conservatrice. Mais, au bout du compte, cela a aussi été une
chance pour moi, car ça me stabilisait. » Avant d’oser faire son coming out, il est
passé par des moments forcément douloureux :
« Il m’a fallu accepter cette
autre différence et surtout faire le deuil de pouvoir donner satisfaction à mes parents
d’être un jour grands-parents grâce à moi. Le fait de décevoir ma petite soeur, qui me
voyait comme un super-héros, m’a peut-être aussi affecté… » Malgré tout, son
homosexualité lui permettait parfois de focaliser l’attention des gens sur
« autre chose » :
« J’étais différent pour une autre raison. Je pouvais me “cacher”
derrière cette seconde “spécificité”. Selon ce qui m’arrangeait, je brandissais la carte de
l’homosexuel ou du magicien ! » Avec le temps, Nicolas deviendra parfaitement
à l’aise avec ces deux aspects de son identité.
Peu à peu, j’ai commencé à considérer les émotions comme inutiles.
Alors qu’il avait 18 ans, un autre événement majeur a probablement
contribué à son blocage émotionnel :
« Quand ma grand-mère est décédée, j’ai
vécu une très grande souffrance… J’ai été profondément bouleversé. À partir de là,
presque à chaque fois que je faisais une OBE, je me retrouvais sur sa tombe. Quand
je réintégrais mon corps, je ramenais une émotion si forte et si incontrôlable que je ne
pouvais m’empêcher de pleurer, j’avais le coeur lourd et serré. Ça m’était vraiment très
désagréable, surtout quand cela m’arrivait en classe… Et un jour, alors qu’en sortie de
corps je m’étais retrouvé une fois de plus sur sa tombe, j’ai senti que je “laissais partir
quelque chose”… La peine a disparu instantanément. À partir de ce moment-là, j’ai
moins pleuré. Et surtout, je me suis moins attaché aux gens. Peu à peu j’ai commencé
à considérer les émotions comme inutiles… Je ne ressentais plus rien, ni tristesse ni
amour fort… »
C’est pourtant à cette époque que Nicolas avait ressenti le besoin
de se construire une vie stable. À 20 ans, il avait rencontré Benoît1, un
jeune homme bien équilibré, protecteur et à l’écoute :
« Même si ça n’a
jamais été la passion, je me sens extrêmement bien avec lui. Il est pour moi un formidable
compagnon de route depuis quatre ans. » Visiblement, la construction de
projets en commun le rassurait et l’équilibrait. C’est deux ans après sa
rencontre avec Benoît qu’il avait commencé sa vie professionnelle en tant
que comptable dans une grande entreprise française. Stabilisé par cette
relation et par son travail, rien ne pouvait lui arriver. À cette période
de sa vie, cette « relative » normalité avait probablement été essentielle
pour lui. Sans elle, il n’aurait sans doute pas réussi à aussi bien gérer son
quotidien.
Bien que leurs contenus soient restés relativement anecdotiques et
qu’elles n’interfèrent pas négativement avec sa vie quotidienne, ses OBE
continuaient pourtant d’être provoquées par son émotionnel. Car Nicolas
n’était pas parvenu à se couper totalement de sa sensibilité. Ainsi, nous
pouvions constater qu’il ressentait parfois de la jalousie dans sa relation de
couple. Un sentiment qui était souvent à l’origine d’une décorporation qui
lui permettait d’aller voir ce que son petit ami faisait pendant son absence !
À nouveau, cela trahissait son manque de confiance en lui. En outre, il
continuait à faire des « sorties » sur la tombe de sa grand-mère :
« Parfois,
de nouvelles fleurs avaient été déposées ou la plaque funéraire était tombée. Une fois, j’ai
même vu que des petits lapins en plastique avaient été posés sur sa tombe. Je suis allé le
vérifier physiquement quelques jours plus tard. En fait, c’est ma soeur qui avait eu cette
drôle d’idée ! » La poursuite de ce type d’OBE le renvoyait au deuil qu’il n’était
malgré tout pas parvenu à faire, deuil de cet être cher avec qui il avait vécu
une relation fusionnelle. En parler avec nous lui a permis de comprendre
que c’étaient ses émotions qui continuaient de provoquer chez lui ce type
de « sorties » récurrentes, et que tant qu’il serait dans cette période de deuil,
celles-ci prédomineraient sur les autres…
À l’époque, Nicolas vivait donc très régulièrement des OBE, mais de
façon tout à fait spontanée et involontaire. Comme nous l’avons déjà dit,
parmi tous les candidats que nous avions rencontrés, rares étaient ceux
qui affirmaient pouvoir sortir de leur corps à volonté. Après examen,
nous avions même commencé à douter que cela soit réellement possible :
pouvaient-ils vraiment vivre cette expérience à chaque fois qu’ils le
souhaitaient ou se mettaient-ils simplement dans un état où le phénomène
avait plus de chances de se produire ? Avec le temps, nous avons de plus
en plus penché en faveur de cette seconde hypothèse, car dès que le
« vouloir » apparaît, c’est en fin de compte le mental qui est à l’oeuvre.
Et d’expérience, nous savions que celui-ci est en général un obstacle à
l’apparition de ce type de phénomène. Au contraire, le lâcher-prise,
la non-recherche et la non-attente avaient probablement beaucoup
plus de chances de porter leurs fruits. Par conséquent, nous devions
arriver à dépasser ce problème. La clé était dans la mise en condition du
candidat : ne rien vouloir, ne rien chercher, mais simplement être dans une disponibilité totale pour que l’expérience puisse se produire. C’est
à cela que nous devions travailler avec Nicolas.
C’est ainsi que nous avons commencé à l’accompagner dans une
démarche thérapeutique et didactique, mêlant explications psychologiques,
scientifiques et techniques afin de l’aider à mieux maîtriser les
phénomènes auxquels il était confronté. D’abord espacées, nos rencontres
se sont rapidement transformées en un travail régulier. Nicolas venait
nous voir en moyenne deux fois par mois, car à l’époque il lui était
facile de prendre des jours de congé pendant la semaine. En plus de nos
séances de travail, il assistait aussi aux réunions mensuelles de partage que
nous commencions tout juste à organiser. On l’aura compris, la plupart
des personnes qui, comme lui, vivent des phénomènes hors norme, ont
peur d’être prises pour des « illuminées » et n’osent pas parler de leurs
expériences, ni des éventuelles capacités qui en découlent. D’où un fort
sentiment d’isolement, car plus que quiconque elles ressentent un besoin
impérieux de partage et de reconnaissance. C’est pourquoi, dès 2007, en
dehors des consultations privées, nous allions proposer une fois par mois
un espace convivial de dialogue et d’échanges, sous la forme de réunions
ouvertes à tous (expérienceurs, thérapeutes, chercheurs ou simplement
personnes ayant un intérêt pour les phénomènes liés à la conscience),
dans lesquelles les expérienceurs trouveraient une écoute sans jugement,
ni interprétation, ainsi que soutien et réconfort.
En parallèle de notre travail avec Nicolas, nous avons continué à
suivre d’autres candidats pour le projet OBE. Mais aucun d’entre eux
n’a pu aller aussi « loin » que lui. En plus d’être hypersensibles, la plupart
des expérienceurs font souvent preuve de susceptibilité, oscillant entre la
fierté de vivre des phénomènes hors norme, qui exacerbe leur ego, et la
peur provoquée par le regard des autres, qui leur fait perdre confiance
et douter d’eux-mêmes. Avec lui, c’était différent. Il nous est apparu
comme un garçon dont l’ego était relativement maîtrisé. Sa tendance à
rationaliser ces phénomènes et à les considérer comme « naturels » l’aidait
à rester dans l’humilité.
L’aventure pouvait commencer…
Sylvie Déthiollaz et Claude Charles Fourrier,
Voyage aux confins de la conscience (Guy Trédaniel, 2016)