De la levure aux psychédéliques, des champignons qui s’étendent à des kilomètres sous terre à ceux qui relient les plantes entre elles dans des réseaux connus sous le nom de « Wood Wide Web », l’exploration remarquablement riche du biologiste Merlin Sheldrake sur les fungi offre un changement de perspective exaltant… jusqu’à remettre en question nos concepts d’individualité et même d’intelligence.
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Maintenant que ce livre est fait, je peux le remettre à des fungi pour qu’ils le défassent. Je vais en humidifier une copie et l’ensemencer de mycélium de Pleurotus. Quand il se sera faufilé à travers les mots, les pages et les pages de garde, et qu’il aura donné des pleurotes en huître qui traverseront la couverture, je les mangerai. J’arracherai les pages d’une autre copie, les réduirai en bouillie et dégraderai la cellulose du papier en glucides, à l’aide d’un acide faible. J’ajouterai des levures à cette solution sucrée. Elle fermentera pour donner de la bière, que je boirai pour boucler la boucle. » Ces mots de conclusion tirés du livre
Le Monde caché révèlent la passion de son auteur Merlin Sheldrake pour les fungi, plus communément appelés les champignons. Dans les pages de son fascinant voyage, best-seller vendu à plus de 100 000 exemplaires au Royaume-Uni et traduit dans 16 pays, ce jeune et brillant biologiste anglais, également brasseur, montre comment les champignons façonnent le monde et influencent notre avenir.
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Les champignons sont partout, mais il est facile de les manquer. Ils sont en vous et autour de vous. Ils rendent possible votre vie, ainsi que celle de tout ce dont vous dépendez. » En effet, ils modifient la manière dont la vie se développe depuis plus d’un milliard d’années, ils mangent la roche, fabriquent le sol, digèrent les polluants, nourrissent et tuent les plantes, survivent dans l’espace, donnent des visions, produisent des aliments et des médicaments, manipulent les comportements des animaux et influencent la composition de l’atmosphère terrestre. «
Les champignons sont la clé pour comprendre la planète sur laquelle nous vivons, ainsi que la manière dont nous pensons, ressentons et nous comportons, éclaire-t-il.
Que ce soit en forêt, en laboratoire ou en cuisine, les champignons ont modifié ma compréhension de la formation de la vie. »
Les champignons sont la clé pour comprendre la planète sur laquelle nous vivons, ainsi que la manière dont nous pensons, ressentons et nous comportons.
De prodigieux métabolismes
Si la plupart vivent cachés, à l’abri des regards, les champignons sont pourtant les plus grands organismes de la planète. On estime entre 2,2 et 3,8 millions le nombre d’espèces (entre six et dix fois plus que le nombre d’espèces végétales), dont seulement 6 % ont été recensées. Ils constituent un royaume d’organismes très divers qui soutient et alimente presque tous les systèmes vivants. «
Cela prendrait des mois de réciter la litanie complète des exploits chimiques des champignons », lit-on dans le livre de Merlin Sheldrake qui a obtenu un doctorat en écologie tropicale à l’université de Cambridge pour ses travaux sur les réseaux fongiques souterrains dans les forêts tropicales du Panama. «
Les champignons sont des magiciens du métabolisme, et leur ingéniosité en termes d’exploration, de sauvetage et de récupération de ressources n’a d’égales que les bactéries. Grâce à leurs cocktails de puissants enzymes et acides, les champignons peuvent décomposer certaines des substances les plus récalcitrantes de la planète : lignine, roche, pétrole brut, polyuréthanes, explosif TNT. » En effet, leur appétit vorace peut contribuer à préserver la planète, que ce soit en dégradant les polluants (la mycoremédiation), en éliminant les métaux lourds et les toxines grâce au mycélium qui filtre les eaux contaminées (la mycofiltration), ou en faisant pousser des matériaux de construction et des textiles (la mycofabrication). «
Peu d’environnements leur sont trop extrêmes. [...] Ce champignon pourrait nous aider à décontaminer les sites de stockage de déchets nucléaires. » Leur métabolisme est prodigieux, donc, et nous, les humains commençons seulement à mesurer la complexité et le degré de sophistication de la vie fongique. Il faut d’ailleurs rappeler que les fungi ont survécu aux cinq extinctions de masse qu’a connues la Terre, dont chacune a entraîné la disparition de 75 % à 95 % des espèces de la planète. Certains ont même prospéré lors de ces périodes...
Vies entremêlées
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Sur une échelle de un à cinq, comment évalueriez-vous votre sentiment de perte de votre identité habituelle, votre sentiment de “pur Être” et votre sentiment de fusion avec un Tout qui vous dépasse ? » C’est la question à laquelle Merlin Sheldrake a dû répondre lors de son expérience avec les champignons hallucinogènes dans le cadre d’une étude clinique qu’il relate dans
Le Monde caché. L’ambition était de mesurer les effets du LSD sur les capacités des scientifiques, ingénieurs et mathématiciens à résoudre des problèmes. «
Allongé sur mon lit d’hôpital, les yeux fermés, je fus transporté en sous-sol, entouré de filaments qui s’entrecroisaient lors de leur croissance, raconte-t-il.
Des troupeaux d’animaux sphériques paissaient ; le tohu-bohu des racines des plantes [...]. Le sol était un intestin sans fin exposé à l’air libre, partout la digestion et la récupération de ressources ; des hordes de bactéries surfaient sur les ondes d’impulsions électriques ; les systèmes météorologiques de la chimie ; des autoroutes souterraines ; une étreinte gluante et infectieuse ; de toute part les contacts intimes du grouillant... » Ces visions lui ont enseigné une précieuse leçon. «
Le LSD m’avait forcé à admettre que j’étais doté d’une imagination, et je voyais maintenant les fungi différemment. Je voulais comprendre les fungi, pas les réduire à des mécanismes [...]. Je préférais laisser ces organismes m’appâter afin de me sortir de mes schémas de pensée rebattus. [...] Je préférais m’autoriser à être émerveillé (et perturbé) par leurs vies entremêlées. »
Leur capacité à entraîner notre esprit dans des lieux inattendus est la raison pour laquelle les champignons magiques ont été intégrés aux doctrines rituelles et spirituelles des sociétés humaines depuis l’Antiquité. «
Leur capacité à assouplir les habitudes inflexibles de notre esprit est ce qui fait de ces substances chimiques des médicaments puissants, capables de traiter des dépendances graves, des dépressions autrement incurables, et la détresse existentielle qui peut accompagner le diagnostic d’une maladie en phase terminale », apprend-on auprès du biologiste anglais. «
C’est aussi leur capacité à modifier l’expérience intérieure de notre esprit qui a contribué à changer la manière dont la nature même de l’esprit est comprise par la science moderne. »
Le LSD m’avait forcé à admettre que j’étais doté d’une imagination, et je voyais maintenant les fungi différemment.
Dissolution du moi, expérience du divin
Le LSD, comme la psilocybine qui est le principe actif sécrété par de nombreuses espèces de champignons hallucinogènes, est classé dans les substances psychédéliques, c’est-à-dire qui révèlent l’esprit, et enthéogènes, c’est-à-dire capables de susciter l’expérience du divin en nous. «
Dans de nombreux cas, qu’il s’agisse des lichens ou du comportement du mycélium qui repousse tant de limites, les fungi remettent en question nos conceptions patinées de l’identité et de l’individualité. Les champignons à psilocybine et le LSD aussi, à ceci près qu’ils le font dans le plus intime des contextes : l’intérieur de notre propre esprit. » L’étude révéla que les sujets qui déclaraient avoir ressenti le plus fortement une « dissolution du moi », c’est-à-dire une perte du sentiment d’identité lors de la prise de psilocybine, étaient aussi ceux dont l’activité du MPD était la plus drastiquement réduite. Le MPD est le réseau du « mode par défaut », souvent décrit comme « le chef d’entreprise » du cerveau, c’est-à-dire le garant d’un certain ordre dans la profusion de processus cérébraux qui ont lieu simultanément. «
Arrêtez le MPD, et le cerveau est débridé. Des réseaux d’activité auparavant distants les uns des autres se mettent en lien. »
Hallucinations auditives et visuelles, états d’extase et de rêverie, bouleversements de la perspective cognitive et émotionnelle, délitement du temps et de l’espace sont parmi les effets que l’on peut rencontrer en consommant les champignons hallucinogènes. «
Ces substances chimiques desserrent l’emprise de nos perceptions quotidiennes, pénètrent notre conscience et nous touchent au plus profond, poursuit le chercheur.
Souvent, leurs consommateurs font état d’expériences mystiques ou d’une connexion avec des entités ou des êtres divins, d’un sentiment d’unité avec le monde naturel, et de la perte d’un sentiment d’identité clairement défini. » Certains parlent de dissolution du moi. D’autres évoquent simplement le fait de ne plus savoir où finit leur corps et où commence leur environnement. «
Le “je” peut disparaître entièrement, ou simplement perdre en intensité, pour se fondre progressivement dans l’altérité. Il en résulte le sentiment de fusionner avec quelque chose de plus grand et une refonte de l’idée que l’on se fait de son rapport au monde. »