Printemps 2004. J’ai fait expressément le voyage jusqu’à Aix-les-Bains pour rencontrer Christiane Singer, au forum
Terre du Ciel . Comme nombre de ceux qui croisent sa route, je suis « foudroyée » par la présence vibrante de cette femme-flamme, dont les ouvrages fissurent les certitudes et attisent la réflexion. Alors qu’elle déambule d’un bout à l’autre du podium, on croirait qu’elle danse au rythme de ses propos.
Elle nous invite à célébrer avec ivresse la vie, à sortir de la tiédeur qui affaiblit l’énergie vitale, à honorer notre capacité d’émerveillement et la noblesse de nos potentialités. Ses mots, choisis, investis de poésie et d’engagement, ont la fulgurance d’une flèche qui transperce le cœur des choses et des êtres. Marguerite Kardos, linguiste émérite, évoque Christiane Singer en ces termes :
« Un torrent d’amour, une féroce exigence, une généreuse espérance. »
L’hymne à la vie
À ceux qui critiquent son style, cette plus-que-vive répond :
« J’aime l’emphase. Elle donne toute sa place au cœur. » Plus que tout, cette chercheuse inlassable, au cœur métissé de traditions spirituelles et sources de sagesse, avait le don de rechercher la merveille dans chaque chose. C’est là l’obsession d’une vie, jusqu’aux tréfonds de la souffrance qui l’a « décapée » lors des six derniers mois de son existence, marqués par le cancer – une traversée relatée dans un livre lumineux,
Derniers fragments d’un long voyage. D’elle, je perpétue une citation culte :
« Notre devoir le plus impérieux est peut-être de ne jamais lâcher le fil de la Merveille. Grâce à lui, je sortirai vivante du plus sombre des labyrinthes. » Sans doute faut-il voir dans sa généalogie la raison de ce puissant hymne à la vie. Elle naît à Marseille en 1943, d’une mère catholique ukrainienne et d’un père juif hongrois, persécuté dans la Vienne des années 1930. Ses parents se réfugient en France au début de la guerre. À une jeune femme qui, en conférence, lui faisait part de sa perplexité à enfanter dans ce monde complexe, Christiane Singer partage alors les circonstances de sa naissance. Ses parents, témoigne-t-elle, inquiets de l’avenir, auraient pensé à l’avortement. Alors qu’ils étaient dans la salle d’attente du médecin, son père prit la main de sa mère et lui dit :
« Ce n’est pas à nous de faire l’œuvre de l’ennemi. » Et Christiane Singer de conclure, dans un sourire :
« Et me voilà ! » D’où son
« étonnement constant d’être vivante » .
Élève d’art dramatique à Marseille (dont elle conservera le sens théâtral), elle obtient un doctorat de lettres modernes à Aix-en-Provence et devient lectrice à l’université de Bâle, avant d’enseigner à Fribourg. Elle se fait connaître avec
Les Cahiers d’une hypocrite , son premier livre, paru en 1965. Une vingtaine d’ouvrages, essais et romans, suivent. Par un curieux retournement de l’histoire, elle rencontre, à la fin des années 1960, son futur mari, un aristocrate autrichien, Georg von Thurn Valsassina (Giorgio, son
« rocher »), un architecte de profession. Le couple, qui aura deux fils, vit au château médiéval de Rastenberg, non loin de Vienne, dans une région anciennement nazie. Un lieu qu’ils transmutent en « clairière » (
Lichtung ), en y créant un espace de rencontre ouvert sur le monde. Dans cette lucidité qu’une conscience collective blessée peut devenir meurtrière...
L’abîme et la cime
Depuis l’enfance, Christiane Singer se sent dépositaire d’un don : elle traverse l’apparence des choses et des personnes. Elle voisine avec le mystère. Son regard est
« une passerelle entre le visible et l’invisible » (comme en témoigne l’homélie de Stan Rougier, le jour de ses funérailles). Par ses racines métissées, elle entremêle mystique, romantisme et vent du large. Ses aïeux tenaient une auberge solitaire, au cœur des Carpates, où l’on entendait parfois hurler les loups, et il leur arrivait de sauver des voyageurs pris en chasse par la meute... Dans un édito publié au
Figaro Madame à l’occasion de Noël, en 2006, quelques mois avant sa disparition, elle relate :
« Ma grand-mère m’a légué les loups, les forêts et la démesure en toutes choses : l’infini des terreurs et l’infini des espérances. » Pour Christiane Singer, telle est la substance du mystère qui préside à la nuit de Noël, comme au principe de toute vie : la coïncidence de l’abîme et de la cime. Ce point d’union, qui craque la coquille de l’être pour le révéler à lui-même, culmine à partir du 1er septembre 2006, date à laquelle elle apprend qu’elle n’a plus que six mois à vivre.
Derniers fragments d’un long voyage, le carnet de bord sans concession de sa traversée – où l’intensité de la souffrance et le processus de la maladie la font voyager entre les mondes – bouscule notre vision de la mort et de la fin de vie. Christiane Singer vit la maladie comme un chemin d’initiation et de connaissance. L’accès au plus haut des mystères.
« La souffrance a tout calciné, tout consumé en moi, sauf l’amour. L’amour est ce qui reste quand il ne reste plus rien. »
Du pire à la lumière
Les proches qui la voient à l’orée du grand passage sont frappés par l’énergie qui émane d’elle, alors que son corps se consume.
« Il y a une descente physique, mais aussi une élévation intérieure », confiera Juliette Binoche, qui a réalisé une version audio de cet ultime récit. Une nuit de souffrance extrême, Christiane Singer dérive dans un « espace inconnu ». Dans
Derniers fragments, elle témoigne :
« Ce qui est bouleversant, c’est que quand tout est détruit, quand il n’y a plus rien, mais vraiment plus rien, il n’y a pas la mort et le vide comme on le croirait, pas du tout... Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. » La nuit du Nouvel An 2007, une fièvre la plonge dans des hallucinations. Les murs de sa chambre se fissurent et s'ouvrent sur des abîmes colonisés par des guerriers de l’ombre. L’effroi la gagne.
« Peu à peu, grâce à mes amis tibétains et à ma familiarité avec le Livre des Morts, des mains se tendent pour me secourir : “Noble fille ! Traverse ! Traverse ! Ceci n’est que le produit de ton esprit et de ton imaginaire.” Ah, cette grâce de recevoir au moment juste l’instrument juste ! La traversée a lieu. Une sensation incroyable de délivrance, comme si désormais la boîte à jouets s’était vidée. Je peux entrer en vie », écrit-elle. Dans cette transmutation du pire en lumière, il y a aussi cette nuit de février où, calcinée par la douleur, elle hurle à la mort. À la même heure, ses fils sont réveillés trois fois de suite par la sonnerie du téléphone, sans qu’aucun numéro ne s’inscrive ; même scénario à deux reprises pour sa proche collaboratrice, Nicole.
Quand la tempête se calme –
« car il n’est rien au monde qui n’ait une fin » –, elle se dit bouleversée par la délicatesse de l’énergie vibratoire qui l’habite.
« Guérie ou non guérie, je suis dans la pulsation de la vie. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA vie. » Incandescente comme jamais, elle souligne que la mort n’est pas un échec, mais
« l’amoureux accomplissement d’une alchimie ». Christiane Singer clôt son carnet de bord le 1er mars et s’éteint à l’aube du 4 avril 2007. Quatre heures après sa mort, son mari, seul auprès d’elle, prend un papier, car il sent qu’elle a un message à faire passer. Dans un hommage publié par
Terre du ciel (dont Christiane Singer était une fidèle intervenante), il témoigne :
« Sans même vraiment lui poser la question : “Pourquoi es-tu morte ?”, je reçois ces mots d’elle [en écriture automatique, ndlr] : “Ma tâche était terminée.” Moi : “Pourquoi cette maladie ?” Elle : “Pour essayer l’ultime épreuve, à savoir mourir vivante.” Moi : “À quoi bon ?” Elle : “Pour traverser la nuit en conscience. Je voulais savoir ce que cela va donner. Je te le dis : cela donne une libération complète ; de plus, c’est une transformation du corps.” »
« La belle couleur orange des pattes des mouettes »
Parmi les braises à entretenir dans le feu de ce qu’elle a écrit et partagé, il y a cet appel :
« Devenons les témoins de la merveille du monde et non les témoins perfides et consentants de son naufrage. » Ou encore :
« Dressons-nous contre la peur et la suspicion. La confiance est une aventure d’humanité. » Des mots qui, dix ans après sa disparition, résonnent étrangement avec l’actualité. Dans son hommage, Stan Rougier partageait :
« [Tu] m’as redit qu’il ne fallait pas oublier la belle couleur orange des pattes des mouettes. » Ces mouettes qu’elle regardait s’envoler devant la fenêtre de la maison familiale, à Marseille… C’était ça aussi, Christiane Singer : l’absolu cueilli dans la pleine présence à ce qui est. Le sublime qui se niche dans tous les interstices du quotidien.
J’ai fait un rêve…
Dans la nuit du 3 au 4 avril 2007, nuit à la fin de laquelle Christiane Singer est décédée, Léonard Appel, le fondateur de l’association Initiations qui a souvent accueilli des conférences et séminaires de l’écrivaine, fait un rêve extraordinaire : « Je suis devant le lit où Christiane, émaciée, dort… Elle est dans le monde de la souffrance. À un moment, je ne la vois plus. Je suis un peu ébahi : où s’est-elle envolée ? Puis, dans un mouvement fluide, elle revient avec un sourire espiègle et chaleureux. Son corps est lisse, sa démarche danse. Elle soulève la couverture pour se remettre au lit. Quelques secondes plus tard, elle s’est comme hiératisée, se transformant en momie, dans un sarcophage doré. Elle est habillée comme une noble égyptienne, avec des cheveux en spirale, tout en or. »*
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Montre-toi vivant, de Léonard Appel, en dialogue avec Christiane Singer, Éd. Le Passeur, 2014.