En 1971, un décret américain ordonné par Nixon a
lancé la chasse aux psychédéliques, qualifiés de drogues
dures, mettant fin à vingt ans d’utilisation décomplexée
dans le monde occidental. Partout ailleurs, il est à noter
que l’usage des plantes dites « hallucinogènes », ou plutôt
« enthéogènes » si elles sont utilisées lors de rituels
sacrés, est libre, et ce, depuis des millénaires.
Beaucoup
d’idées reçues circulent encore sur ces « psychotropes », résultant surtout d’une méconnaissance de leurs effets et de leur utilisation. Mais il est fort probable que
la peur qu’ils provoquent chez les autorités sanitaires
soit aussi due à leur capacité d’action sur l’ouverture de
conscience.
«
Les sociétés néo-libérales modernes ont une
phobie des états élargis de la conscience, car elles sentent
intuitivement que ce sont des produits d’émancipation venant
revivifier les valeurs “liberté-égalité-fraternité” tant
mises à mal dans le monde actuel », explique le docteur
Olivier Chambon, spécialiste des plantes psychédéliques
depuis de nombreuses années, dans la préface du dernier
livre de Stephan Schillinger
(1). Dans cet ouvrage, l’auteur
présente les résultats de ses recherches approfondies
sur l’usage des plantes enthéogènes dans les cultes du
monde entier depuis des millénaires, y compris dans
les religions du Livre. En effet, de nombreux historiens
ont relevé l’importance de l’utilisation des psychédéliques
dans l’élaboration de toutes les spiritualités. Ouverture
spirituelle d’un côté, bienfaits psychologiques
de l’autre, véritables soins pour des personnes en grande
souffrance physique et traumatique, ou encore découvertes
de champs de conscience pour tous… Revenons
sur ces plantes, leurs effets, leur histoire et leur avenir.
Détails des substances
Il existe deux catégories de psychédéliques lorsqu’ils
sont réduits sous ce terme : les naturels et les
chimiques. Présents dans un grand nombre de plantes,
champignons, racines, lianes ou cactus, ils peuvent
aussi être recréés chimiquement lorsqu’on isole la molécule
(comme avec la mescaline, qui est présente dans
le peyotl, mais peut aussi être synthétisée).
Ainsi, d’un côté, on distingue les molécules chimiques
de la MDMA (méthylènedioxy-N-méthylamphétamine,
une amphétamine connue sous le nom d’ecstasy),
du LSD (diéthyllysergamide, dérivé de l’ergot
de seigle) et de la kétamine (anesthésique) qui sont
utilisées de manière contrôlée par les psychiatres.
De l’autre côté, il existe ce que l’on nomme plutôt les
plantes « enthéogènes » (du grec
en « dedans »,
théo
« divin » et
gen « créer ») qui sont le peyotl, l’ayahuasca,
l’iboga, les champignons à psilocybine, mais aussi
la jusquiame, le datura et la mandragore, entre autres.
Le cas de la DMT (diméthyltryptamine) est particulier,
cette substance étant présente naturellement dans
de nombreuses plantes, mais aussi dans les organismes
comme le nôtre ou celui des animaux, où elle aurait une
fonction liée à la spiritualité pour de nombreux chercheurs, en tant que catalyseur d’accès à une autre forme
de perception de la réalité. Elle est également synthétisée
sous forme de stupéfiant aux propriétés hallucinogènes.
«
Après une période très prometteuse dans les années 1950-1960, où elles montrèrent leur efficacité et leur utilité en
médecine, elles furent ostracisées et diabolisées à la fin des
années 1960. […]
Au cours des dix dernières années depuis
2009, trois PDL [substances psychédéliques, NDLR]
ont été reconnues par la FDA américaine comme “breakthrough
therapy”
(thérapie innovante ou percée thérapeutique) : la kétamine pour les dépressions suicidogènes, la psilocybine pour les dépressions résistantes puis les dépressions
sévères, et la MDMA pour le stress post-traumatique »,
écrit le docteur Olivier Chambon
(2). Il est évident que
toutes ces substances doivent être prises sous le contrôle
de médecins formés et connaissant à la fois les dosages,
les posologies et les voies d’administration, l’action de
ces plantes et molécules étant fortement effective.
Les récits ethnographiques
révèlent des caractéristiques répétitives associées à l’utilisation rituelle de
psychédéliques dans les cultures du monde entier.
Les psychédéliques et l’histoire des
spiritualités
Lorsque l’on étudie le chamanisme originel, en tant
que notion universelle remontant à la nuit des temps
et comprenant l’accès à la fois aux soins et à la spiritualité
de toute ethnie, il est reconnu que son principe
fondateur est l’état modifié de conscience, atteint,
dans beaucoup de traditions, par l’utilisation de
plantes psychoactives. Le conférencier Stephan Schillinger
explique : «
Les récits ethnographiques révèlent des
caractéristiques répétitives associées à l’utilisation rituelle
de psychédéliques dans les cultures du monde entier. »
On ne peut sans doute pas ignorer l’influence fondamentale
sur l’évolution du rapport humain avec le sacré
que les plantes ont accompagnée, que l’on retrouve
également dans les traces restantes des cultes à mystères.
Pour rappel, ces cultes ou religions anciennes issus
de la civilisation gréco-romaine ont bercé le bassin
méditerranéen juste avant l’arrivée du christianisme.
S’appuyant sur des rituels et des initiations secrètes,
ils étaient dévoués à un ou plusieurs dieux, les plus
connus étant Isis, Mithra, Cybèle, Dionysos… et en
ce qui concerne Éleusis : Déméter, Perséphone et Hadès.
Le célèbre
phármakon d’Euripide était d’ailleurs
un vin augmenté de champignons psychédéliques
en -405 av. J.-C. Notons que les bières et les vins de
ces époques étaient de toute façon préparés avec des
herbes psychoactives, très loin de ce que nous connaissons
aujourd’hui. Stephan Schillinger raconte : «
Les
mystères d’Éleusis consistaient en une initiation d’une
efficacité inégalable qui a fonctionné sans interruption
d’environ 1500 av. J.-C. jusqu’à la fin du IVe siècle apr. J.-C., quand les festivités annuelles ont été interdites
par l’empereur romain Théodose qui avait déjà fait du
christianisme la religion officielle de l’Empire romain en 380. Douze ans plus tard, il déclara illégales ces initiations
psychédéliques de masse. […] Le culte attirait les
esprits les plus brillants de l’époque, y compris Platon et
la plupart des empereurs romains, dont Marc Aurèle. Des
personnalités comme Socrate, Platon, Sophocle, Aristote,
Épicure, Plutarque et Cicéron y ont été initiées. » Notre
civilisation s’appuie sur cet héritage. Se peut-il que
toute la pensée philosophique occidentale originelle
repose sur des cultes ayant été baignés de psychédéliques ? Il semblerait que les religions du Livre auraient,
elles aussi, reçu cette influence.
De leur côté, les textes anciens comme la Bible
comportent des éléments troublants qui pourraient
indiquer la présence de plantes enthéogènes ayant
pour fonction d’ouvrir au divin et à la connaissance.
Ne serait-ce que la scène du péché originel, où Ève
croque le fruit défendu, celui qui « ouvre son esprit »,
ou encore le moment où Moïse reçoit les dix commandements,
près d’un buisson « ardent », et dont
les visions ressemblent à des hallucinations. Plus sérieusement,
lors de la Cène, au moment où le Christ
partage « son sang et son corps » avec ses apôtres la
veille de sa mort, le vin servi pourrait avoir été agrémenté
de psychédéliques. C’est en tout cas la thèse de
nombreux chercheurs, d’autant plus qu’à l’époque,
pour pouvoir remplacer les cultes à mystères, l'eucharistie chrétienne se devait d’être sacrément
puissante. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ensuite, la
même chrétienté fit la chasse aux sorcières et aux herboristes,
eux aussi détenteurs de savoirs concernant
les plantes à effet divin.
L’évolution du cerveau de l’Homo sapiens et
peut-être de l’intelligence de l’humain telle
qu’on la connaît aujourd’hui serait le résultat
de la consommation de ces plantes au cours
de la Préhistoire…
Que se passe-t-il dans le cerveau ?
Pour que les psychédéliques soient à la fois utilisés
de manière clinique et considérés comme efficients,
c’est que quelque chose se produit dans le cerveau
lorsque nous en consommons. «
Les psychédéliques
influencent le cerveau en se liant à certains capteurs présents
sur les neurones. Dans la plupart des cas, c’est sur
les récepteurs sérotoninergiques 5-HT2A (des récepteurs
du système nerveux central et périphérique, activés par
la sérotonine) qu’ils agissent », explique le D
r Olivier Chambon. Certains psychédéliques augmentent la
transmission de glutamate, l’un des neuromédiateurs
du cerveau, mais pas tous, et d’autres influent sur les
récepteurs kappa qui régulent l’humeur. Le processus
d’action des psychédéliques n’est pas uniforme,
mais leur point commun à tous est la croissance neuronale,
augmentant l’activité et la connectivité des
neurones. «
Les PDL agissent sur les récepteurs synaptiques
des neurones, ce qui aboutit à mettre en pause
certaines structures cérébrales, comme le réseau mode par
défaut, ou le cortex préfrontal, dont le fonctionnement
est lié aux opérations de l’ego lorsque nous sommes en
état de conscience ordinaire », ajoute le scientifique.
En d’autres termes, nous prenons soudain conscience
de la minuscule taille de notre ego au regard de l’immensité
de la conscience à laquelle nous sommes liés.
Tout l’inverse de l’effet des « drogues récréatives », si
tant est qu’elles le soient.
Le D
r Olivier Chambon,
comparant notre cerveau à une radio dont on aurait
ainsi augmenté la capacité de réception des fréquences,
ajoute un élément fondamental : «
Les zones cérébrales qui limitaient la capacité de l’antenne se sont vues mises au repos par l’action du psychédélique. On
notera que les programmes nouvellement captés ne sont
pas créés par le poste et donc qu’ils existent, quelque part,
ailleurs. » Nous ne sommes donc pas dans le registre
de l’imaginaire déployé ou de la créativité hallucinatoire,
mais bien dans celui de l’ouverture à quelque
chose qui existerait « en lui-même » et non pas « en
nous-mêmes », même si nous y sommes liés. Ainsi, la
conscience se réorganise afin d’intégrer les nouvelles
informations ; c’est la phase « néguentropique » dont
parle le chercheur. Et ce phénomène existe sûrement
depuis la nuit des temps. À tel point que certains
scientifiques et historiens supposent que l’évolution
du cerveau de l’Homo sapiens et peut-être de l’intelligence
de l’humain telle qu’on la connaît aujourd’hui
serait le résultat de la consommation de ces plantes
au cours de la Préhistoire…
Différence avec les drogues
Pourtant, aujourd’hui, pour les instances qui prennent
les décisions collectives, les psychédéliques sont considérés
comme des drogues, et donc interdits. Cependant,
ils ne présentent pas de véritable point commun
avec les drogues, car quelles sont les caractéristiques
d’une drogue ? En premier lieu, c’est une substance
nocive pour l’organisme, dont la consommation crée
une accoutumance. N’est-ce pas aujourd’hui un effet
que l’on retrouve avec des produits aussi anodins
en apparence que le sucre ou le café ? Mais les réels
dangers des drogues résident dans les conséquences
psychosociales. En dehors du danger létal qui n’est absolument
pas avéré en ce qui concerne les psychédéliques,
les drogues dites « dures » ont essentiellement
la capacité de détruire une personne dans son environnement
et de provoquer une déliquescence de sa
propre vie. La violence rencontrée et les conséquences
de l’addiction sur les vies personnelles et professionnelles
n’ont d’égal que celles provoquées par l’alcool,
qui est, rappelons-le, en vente libre.
Il a été prouvé que les psychédéliques ont un index
toxique bien plus faible que la plupart des médicaments
ou d’autres substances telles que la nicotine, le
rapport létal étant nul en comparaison de l’alcool ou
d’autres drogues dures, dans le cas où ils sont utilisés
purs et dosés correctement. Le psychopharmacologue
David Nutt (voir tableau), qui a conduit de nombreuses
études en Angleterre, écrit dans son livre
Drugs
Without the Hot Air : «
Les psychédéliques sont parmi les
substances les plus sûres que nous connaissons… Il est virtuellement
impossible d’en mourir d’une overdose ; ils n’entraînent
pas de dommages physiques ; ils ont même des propriétés
anti-addictives. » Mieux, donc, ils sont à même de
soigner les addictions. Lors de rituels traditionnels, dans
un cadre spirituel notamment, les Amérindiens soignent
la dépendance à l’alcool avec le peyotl, tandis qu’en
Amérique du Sud, de nombreux chamanes utilisent
l’ayahuasca pour sevrer des personnes dépendantes.
Une porte vers l’éveil ?
Une étude norvégienne randomisée sur les effets
du LSD sur le sevrage a été publiée dans le
Journal
of Psychopharmacology en 2012. «
Dans les traditions
chamaniques, le potentiel thérapeutique et le potentiel
d’éveil spirituel de ces substances ne sont pas séparés. Le
plus souvent, la guérison survient précisément grâce à une
expérience d’éveil spirituel », rappelle Stephan Schillinger.
C’est également ce qu’explique Patrick Baudin,
auteur de
Projet HOME(3) et thérapeute, pour qui
l’usage des psychédéliques lorsqu’ils obtiennent des
« guérisons » représente une «
expérience spirituelle qui
est thérapeutique, si l’on considère que la thérapie, c’est
l’accompagnement. En faisant une expérience spirituelle personnelle, on se sent accompagné par elle, au-delà, par les saints, par les anges, par Dieu, par toutes ces choses
qu’on peut nommer de manière variée. » Faire l’expérience
de plus grand que soi diminue drastiquement
les emprises de l’ego, et donc relâche le symptôme
dépressif ou traumatique. Il ajoute que la dépression
est à son sens une maladie spirituelle, et «
faire une
expérience spirituelle peut provoquer une sortie de la
conscience du corps, et permettre d’acquérir la certitude
que la conscience ne meurt pas avec le corps. Donc, tout à
coup, le niveau d’angoisse tombe tellement que la douleur
aussi. La douleur et l’angoisse sont très liées. » Ainsi, le
D
r Patrick Baudin distingue ce qu’il appelle « les drogues
de l’ego », soit les substances qui renforcent l’ego
(type cocaïne) ou au contraire le font disparaître dans
une béatitude temporaire (type opiacés). Illusions fortement
déconstruites lorsque la drogue ne fait plus
effet, obligeant à en reprendre pour atténuer un retour
au réel qui semble encore plus en décalage et créant
des douleurs de plus en plus fortes. «
Les substances
psychédéliques se trouvent donc à l’exact opposé de ces
drogues et se présentent même comme leurs antagonistes,
car elles n’induisent aucune illusion ou délire, mais permettent
l’accès à d’autres niveaux d’état de conscience
non ordinaire », conclut-il.
Enfin, l’idée que les plantes soient en train de nous
rappeler à leur « bon souvenir », comme si notre inconscient
se souvenait que son éveil a commencé par
cette alliance, est une belle possibilité que sous-entendent
tous ces chercheurs. Patrick Baudin rappelle
que «
le champ opératoire de la médecine originelle de
la nature démontre également la force de l’instinct et des
programmes de guérison qui sont présents en chacun ».
Il est peut-être temps de renouer avec les plantes,
dont nous dépendons déjà pour assurer notre subsistance,
d’opérer un partenariat au niveau de la
matière en les protégeant, et dans l’invisible en les écoutant ?
Les « psychédéliques », ce sont plus
de 800 substances naturelles :
La psilocybine trouvée dans environ 200 espèces de champignons.
La mescaline trouvée dans plus de 300 cactus.
L’ibogaïne dans l’iboga.
Le THC, soit le tétrahydrocannabinol, est dans le cannabis.
La DMT, soit la N-diméthyltryptamine, est partout (plantes, mais aussi organismes animaux).
(1)
La sagesse
interdite, Stephan Schillinger, éd. Guy Trédaniel,
2022.
(2)
La révolution
psychédélique, D
r Olivier Chambon
et Jocelin Morisson, éd. Guy Trédaniel,
2022.
(3)
Projet HOME, Patrick Baudin, éd. Médicis,
2018.