Auteur, mais également coréalisateur du film
Demain – récompensé aux Césars du meilleur documentaire, projeté lors de la COP21 en 2015 et distribué partout dans le monde – Cyril Dion est engagé depuis des dizaines d’années dans la construction d’un monde plus humain. Connu pour avoir cofondé en 2007, avec Pierre Rabhi, le mouvement
Colibris, aidant les citoyens dans une démarche de transition, ce poète et militant est aussi l’organisateur, entre 2002 et 2006, de congrès israélo-palestiniens pour la paix avec la fondation Hommes de paroles. C’est durant cette période qu’il commence à écrire ce roman sur l’enfermement et la quête de liberté, qu’il terminera dix ans plus tard... Rencontre aux croisées des pensées avec un homme engagé.
Nos croyances sont nos propres prisons, selon vous...
Nous vivons des existences qui sont extraordinairement conditionnées par des facteurs extérieurs. Ce sont eux qui forgent nos croyances, religieuses, politiques... Économiques également, car le néo-libéralisme est aussi un dogme qui n’a pas tellement de fondement. Personne n’a été capable de prouver que c’était, objectivement, une bonne solution pour l’humanité, surtout au jour où apparaissent les externalités négatives du système. Tous ces conditionnements nous conduisent à mener des existences qui ne sont pas forcément celles que nous aurions choisies.
À travers ce roman, j’explore la trajectoire d’un certain nombre de personnages qui cherchent à sortir de ces conditionnements pour trouver l’espace de leur propre liberté. Lorsque j’ai rencontré Pierre Rabhi, ce qui m’a le plus touché, ce n’était pas son discours sur l’écologie avec lequel je me sentais très en accord, mais le fait qu’il expliquait s’être senti complètement incarcéré dans une société où il fallait absolument aller travailler pour avoir un salaire, gagner de l’argent, consommer, partir en vacances, en attendant la retraite... Et lui avait essayé de se désaliéner de ce mécanisme pour reconstruire un espace de cohérence où il se sentait en accord avec lui-même.
Un peu comme le personnage d’Amandine...
Elle essaye par tous les moyens de trouver du sens à sa vie jusqu’à avoir le besoin de s’extraire de la société
de consommation pour retourner vivre dans la forêt. Au contact de la nature, elle veut reprendre la maîtrise du temps et son propre libre arbitre, afin de ne plus être perpétuellement suractivée par des outils qui nous embarquent dans une mécanique où nous sommes hors de nous-mêmes. Si nous ne réussissons pas à revenir en nous, que ça soit par la méditation, la marche, la lecture, la pratique d’un art ou d’un artisanat, qui nous redonne une cadence naturelle, qui est notre propre cadence, alors nous sommes perpétuellement poussés, embarqués, par un faux rythme qui est celui de la société de consommation, qui nous contraint à des actions par simples intérêts. On devient des petits soldats au service de systèmes extérieurs à nous.
Cette quête de sens nous pousse à sortir la tête de l’eau... mais à ce moment-là, nous sommes encore prisonniers des grands courants. Pourquoi ? Et comment acter cette prise de conscience ?
Parce qu’il y a des années et des années de conditionnement derrière nous. Et notamment quand on est enfant ! Le Professeur Olivier Maurel, dans son livre
Oui la nature humaine est bonne, fait un parallèle entre la violence éducative et l’état de la société. En se basant sur les travaux d’Alice Miller, il montre, premièrement, que notre éducation apprend à l’enfant à se soumettre, et donc à obéir à une autorité extérieure, deuxièmement, à ne pas la remettre en question, et troisièmement à l’excuser, ou du moins à rationaliser une certaine souffrance.
Jeremy Rifkin, célèbre essayiste américain, le dit aussi : l’école est le reflet de la société ! Si on vit dans une société extrémiste et ultra religieuse, l’école a besoin d’embrigader les enfants dans une certaine vision du monde, comme c’est le cas avec l’Islam radical aujourd’hui. Mais il en va de même avec la société industrielle et consumériste ! Nous grandissons avec une certaine éducation, les médias continuent à modeler notre imaginaire tel qu’il est, puis le piège se referme une fois que nous sommes embarqués dans la mécanique avec un contrat de travail, un crédit bancaire, il faut alors continuer à faire tourner la machine et il est très difficile d’en sortir, même après une prise de conscience. Ce pour quoi il faut tout réinventer, et avant tout l’éducation...
Les monnaies libres permettent aux gens de retrouver un outil d’échange de leurs richesses.
Partir en cabane ou construire un oasis loin de la société n’est donc pas une solution...
Ce n’est du moins pas une solution durable. D’ailleurs, Amandine dans le roman, est confrontée à cette forme d’impasse ! Nous sommes face à une situation mondiale qui implique de se mobiliser collectivement. Le changement climatique est un bon exemple : si nous continuons comme ça, et que nous dépassons les quatre, cinq, six degrés sur notre planète, ça va être la catastrophe pour tout le monde ! Et des millions de gens vont mourir, tout simplement. Peut-être nous d’ailleurs ? Peut-être nos enfants ?
Personnellement, ça ne me convient pas de me dire : ce n’est pas grave, je me retire dans un coin... Je pense que nous avons une responsabilité à s’engager personnellement, à la fois dans une résistance, mais surtout dans une recréation de la société, qui soit utile et profitable à tous.
Quel est l’obstacle numéro un à ce changement ?
L’inertie, le confort, le conformisme... Puis, la concentration de l’argent et du pouvoir qui est beaucoup trop importante dans notre société. La véritable capacité d’orienter la société se niche dans très peu de mains. Le dernier rapport d’Oxfam nous dit qu’il y a huit personnes qui possèdent autant d’argent que 3,6 milliards d’autres. Ce n’est pas raisonnable... Certaines multinationales ont ainsi la capacité d’influencer le monde entier à partir de leurs décisions, et ils tentent même parfois d’acheter certaines décisions politiques. Donc il faut réussir à déconcentrer ce pouvoir-là. Il faut arriver à faire en sorte que nous passions d’un système pyramidal à un système beaucoup plus « multi-pouvoirs », avec des millions de petites cellules qui, reliées les unes aux autres, ont plus d’autonomie et de capacité à s’autodéterminer.
La création de monnaies locales semble aller dans ce sens...
En réalité, ce n’est pas que le fait qu’elle soit locale qui est intéressant. C’est le fait qu’elle soit complémentaire et qu’elle ne soit pas créée par les banques ! Aujourd’hui, 85% de la monnaie qui est en circulation dans la zone euro est créée par les banques privées via le crédit, ce qui pose un problème majeur : pour continuer à avoir suffisamment de monnaie en circulation, il faut constamment refaire des crédits... Notre société est ainsi criblée de dettes et à la merci de quelques acteurs qui ont la possibilité de l’orienter. Les monnaies complémentaires et encore plus les monnaies libres permettent aux gens de retrouver un outil d’échange de leurs richesses qui n’est pas conditionné par des acteurs privés, dont l’objectif est avant tout de faire de la rentabilité. Ça, c’est la première vertu.
La deuxième est mécanique : une monnaie locale complémentaire est utilisée uniquement sur un territoire donné, elle permet ainsi de relocaliser l’économie en évitant que l’argent s’évapore en-dehors du territoire, ou qu’il soit capitalisé par les mêmes acteurs, comme c’est le cas avec les géants de la distribution qui redistribue seulement 20 % de leur économie sur le territoire local, tandis que 80% des richesses désertent vers la capitalisation transnationale et la rémunération des actionnaires. Si demain, une multitude de commerces locaux et indépendants font circuler plus de richesses sur le territoire, de nouveaux emplois vont s'y créer, les habitants maîtriseront davantage leur économie, évitant de laisser des centaines de personnes sur le carreau lors de délocalisations sauvages.
Y’a-t-il des exemples qui marchent véritablement ?
En France, au Pays basque, il existe une monnaie, à la fois physique et numérique, qui se développe et qui est la troisième monnaie locale la plus importante d’Europe : l’Eusko. Ils sont en train d'impliquer les villes
et les collectivités afin de pouvoir rentrer dans des lieux publics, comme à la piscine ou dans une médiathèque, en payant avec cette monnaie. Ils envisagent même de payer certaines taxes locales en Eusko ! Quand une initiative comme celle-ci fonctionne, elle repose souvent sur trois règles simples : un élan créatif et citoyen, la présence d’investisseurs, parfois de l’économie sociale et solidaire, et puis des élus réceptifs. C’est exactement ce qu’il s’est passé à Bristol, les pionniers dans ce domaine. La ville compte aujourd’hui plus de mille entreprises qui l’utilisent (NDLR : à Bristol, le taux de chômage est également retombé à son plus bas niveau depuis des dizaines d’années).
Lorsqu’on écoute une personne, sans rien dire, elle peut se mettre à pleurer.
Au-delà des questions éducatives, environnementales ou économiques, quelle est votre relation avec la part intime et invisible du monde ? Beaucoup des personnages de votre roman touchent du doigt des forces qui nous dépassent...
Je pense que tous les créateurs entretiennent une relation avec la part intime et invisible du monde.
Une relation... C’est-à-dire ? Grâce à des expériences que vous avez vécues ou que vous avez vues ?
Les deux. Des choses que je sens parfois, des choses que je cherche aussi... Je pense que nous avons tous été plus ou moins confrontés à des choses que nous ne comprenons pas et qui nous paraissent magiques, étranges ou effrayantes. Ne serait-ce que de se sentir en relation avec quelqu’un qui est à des milliers de kilomètres. Cette nuit, par exemple, j’ai rêvé d’une amie qui est en Argentine et ce matin, en regardant mon téléphone, je me suis levé et j’ai vu qu’elle m’avait envoyé un message pendant mon sommeil. C’est drôle, car la plupart des fois où je rêve d’elle, elle m’envoie un message pendant la nuit !
Je me suis aussi beaucoup intéressé à la force de l’empathie, notamment via la communication non violente. Lorsqu’on écoute une personne sans rien dire, sans essayer de trouver des solutions à ses problèmes, simplement en étant présent, elle peut se mettre à pleurer ou se sentir enveloppée d’une chaleur corporelle. La barrière entre nous s’estompe, une vague d’amour nous envahit... Alors quand j’entends l’astrophysicien Hubert Reeves dire qu’il y a sans doute une dizaine de dimensions à la réalité et que nous en percevons seulement trois, cela m’interroge !
La barrière entre nous s’estompe, une vague d’amour nous envahit...
Cette part invisible du monde peut-elle nous aider à trouver la paix ?
C’est aussi un des fils rouges du livre, finalement : comment accepter de faire du silence en nous et de se relier au monde qui nous entoure, avec amour et bienveillance. Évidemment, c’est quelque chose qui peut nous aider à prendre de meilleures décisions... Si nous ne le faisons pas, c’est surtout car nous avons la trouille de nous retrouver face à nous-mêmes, face à nos souffrances, à nos peurs, et ultimement à notre peur de mourir. Donc c’est aussi la confrontation à notre fragilité et à notre finitude qui est difficile ! Et c’est sans doute normal qu’elle le soit, je pense.
En travaillant pour l’association Homme de paroles, avez-vous vu des mouvements de réconciliation où justement deux âmes se rencontrent au-delà des apparences ?
Lorsque nous avons organisé le deuxième congrès mondial des imans et des rabbins pour la paix, nous
avons fait sortir vingt et un Palestiniens de Gaza, pour la première fois de leur vie ! Pendant quatre jours, ils se sont retrouvaient dans un hôtel quatre étoiles en Andalousie, avec des juifs, dont une trentaine d’Israéliens orthodoxes, c’est à dire l’ennemi absolu. C’était très difficile, car lors des conférences et tables rondes, toutes les cinq minutes ils se mettaient à hurler en disant :
« Ils nous oppriment, ils nous assassinent ! »
Donc les rabbins commençaient à se lever en disant :
« On avait dit qu’on ne parlait pas de politique ! S’ils se mettent à parler de politique, nous aussi on va se mettre à parler de
politique ! »
C’était... Woh ! Woh ! J’ai compris plus tard qu’ils avaient un contrat moral auprès de ceux qui restent : faire comprendre la misère dans laquelle ils se trouvent. Voyant cette difficulté de rentrer en contact, un rabbin orthodoxe américain, qui était très interloqué par cette situation, interpelle un Palestinien, puis ils se mettent à discuter... Il m’a seulement raconté l’événement le lendemain, en pleurant :
« En fait, on a discuté pendant au moins six ou sept heures, et je n’ai jamais été aussi en désaccord avec quelqu’un de ma
vie. On a essayé tous les deux de trouver tous les arguments intellectuels pour convaincre l’autre qu’il avait tort et qu’on avait raison. Et à six heures du matin, épuisés, à bout et à court d’arguments, on ne savait plus quoi dire et on s’est écroulé sur notre chaise, dans le hall de cet hôtel, devant un énorme dôme vitré... » Et là, ils ont regardé le soleil se lever ensemble, en toute simplicité. Ils se sont mis à pleurer ensemble, à pleurer d’émotion, car ils étaient fatigués et ce coucher de soleil était magnifique ! Eux y ont vu, parce qu’ils sont religieux tous les deux, un moment de grâce. Alors ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre... Ils n’étaient toujours pas d’accord, mais ils se sont reconnus comme deux humains qui font partie de la même réalité, quelque soit le nom qu’on veut donner à tout cela.
Après cela, ils étaient vraiment tout le temps fourrés ensemble ! Cul et chemise, copains comme cochon. Jamais ils n’avaient vécu quelque chose d'aussi fort. Nous aussi cela nous a secoués. À cet instant il s'était véritablement passé quelque chose... qui avait une dimension spirituelle entre eux. C’est un épisode dont je me souviendrai toute ma vie !
Sortir de nos prisons
Parce que son frère Khalil s'apprête à commettre en France l'irréparable, Nadr le pacifiste se lance à sa poursuite, quitte la Palestine, franchit les tunnels, passe en Égypte, débarque à Marseille puis suit sa trace jusqu'à Paris. Se révolter, s'interposer : deux manières d'affronter le même obstacle, se libérer de tout enfermement, accéder à soi-même, entrer en résilience contre le sentiment d'immobilité, d'incarcération, d'irrémédiable injustice. Sous couvert de fiction, ce premier roman est celui d'un homme engagé pour un autre monde, une autre société - un engagement qui passe ici par l'imaginaire pour approcher encore davantage l'une des tragédies les plus durables du XXe siècle.
À travers l’histoire de quatre personnages qui sont enfermés, certains dans des territoires, d’autres dans des croyances, tous dans des souffrances, Cyril Dion explore nos différentes prisons avec une volonté : essayer de trouver la clé qui nous permettra, un jour peut-être, de retrouver notre liberté.
Imago (Roman), Cyril Dion, Éd. Actes Sud, 19 €