Avez-vous déjà entendu parler de l’effet
Mandela ? On voit fleurir sur la toile
des sites, majoritairement anglophones,
dédiés à cet étrange phénomène. Certains
évoquent un faux souvenir collectif,
d’autres parlent d’un bug de la matrice.
Quoiqu’il en soit, le buzz grandit,
même si ce phénomène est méconnu en France.
Ceux qui adhèrent à ce concept sont convaincus que
la réalité est différente des souvenirs que nous avons,
ou que notre mémoire navigue entre diverses réalités.
Tout est parti du décès de Nelson Mandela (d’où le
nom) : bon nombre de personnes ont
« en mémoire »
qu’il serait mort en prison. Or, il a été libéré en 1990
et est décédé en 2013. Lors d’une convention Dragon
Con (science-fiction, heroic fantasy...), Fiona
Broome, auteure et spécialiste du paranormal, ainsi
que d’autres participants, réalisent qu’ils partagent le
même (faux) souvenir : ils croient dur comme fer que
« Madiba » est décédé pendant son incarcération et
gardent en mémoire des images de son enterrement
et autres détails convaincants. Le ton de l’échange est
léger au départ, teinté de SF. Mais l’un des éditeurs de
Fiona Broome, titillé par l’étrangeté de cette réalité
parallèle largement partagée, l’encourage à créer, en
2009, un site Internet dédié à ce phénomène.
Kennedy, Blanche-Neige et Dark Vador
Très vite, la communauté
« effet Mandela » explose.
Des milliers d’individus de par le monde
échangent leurs expériences et points de vue, débordant le cadre du site initial et l’histoire liée à
Mandela. D’innombrables souvenirs collectifs,
présentant le même type de bug, sont partagés.
Ainsi, nombre de personnes disent se rappeler que
lorsque John F. Kennedy a été assassiné, trois individus
étaient avec lui dans la voiture – sa femme,
le gouverneur Connally et le conducteur. Or, aujourd’hui,
en faisant des recherches, les documents
semblent montrer six personnes dans la voiture,
disposées différemment. Détail plus léger, dans le
dessin animé culte Blanche-Neige, la reine ne dirait
pas, contrairement à ce que des générations ont
retenu,
« Miroir, miroir sur le mur, qui est la plus
belle ? », mais bien
« Miroir magique au mur, qui
a beauté parfaite et pure ? ». Idem pour la célèbre
réplique de Dark Vador dans La Guerre des étoiles
(L’Empire contre-attaque) : ce ne serait pas
« Luke,
je suis ton père », que tous les fans se répètent en
boucle, mais bien
« Non, je suis ton père » (ça le
fait moins !). Les exemples fourmillent sur Internet,
des plus banals aux plus fantaisistes – allant
du physique de Marilyn Monroe aux formes non
conformes (elle aurait fondu sur les images actuelles,
par rapport aux souvenirs d’un large public),
aux logos officiels dont on retiendrait des détails
qui n’existent pas, même au fil de l’évolution
graphique des marques. Un point commun entre
ces souvenirs
« défaillants » : il n’y aurait pas de
changement explicable... ni d’explication unique,
probante ou définitive.
« Nous avons des opinions
différentes, mais ce qui nous connecte, ce sont ces mémoires
extraordinaires », partage Fiona Broome.
D’innombrables
souvenirs collectifs,
présentant le même type de
bug, sont partagés.
Pour elle, l’effet Mandela a une définition :
« C’est
quand quelqu’un a un souvenir clair de quelque
chose qui ne s’est jamais produit dans cette réalité. »
Beaucoup d’individus, qui ne se connaissent pas, se
souviendraient exactement des mêmes événements,
avec les mêmes détails.
« Cependant, nos souvenirs
sont différents de ce qui est consigné dans les livres
d’histoire, les journaux et autres archives », souligne-t-elle. Pour Fiona Broome, cette
mémoire alternative ne relève pas de la théorie
du complot ni de faux souvenirs.
« Nous sommes
nombreux à spéculer sur l’existence de réalités parallèles.
Et, jusqu’à présent, nous aurions glissé entre ces
différentes réalités sans le réaliser. » Les spéculations
sur l’origine de ces souvenirs alternatifs vont donc
bon train. Parmi les théories couramment répandues
sur le Net, certains pensent que ce serait l’effet
de notre conscience collective qui aurait créé
un saut quantique. D’autres évoquent des effets
secondaires liés aux expérimentations du CERN
(l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire)
dus au grand collisionneur de hadrons, les
particules et la matière pouvant avoir altéré le
« tissu
», la structure de notre réalité. Il n’en reste pas
moins que ces réminiscences erronées par rapport
à la réalité couramment admise sont notables et
récurrentes. Sans apporter de réponse, une chose
est sûre :
« Voir, c’est concevoir », comme l’affirmait
Paul Cézanne. Personne ne connaît réellement
le monde objectif extérieur. Seul existe le monde
intérieur.
« Le regard n’est pas passif, il est actif »,
observe Christian Flèche, fondateur du décodage
biologique, qui vient de publier Le monde extérieur
n’existe pas.
D’illusions en guérisons
Et si cette représentation subjective pouvait aussi
nous guérir ? Car, oui, notre cerveau interprète la
réalité... et cela augure de passionnantes innovations
thérapeutiques. Ces approches, qui visent à
tromper le cerveau pour (le) soigner, utilisent les
illusions d’optique et autres distorsions de nos perceptions.
Cette voie est au coeur des travaux menés
par Yves Rossetti, professeur de physiologie à la faculté
de médecine de Lyon et chercheur au Centre de recherches de neurosciences de Lyon (CNRS/
Inserm).
« Notre cerveau n’a jamais accès directement
à la réalité, il se la construit. Il est en permanence
en train de faire des calculs, des interprétations, des
reconstructions complexes. Cette relativité de la perception
ne doit pas amener à accuser notre cerveau de
nous tromper. Il se construit et se structure de par ses
interactions actives avec le monde. En outre, la perception
produite dans le cerveau dépend étroitement
du contexte au sens large – temporel, spatial, historique...
– car le contexte fournit des clés pour percevoir
le monde plus efficacement », explique-t-il. Le visuel
formé sur la rétine ne nous est en effet pas transcrit
directement. Or, les éléments d’une scène visuelle
sont souvent ambigus. Le cortex cérébral, habitué à
réceptionner des images, se charge de les interpréter
pour mieux les décoder et construire une perception
qui ait une signification pour nous. Le cerveau
compose donc avec l’imperfection des capteurs,
dont la rétine, mais aussi avec l’environnement et
notre histoire (personnelle, culturelle).
« Le cerveau
cherche à mettre du sens partout, même là où il n’y en
a pas. Alors il en fait trop, amplifiant les contrastes,
créant contours, perspectives et autres reliefs, en fonction
de ce qu’il connaît », précise Yves Rossetti. D’où
des erreurs d’interprétation ou illusions d’optique :
espaces et objets là où il n’y en a pas, perception de
mouvements, de couleurs ou d’images inexistants,
erreurs d’appréciation de taille, de distance… L’illusion
d’optique peut aussi être détournée et servir
d’approche thérapeutique.
« On va chercher à modifier
le cerveau... mais pas avec un bistouri ! Nous allons
donner des stimuli qui vont changer l’histoire du
cerveau.
Par exemple, avec des lunettes prismatiques,
on va faire voir des choses là où elles ne sont pas – avec
un prisme, on dévie les rayons lumineux, projetant
une image virtuelle de l’objet là où il n’est pas. On
demande ensuite à la personne d’attraper l’objet, et la
main part naturellement dans une direction erronée,
car le cerveau est habitué à envoyer des commandes
en fonction de ce qu’il voit. Ce qui est fabuleux, c’est
que peu à peu, le cerveau va se réorganiser et créer de
nouvelles connexions pour arriver à attraper l’objet.
Quand on enlève les lunettes, le cerveau se sera habitué
à cette nouvelle perception », témoigne le Pr Rossetti.
Ne pas se
souvenir de tout permet
également de retenir
l’essentiel.
Cette technique est notamment utilisée avec
des patients atteints d’héminégligence (30 000 cas
par an en France). Suite à un AVC, ils
« ignorent » la moitié du monde :
« Le cerveau n’interprète généralement
pas les informations venant de la gauche. »
Si on demande, par exemple, à ces personnes de
dessiner un autoportrait, elles omettent le côté
gauche. Avec cette technique des lunettes prismatiques,
on force le cerveau à compenser, à aller de
lui-même plus vers la gauche, et il se réorganise en
fonction.
« J’ai des patients qui redeviennent ainsi
capables de voir du côté gauche. Ils vont par exemple
réussir à manger leur assiette en entier », s’enthousiasme
Yves Rossetti, qui souligne la simplicité du
dispositif. Autre piste thérapeutique : le Pr Rossetti
obtient une diminution significative des douleurs
fantômes chez les patients amputés, grâce à un
miroir placé au bon endroit. Ce dernier crée l’illusion
visuelle d’avoir
« retrouvé » le membre amputé
en renvoyant l’image de l’autre membre (bras,
jambe...) ; la personne peut donc en quelque sorte
le masser et obtenir un effet de relaxation.
Des erreurs intelligentes
Ce sont ainsi les erreurs, les imprécisions, qui
rendent notre cerveau
« supérieur à n’importe quel
ordinateur », dixit Henning Beck, qui livre un
plaidoyer pour Les erreurs de notre cerveau : un
super-pouvoir. Selon ce neuroscientifique, ce
sont elles qui nous permettent de nous réinventer.
« Notre cerveau prétendument défaillant utilise les erreurs
pour mieux se sortir de toutes sortes de situations
sociales, développer de nouvelles idées et générer du
savoir. » Dans son ouvrage, Henning Beck nous
fait la démonstration que c’est dans ces errements
et cette déconcentration que réside le pouvoir de
notre intellect. Il est primordial, par exemple, de
ne pas retenir les noms du premier coup si nous
voulons construire des souvenirs dynamiques. Ne
pas se souvenir de tout permet également de retenir
l’essentiel. Et se laisser distraire facilement a
du bon quand il s’agit de penser de façon créative.
Faute de quoi, nous serions prisonniers d’une mémoire
statique. Tout le contraire de notre cerveau,
super plastique !
« Toutes nos faiblesses cérébrales sont
en réalité les armes secrètes de notre cerveau », conclut
Henning Beck. C’est ce qui nous rend imparfaits,
mais uniques ! Le progrès est à ce prix.