À l’heure où nos liens avec les autres et le monde se sont restreints... Et si nous prenions le parti de la reliance ? La situation inédite que nous traversons actuellement, entre confinements, distanciation, couvre-feu, fermeture des frontières, remet profondément en cause nos relations aux autres, devenues potentiellement sources de « contagion », et entraîne de nombreux clivages. Plus que jamais, nous avons besoin de reliance, de tisser des liens d’altérité, de confiance, de joie, pour redécouvrir cet « autre », et mieux vivre ensemble.
Principe élaboré en 1975 par le sociologue belge Marcel Bolle De Bal, sensible aux problèmes de solitude, la reliance fait à nouveau parler d’elle sous la plume du philosophe Edgar Morin en 1995, qui confie en avoir besoin : «
Cela me paraît de plus en plus évident. »
(1) Initialement défini par le premier comme le partage des solitudes et l’échange des différences respectées, ce concept s’élargit, comme en témoignent les différents acteurs de notre époque. Nouveau schème, offrant une issue à notre blessure de séparation, la reliance s’applique à de nombreux domaines et pourrait bien nous ouvrir le passage du clivage à l’unité.
La reliance corps/esprit : la sagesse du yoga
Une vision holistique développée par les traditions ancestrales envisage l’être humain dans sa globalité corps-âme-esprit, c’est-à-dire dans son unité physique, émotionnelle et spirituelle. Et le monde moderne tel que nous l’avons construit a tendance à nous couper de cette unité. Pour commencer, rétablir une reliance avec notre corps, notre plus intime messager, pourrait bien être une de nos priorités, surtout pendant cette crise sanitaire où la santé est au centre de nos préoccupations. «
Nous avons adopté des habitudes qui vont à l’encontre de notre équilibre », observe Stéphane Ayrault
(2), enseignant en spiritualité, yoga et méditation. Au registre des disciplines traditionnelles proposées par les différentes cultures, l’enseignant s’est tourné vers le yoga pour renouer ce précieux dialogue, et nous explique pourquoi. Selon la définition communément admise, le terme yoga renvoie à la notion de lien, de liant, d’union, entre le corps, l’âme et l’esprit.
Dans la
Bhagavad-Gita, le mot sanskrit
Yukta (en référence au yoga) évoque la symbolique du chariot. Pendant ses pérégrinations dans le corps physique (le chariot), le soi individuel (le passager) aura pour tâche de communiquer à l’intellect (le cocher) son souhait de revenir à la maison, la destination finale. Ce dernier devra alors se charger de tenir les rênes (le mental) pour diriger les chevaux (les cinq sens) en faisant attention à la nourriture procurée comme aux routes empruntées. Pour résumer, «
le yoga est l’art d’apprendre à conduire le chariot, notre corps, avec habileté et de nous relier à la vie sous toutes ses dimensions ». Comment ? Dans sa forme traditionnelle, le hatha yoga repose sur la respiration, des séries de postures corporelles, statiques, et des étirements. «
La pratique permet de passer d’un état instable et stressé à celui à la fois ferme et détendu ; elle agit comme un puissant régulateur émotionnel », commente Stéphane Ayrault. Notre expert est formel : «
Nombre de disciplines ancestrales ont pour objectif cette reliance corps/esprit. Quelle que soit celle que nous choisissons, c’est un travail de chaque instant, qui nous permet d’être alignés avec ce que nous sommes venus expérimenter dans notre incarnation. » Si retrouver le lien avec notre corps est une étape essentielle à notre équilibre, elle nous ouvre également à une plus grande conscience, de soi, bien sûr, mais également des autres, du collectif, et plus largement du monde.
Nous avons adopté des habitudes qui vont à l’encontre de notre équilibre.
La reliance hommes/femmes : la guérison des blessures
«
Qu’il est bon de pouvoir cheminer à deux vers l’accomplissement de soi », témoigne Claire Eggermont
(3), auteure, convaincue qu’un nouveau monde ne pourra advenir sans la pacification de chacun d’entre nous. Son credo : «
Le couple féminin masculin est le fondement de la vie, de toute impulsion créative. Il y a une transmutation à opérer en soi, de la dualité à l’unité. » Si ce désir ardent de reliance est partagé par nombre d’entre nous, il faut bien avouer que le chemin est semé d’embûches. Pourtant, il est vital et urgent que nous cherchions activement comment assainir nos relations. Si collectivement, les mentalités sont en train de changer, il nous appartient sur le plan personnel, quelle que soit notre histoire, de revisiter ce désamour. «
Notre désir de reliance pourrait bien trouver un nouvel élan dans la guérison de la blessure de séparation des deux polarités », propose l’auteure, qui témoigne de son expérience. Son chemin de guérison a ouvert la nécessité de restaurer l’énergie masculine en elle. «
Le masculin était soit absent de ma vie, soit déviant, je lui avais retiré toute dignité, et toute valeur », précise Claire Eggermont. Un aspect commun à nombre d’entre nous.
Une évidence s’impose : quelque chose cherche à être restauré chez les femmes comme les hommes, dans cette danse des polarités. Ce chemin vers une réconciliation va nécessiter un voyage intérieur, incontournable, pour un éclairage en conscience de nos propres parts d’ombre. Celles et ceux qui ont relevé ce défi s’accordent sur ce point : ce passage où nous découvrons notre part de responsabilité dans cette guerre des sexes est particulièrement inconfortable. «
Nous réalisons que ce que nous avons redouté, critiqué et rejeté sur l’autre, ce sont aussi des parts de soi appelées à être réunifiées dans notre intériorité », commente Claire Eggermont. Ce n’est qu’en acceptant d’avoir participé au jeu de la séparation que nous pouvons nous mettre en marche vers l’union. Alors peut naître la possibilité du pardon, comme un baume de guérison : «
Il ne s’agit pas tant de pardonner à son “bourreau” qu’à soi-même, pour avoir joué le jeu de cette guerre », précise l’auteure. Bien sûr, il s’agit d’un processus, bien plus qu’un simple déclic qui, pour la plupart, prend du temps. La bonne nouvelle ? «
Un vent nouveau souffle sur le couple aujourd’hui, nous poussant à être soi, et à réinventer une façon d’être deux », observe l’auteure. Gageons alors que nous aurons le courage de faire cette traversée pour retrouver le goût d’une danse de la reliance, celle de Shakti et de Shiva dont naquit le monde.
La reliance jeunes/adultes : redonner du sens
«
Nous ne mettons pas des enfants au monde pour qu’ils aient de bonnes notes à l’école et réussir leurs examens, mais pour leur transmettre ce miracle de la vie. » Selon Thomas d’Ansembourg
(4), psychothérapeute et formateur en relations humaines, nous avons mis la logistique au cœur de nos relations parents/enfants. Avec cet impératif porté sur l’intendance, nos enfants ont perdu la conscience d’appartenir à un « nous » joyeux et fécond. Ce qui n’est pas sans poser problème. «
Nous avons à restaurer la joie d’être ensemble, l’intérêt mutuel que nous avons naturellement les uns pour les autres, les jeunes et les adultes », affirme ce dernier. Car ne l’oublions pas : nous sommes par nature des êtres de lien, d’appartenance, de communauté, de convivialité.
Comment s’y prendre pour restaurer le lien ? Identifier les causes d’un clivage sans cesse grandissant est fondamental. Cette quête de reliance pourrait bien entraîner de profondes remises en question sur des conditionnements qui fondent notre société et renforcent la rupture jeunes/adultes. À commencer par la culture du rapport de force et de la compétition, basée sur l’argumentation, la raison et la compétition. La proposition de Thomas d’Ansembourg : «
L’accueil de l’altérité est un fondement de la reliance adulte/jeune. Quand nous ne sommes pas d’accord, manifestons du respect et de l’écoute, basés sur l’empathie, pour de nouveaux rapports de collaboration. » Autre écueil : la culture du faire au détriment de l’être, toujours dominante, qui entraîne cette course perpétuelle contre le temps, avec son cortège de mal-être d’adultes en perpétuelle agitation. Son constat : «
Au final, nous avons appris à compenser le mal-être, plutôt que nourrir un profond bien-être. » S’y ajoute une méfiance du nouveau, valeur le plus souvent incarnée par la jeunesse, qui fait alors l’objet d’un rejet.
Si le chantier peut paraître presque « abyssal », Thomas d’Ansembourg se montre à la fois lucide et optimiste : «
Nous disposons de ressources considérables ; les découvrir demande ouverture, curiosité, capacité à se remettre en question, et par moments, du courage. » Son expérience auprès des jeunes renforce sa conviction : «
Les enfants ont besoin d’être inspirés. » Sommes-nous des adultes inspirants ? C’est-à-dire alignés sur ce qui fait sens pour nous, et joyeux de vivre. La reliance à soi, à ses rêves, est une première étape pour planter à nouveau une graine d’inspiration. «
Vos enfants écoutent ce qui se dégage de votre qualité d’être », assure notre expert. Il ajoute : «
Vous seriez surpris de leur intérêt à tirer parti des savoirs acquis, et leur soif de transmission d’expériences de vie inspirantes, y compris des anciens. » C’est une évidence pour lui : la nouvelle génération porte à la fois les graines d’éveil d’une nouvelle conscience et d’une urgence à changer de cap, comme en témoignent ces jeunes qui se mobilisent pour bousculer le vieux monde, nous appelant à nous responsabiliser et à revisiter nos systèmes de pensée.
Une voie ultime de la libération
Dans une vision ancestrale, l’homme fait partie intégrante du Grand Tout ! «
Notre plus grande souffrance est sans doute la croyance d’être séparés, de l’autre, de la nature, de la source, que nous ne percevons pas comme une part de nous », enseigne Stéphane Ayrault. Ainsi, la blessure de séparation est d’abord intérieure, avec les conséquences que nous connaissons. Bien sûr, les mécanismes qui sous-tendent des clivages dont notre histoire porte de trop nombreuses mémoires traumatiques, toujours d’actualité au vu des violences qui font la une des médias, sont infiniment complexes. Il ne s’agit pas tant d’oblitérer les parts sombres de notre histoire et de notre humanité que de miser sur la possibilité d’une résolution, celle d’un engagement à suivre une nouvelle voie. Comme nous le rappelle Jamie Sams, enseignante de sagesse amérindienne : «
La vie humaine est l’ultime initiation ; en guérissant le sentiment de séparation, les hommes peuvent découvrir leur place au sein de l’infinie complétude qu’incarne le grand mystère de notre univers. » Allons-nous relever ce défi de l’initiation ?
(1) Entretien avec M. Bolle De Bal dans
Voyages au cœur des sciences humaines :
de la Reliance (tome 1), éd. L’Harmattan, 1996, p. 321.
(2)
Les 4 sagesses du yoga, Stéphane Ayrault, éd. Leduc.s, 2020.
(3)
Dans le creux de mon ventre, j’ai rencontré l’Éternité, Claire Eggermont, éd. Guy Trédaniel, 2021.