Selon Carl G. Jung, l’archétype est une forme universelle inconsciente commune à tous les humains, qui se manifeste à travers les rêves, les mythes, les contes et les religions, un réservoir d’expériences et de savoirs partagés par tous les êtres humains, indépendamment de leur culture ou de leur époque. Les archétypes sont des potentiels psychiques qui influencent nos comportements et nos perceptions, chacun représentant une facette de la psyché. Par exemple, des figures comme le héros, le sage, la mère ou l’ombre sont des archétypes récurrents dans l’inconscient humain. Jung concevait ces archétypes comme des éléments fondamentaux permettant à chaque individu de comprendre son propre développement intérieur et de réaliser son plein potentiel. Parmi eux, l’anima et l’animus représentent deux archétypes inconscients de genre opposé, présents en chacun de nous. L’anima se rapporte à l’archétype du féminin intérieur chez l’homme, tandis que l’animus correspond à l’archétype du masculin intérieur chez la femme. «
Ces deux archétypes jouent ainsi un rôle clé dans l’économie psychique de chacune et de chacun. Par ailleurs ils ont en commun d’avoir tous deux un rôle de mise en relation du conscient et de l’inconscient », précise le professeur Bernard Hort dans un essai
(1).
Ces figures ne se limitent pas aux simples rôles sociaux ou aux attentes culturelles liées au sexe biologique, mais renvoient à des forces profondes et universelles, inscrites dans l’inconscient collectif. Ces archétypes doivent faire l’objet d’une appropriation individuelle, et «
il est donc particulièrement important que les hommes entrent en relation avec leurs anima et les femmes avec leurs animus, car ces figures forment une sorte de passerelle qui permet de se relier à l’inconscient », explique Emma Jung dans son livre
(2). Au fur et à mesure que l’individu devient plus conscient de son anima ou de son animus, il peut intégrer ces aspects dans sa personnalité consciente, mais il doit aussi comprendre que ces archétypes sont en constante évolution pour atteindre l’harmonie psychique. Dans le processus décrit par Jung, qu’il nomme « l’individuation », réconcilier son animus et son anima est essentiel. Dans le cas contraire, les archétypes sont projetés sur des objets extérieurs, ce qui favorise des comportements inappropriés et génère de la souffrance. La même individuation doit se produire au niveau collectif.
L’anima : le féminin de l’homme
L’anima, selon Jung, est l’incarnation de la dimension féminine dans la psyché de l’homme, représentant les aspects associés à l’intuition, à la créativité, à l’émotion, à la réceptivité et à la spiritualité. L’anima n’est donc pas seulement une image de la femme réelle, mais une figure archétypale qui revêt diverses formes tout au long de la vie. Elle peut apparaître comme une jeune femme innocente, une femme fatale, ou encore une grand-mère sage, chacune incarnant des facettes différentes de la psychologie féminine dans l’imaginaire de l’homme. «
L’anima de l’homme correspond à l’éros
, sa nature liante », explique Isabelle Maillot, attachée à la communication des éditions spécialisées sur Jung, La fontaine de Pierre. Le rôle de l’anima dans le processus d’individuation est de permettre à l’homme d’accéder à une dimension émotionnelle et spirituelle souvent négligée dans les sociétés patriarcales, qui valorisent davantage la rationalité et la logique. «
Lorsqu’elle se trouve intégrée autant que faire se peut et auprès de parcours personnels évidemment complexes et douloureux, l’anima va devenir pour l’homme une source positive de sagesse et de créativité. Elle concourt alors à lui ouvrir le monde de la sensibilité, de la réceptivité et de l’accueil de l’autre en soi », explique Bernard Hort.
L’animus : le masculin de la femme
De son côté, l’animus représente l’archétype du masculin intérieur dans la psyché de la femme. Ce principe masculin fait écho aux qualités d’action, de rationalité, de logique et de pensée critique. Le rôle de l’animus est de guider la femme dans son développement intellectuel et spirituel, et de l’aider à exprimer sa puissance intérieure de manière autonome et équilibrée. «
L’animus de la femme est l’analogue du logos
, de sa nature discriminatrice et cognitive », précise Isabelle Maillot. Dans les premières étapes de la vie adulte, l’animus peut prendre la forme de figures d’autorité ou de héros, comme des figures masculines mythologiques ou des mentors. En vieillissant, le masculin intérieur se transforme souvent, et peut apparaître sous des formes plus matures, comme un sage intérieur ou un guide spirituel. Tout comme l’anima chez l’homme, l’animus joue un rôle fondamental dans le processus d’individuation de la femme, l’aidant à intégrer les aspects de son être qui sont souvent sous-développés ou réprimés en raison des attentes sociales. Lorsque la femme établit un équilibre avec son animus, elle trouve une force intérieure qui lui permet de réaliser son potentiel tout en restant en harmonie avec ses émotions et ses aspirations. «
De même que l’homme laisse sourdre son œuvre, telle une créature dans sa totalité, à partir de son monde intérieur féminin, de même le monde intérieur masculin de la femme apporte des germes créateurs qui sont en état de faire fructifier le côté féminin de l’homme », écrit Jung dans
Dialectique du Moi et de l’inconscient.
Il est particulièrement important que les hommes entrent en relation avec leurs anima et les femmes avec leurs animus, car ces figures forment une sorte de passerelle qui permet de se relier à l’inconscient. Emma Jung
Échec de l’individuation
Lorsque l’individuation de l’animus ou de l’anima échoue, cela signifie que l’on n’a pas réussi à intégrer ses qualités féminines ou masculines intérieures, à les reconnaître comme parties de nous-mêmes ; l’aspect est alors « projeté » ou « fantasmé » à l’extérieur, et ainsi il se fige. «
L’anima représente le lien avec la source de vie qui se trouve dans l’inconscient. Quand ce lien n’existe pas ou quand il est rompu, un état de stagnation ou de torpeur en découle », précise Emma Jung. Même processus concernant l’animus. La projection de l’anima ou de l’animus sur autrui crée des attentes irréalistes et des désirs non satisfaits, car on attend de l’autre personne qu’elle réponde à nos besoins émotionnels et spirituels non résolus. Cette dynamique peut mener à la frustration, à des déceptions répétées et à une dépendance excessive à l’autre pour sa propre complétude, créant des tensions et des difficultés dans les relations. Il faut bien comprendre que, selon la théorie de Jung, le même processus d’individuation des animus et anima doit se faire au niveau collectif. En effet, selon le concept d’inconscient collectif, ce qui est à l’œuvre au niveau individuel se répète au niveau sociétal.
Une prégnance aujourd’hui
Lorsque l’individuation échoue au niveau sociétal, un phénomène similaire à celui de l’individu se produit : la société projette des idéaux, des valeurs ou des désirs non intégrés sur des groupes externes, des cultures ou des nations. Par exemple, certains mouvements politiques ou idéologiques peuvent chercher à « retrouver » des valeurs passées, croyant que la solution à leurs crises sociales et culturelles réside dans le retour à un état révolu, plutôt que dans l’exploration et l’intégration des nouvelles réalités et aspirations du monde moderne. L’échec de l’individuation sociétal empêche une remise en question réelle, favorisant une dynamique de quête incessante du « paradis perdu » et des projections sur des boucs émissaires externes, ce qui crée des divisions et des conflits, qu’il s’agisse de groupes ethniques, de mouvements sociaux ou même de pays étrangers. En somme, l’échec de l’individuation à un niveau sociétal conduit à une projection collective qui empêche la société de se renouveler de manière constructive. À l’heure de la théorie du genre et de la remise en cause du patriarcat, revisiter ces deux concepts en tant que résidus de l’inconscient collectif est essentiel. Bernard Holt rappelle d’ailleurs dans son livre que «
la différence du masculin et du féminin constitue une polarité féconde qui concourt à enrichir toute vie symbolique et concerne chaque personne cheminant vers une meilleure connaissance d’elle-même, et plus de profondeur relationnelle ». Dans cette optique, face aux enjeux auxquels nous faisons face aujourd’hui, «
l’œuvre de Jung peut donc nous aider à mettre en perspective un débat qui sans cette prise de recul risquerait de rester bloqué pour longtemps. » Jung nous a donné de nombreuses clés pour explorer en conscience les difficultés que nous rencontrons, et c’est une chance inouïe.
(1)
Anima et animus au XXIe siècle, Bernard Hort, éd. du Cerf patrimoine, 2019.
(2)
Animus et anima, Emma Jung, éd. La fontaine de Pierre, 2017.